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La N1 : un petit tour et puis s’en va …

Les soviétiques ne pouvaient ignorés fin 1967 les importants progrès réalisés par la NASA. Le 9 novembre 1967, le premier propulseur Saturn V avait décollé du complexe de lancement 39 au Centre spatial John F. Kennedy à Cap Canaveral, en Floride. La mission Apollo 4, telle qu’elle a été baptisée, a été une réussite totale, confirmant les énormes travaux réalisés par les Américains au sol. Un observateur a dénommé la mission Apollo 4, « le programme d'essais au sol le plus exhaustif de l'histoire de l'aérospatiale[1] ».

Par coïncidence ou pas, le gouvernement soviétique a publié un nouveau décret cinq jours après le lancement d'Apollo 4, qui modifiait les objectifs irréalistes fixés dans la résolution de février 1967 sur l'atterrissage des cosmonautes soviétiques sur la Lune. La nouvelle décision, adoptée le 14 novembre, demandait le début des essais en vol du N1 au troisième trimestre de 1968, près d'un an après le Saturn V. La date d'atterrissage n'était apparemment pas précisée ; les auteurs du décret ont simplement déclaré qu'il aurait lieu « dans une période assurant la prééminence de l'Union soviétique dans l'exploration de l'espace - c'est-à-dire avant les Américains ». Mishin a rappelé des décennies plus tard que « d'ici là, c'était déjà clair que les dates fixées par ces directives n'étaient pas réalistes. Ils manquaient de fonds, de capacité de production et de ressource[2] ». Selon le concepteur en chef, les dépenses consacrées au N1-L3 en 1967-68 se sont élevées à environ 1,5 milliard de dollars, contre près de 3 milliards de dollars en 1966-1967, alors que les projets se multipliaient.

Lorsque le Saturn V a décollé de cap Kennedy, à l'autre bout du monde dans le désert du Kazakhstan à Tyura-Tam, les ingénieurs soviétiques mettaient la touche finale à la première maquette du N1. L'organe de supervision de l'ensemble du programme N1-L3, le Conseil pour les problèmes de maîtrise de la Lune, s'est réuni le 9 octobre 1967 pour discuter de ces préparatifs ainsi que de l'état général du programme d'atterrissage lunaire soviétique. Mishin a rapporté que le premier modèle du N1 ne pourrait faire atterrir qu’un seul cosmonaute sur la Lune. Il faudrait attendre les améliorations des moteurs du premiers et du deuxième étage, avec l’augmentation de la poussée des moteurs NK-15 de 154 à 170 tonnes pour emmener deux cosmonautes. Keldysh et de nombreux membres du programme était contre l’atterrissage d’un seul cosmonaute, il proposa lors d’une réunion en octobre 1967 d’envoyer deux hommes sur la lune dès le deuxième lancement. Selon certaines rumeurs, le secrétaire général Brejnev lui-même aurait déclaré : « Nous devrions nous préparer à une mission habitée sur la Lune juste après le premier lancement réussi du N1, sans attendre qu'il soit complètement développé[3] ». Il était pourtant impossible de faire atterrir deux cosmonautes sur la Lune sur le premier ou le deuxième N1.

Il nous faudra encore trois ans pour construire le N1 et le L3, ce qui laissent les États-Unis prendre les devants. Les Américains ont déjà effectué le premier vol d'essai d'un engin à allure lunaire, et en 1969 ils prévoient d'effectuer cinq vols habités dans le cadre du programme Apollo. Il convient de noter qu'il existe des interrogations dans le programme américain, notamment sur l'utilisation de l'hydrogène liquide comme carburant pour les deuxièmes et troisièmes étages du Saturn V et de l'oxygène pur à l'intérieur d'Apollo. Jusqu'à présent, l'hydrogène a « fonctionné » avec succès pour les États-Unis, mais cela ne sera peut-être pas toujours le cas, comme par le passé où il a causé la mort de trois astronautes en janvier de l'année dernière[5].

Les Soviétiques oubliaient qu’Apollo était le programme spatial américain le plus testé au sol, et qu’il allait être d’une remarquable fiabilité.


[1] Roger E. Bilstein, Stages to Saturn: A Technological History of the Apollo/Saturn Launch Vehicles (Washington, DC: NASA SP-4206. 1996). pp. 347-48.

[2] Vassily Mishin, Pourquoi nous ne sommes pas allés sur la Lune, Cépaduès éditions, CNES, 1993

[3] What Stars Are We Flying t07, Moscow Teleradiokompaniya Ostankino Television. First Program Network, Moscow, April 9, 1992. 0825 GMT cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

[4] Les premiers tests ont eu lieu en 1965. 25 vols d’essais ont été réalisés à Plesetsk entre le 4 novembre 1966 et le 3 octobre 1968, dont 16 ont réussi. Le missile a été adopté par l’armée le 18 décembre 1968. Au final, seuls soixante missiles ont été déployés, mais ces travaux ont fourni la base technique des missiles balistiques russes des années 1980 et au-delà.

[5] Nikolay Kamanin, “A Goal worth Working for” no. 49, p. 8 cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

Travaux au TsKBEM avec Mishin (au centre) et Chertok

Cette remarque ridicule de Brejnev montre le fossé incroyable qui séparait les ingénieurs et les dirigeants du Parti, financeur du programme. On aurait pu espérer que la création du ministère de la Construction générale des machines en 1965 mettrait fin au chaos institutionnel du programme spatial soviétique, mais il n’en était rien. Lors d’une importante réunion, le 23 janvier 1968, peu de temps après la mission Apollo 4, le ministre Afanasyev a organisé une grande conférence réunissant les hauts fonctionnaires de TsKBEM, dont Mishin, Bushuyev, Chertok, Okhapkin et Tregub, sur le sujet du N1-L3. Afanasyev a tapé du poing sur la table et a carrément blâmé Mishin pour tous problèmes rencontrés par le programme spatial. Passant en revue les retards et les échecs du programme, Afanasyev n'a pas ménagé ses mots en critiquant les performances de TsKBEM et de Mishin en particulier. Même si la totalité des problèmes ne pouvaient être imputable à un seul homme, Afanasyev avait de bonnes raisons de désigner Mishin comme coupable. Au cours des deux années passées au poste de concepteur en chef du bureau d'études, il n'y avait eu que des échecs. Mishin avait mauvais caractère, il était souvent de mauvaise humeur, pestant constamment contre ceux qui l'entouraient, de ses adjoints aux autres concepteurs en chef.

Les composants du premier lot de fusée N1 avaient été produits en février 1967 à l’usine Progress de Kuibyshev. Elles ont ensuite été transportées à Tyura-Tam, où elles ont été assemblées dans le bâtiment géant d’assemblage du N1. Le premier lot comprenait deux maquettes pour les essais au sol et quatorze modèles pour les essais en vol. Des lots opérationnels ultérieurs seraient fabriqués sur la base des résultats de la première série de lancements. La première maquette du N1, le véhicule n°1M1, a été conçu et construit pour permettre aux ingénieurs d'affiner les caractéristiques dynamiques de tous les assemblages au sol et de la fusée elle-même, elle n'était pas destinée au vol. Deux semaines seulement après le lancement de Saturn V, le 25 novembre 1967, l'1M1 a été déplacé par voies ferrées du bâtiment de test d'assemblage à la première rampe de lancement achevée sur le site 110. Sur le site, des grues géantes ont soulevé le véhicule en position verticale. La fusée était splendide et a redonné espoir à tous les travailleurs de Tyura-Tam.

Ses seuls soutiens auprès des concepteurs étaient Pilyugin et Ryazanskiy avec qui il entretenait de bonnes relations. Malgré ces échecs, Mishin n’a jamais été licencié. Ustinov le considérait comme un fusible, qu’il actionnerait en cas d’échec du programme. Mishin bénéficiait en plus d’un soutien de poids au Politburo en la personne de P. Kirilenko, lieutenant de Brejnev.

Lors de la réunion de janvier 1968, Mishin a reconnu les problèmes du TsKBEM, mais il a expliqué que son bureau d’étude était submergé par le nombre de projet qui l’empêchait de se concentrer sur le N1-L3. Le principal projet était le projet militaire ICBM RT-2 à propergol solide qui absorbait une part considérable des ressources financières et humaines du bureau. Le RT-2 était le premier missile à propergol solide de l’Union Soviétique. Son développement avait été entrepris par Korolev et représentait un énorme défi technique, impliquant une technologie que les Russes ne maîtrisaient absolument pas. C’était la réponse aux dangereux propulseurs liquides stockables privilégiés par le complexe militaro-industriel soviétique [4]. Mishin s’est aussi plaint de devoir travailler sur des projets indirects, comme les tours de lancements ou les systèmes d’atterrissage car les sous-traitants étaient incapables d’avancer seuls sur les projets. Mishin a mentionné la mauvaise organisation du programme spatial soviétique, et plus particulièrement du ministère de la construction générale des machines d'Afanasyev, incapable d’assurer le suivi des sous-traitants et de les obliger à respecter les délais. Chertok et Bushuyev, les adjoints de Mishin, ont aussi pris la parole pour se plaindre du projet circumlunaire 7K-L1, hérité de Korolev, et devenu inutile aujourd’hui. Mais malgré ces échanges, rien n’a changé. Afanasyev a refusé de perturber les programmes militaires de l’ICBM RT-2, le projet est resté attaché au bureau TsKBEM. Les relations entre le bureau et les sous-traitants sont restés tout aussi chaotiques.

Plutôt que de simplifier et d’harmoniser le programme, une décision surprenante a été prise en fin d’année 1967, risquant de remettre en question les études sur le N1-L3. Le 17 novembre 1967, le Comité central et le Conseil des ministres de l'URSS a publié le décret n° 1070-363, chargeant le concepteur général Vladimir N. Chelomey de concevoir et de développer le propulseur de transport lourd UR-700 et le vaisseau spatial lunaire LK-700 pour faire atterrir deux cosmonautes soviétiques à la surface de la Lune d'ici 1972 ou 1973. Cette décision politique reste encore aujourd’hui une énigme. Comment le gouvernement soviétique pouvait-il s'engager dans un deuxième programme d'atterrissage lunaire à un moment où des millions avaient été dépensés pour le N1-L3 ? Comment le programme UR-700 est-il réapparu alors qu’il avait été stoppé en faveur du N1-L3 ? Selon Sergey N. Khrouchtchev, le fils de l'ancien dirigeant soviétique, ce choix a été en partie motivée par les retards importants du programme N1-L3. Il laisse entendre que l'idée émanait du ministre de la Construction générale de machines Afanasyev, qui était en désaccord avec son patron Ustinov sur le soutien aux organisations de Chelomey. Afanasyev disposait du soutien du nouveau ministre de la Défense de l'URSS Andrey A. Grechko. L'UR-700 était aussi défendu par le concepteur en chef Glushko et le colonel de l'armée de l'air, le général Kamanin, tous deux étaient des opposants avérés de Mishin.

Chelomey a été chargé de produire un projet de plan pour l'UR-700 et le LK-700 dans un délai d'un an. Selon Khrouchtchev, Chelomey était réticent à accepter la commande, et il ne croyait pas qu'un programme envisagé si tardivement puisse être compétitif avec Apollo. Espérant peut-être secrètement un deuxième accident pouvant retarder le programme Apollo, Chelomey a accepté le contrat. Ayant déjà travaillé sur ce projet antérieurement, Chelomey et son premier adjoint Viktor N. Bugayskiy ont pu présenter les projets du vaisseau spatial LK-700 dès le 30 septembre 1968. Les ingénieurs ont terminé le projet de plan de la gigantesque fusée UR-700 le 15 novembre, deux jours seulement avant la date d’échéance prévue. Même si les ingénieurs de Bugayskiy ont respecté l’échéance prévue, le retard par rapport au programme Apollo était trop important et les ressources nécessaires au projet N1-L3 trop conséquentes pour donner une suite favorable à l’UR-700 et son vaisseau spatial. Le projet est retombé dans l’oubli. Les ingénieurs de Chelomey n'ont jamais construit leur propulseur gigantesque : tout le travail sur l'UR-700 s'est limité à la conception et aux maquettes de certaines sections de la fusée. Comme tant de rêves de Chelomey, l'UR-700 n'a jamais quitté la Terre.

A ce moment, la NASA avait déjà lancé une deuxième fusée Saturn V et mis en orbite terrestre un premier module lunaire automatisé. Contrairement au N1, le Saturn V utilisait un étage supérieur cryogénique haute performance alimentée par de l'hydrogène liquide et de l'oxygène liquide. Tout au long de 1968, alors que la course à la Lune s’éloignait, de nombreux concepteurs soviétiques se rendirent compte que le N1, même s’il était arrivé sur la rampe de lancement, avait encore de nombreux progrès à faire, notamment au niveau de ses propulseurs. Il fallait augmenter le poids de la charge utile pour envoyer trois cosmonautes vers la Lune. Le regretté Korolev avait constamment tenté de créer un programme de développement de moteurs à hydrogène liquide au début des années 1960, mais ce n’est qu’en 1967-1968 sur les bases d’une production modeste que les premiers essais statiques avaient été réalisés. Etonnement, après des années à s'opposer avec véhémence à ces applications de moteurs dans les propulseurs de fusées spatiales, au début de 1967, le concepteur en chef Glushko s’est intéressé à l'idée d'un moteur à oxygène liquide à hydrogène liquide.

Dans leur quête de moteurs hautes performances, les ingénieurs de TsKBEM ont envisagé de nombreuses propositions, notamment des moteurs de fusée nucléaire pour les étages supérieurs, et même des moteurs combinés liquide/air comprimé fonctionnant à l'hydrogène liquide pour le premier étage du N1.

La succession d’interrogation et de difficultés retardaient considérablement les missions. On espérait encore une première mission pour le L3 en orbite terrestre pour la fin de 1968. Cela signifiait dans le meilleur des cas, un atterrissage lunaire pour 1970-1971. Certains s’accrochaient désespérément à l'espoir de mener à bien la mission fin 1969. Le report à 1970-1971 n’inquiétait par les officiers soviétiques qui pensaient que la NASA serait incapable de faire atterrir un Américain sur la Lune avant la fin de la décennie. Il est vrai qu’en 1968, la NASA se remettait de la tragédie d'Apollo 1 et était à des mois de piloter un vaisseau spatial Apollo en orbite terrestre, et encore moins en orbite lunaire. De nombreux officiers soviétiques pensaient qu'il faudrait un miracle pour mener à bien une série de missions Apollo pilotées avec succès dans les quatorze mois menant à un premier atterrissage. A bien des égards, les Soviétiques comparaient les capacités américaines à travers leur propre bilan.

Dans son journal en mars 1968, Kamanin a écrit :

Projet de l'UR-700

Assemblage d'une fusée N1

Les résultats des tests sur le 1M1 ont obligé Mishin a reporter le premier lancement pour fin mai 1968. Les unités militaires en charge du système de secours d’urgence au somment du N1 rencontraient quelques difficultés. A cela s’ajouta l’interruption des travaux en avril suite aux décès de deux hommes lors d’essais au sol. Lors d'une réunion le 22 avril, Mishin a ciblé le 5 mai pour un test à grande échelle du N1-L3 en état de voler. Le premier modèle de lancement est finalement arrivé à sa plate-forme le 7 mai 1968. Le lancement était prévu pour la fin mai, malgré quelques inquiétudes sur les moteurs d'appoint. La charge utile du booster n°3L était un vaisseau spatial 7K-LIS, légère variante du 7K-LIE, équipé pour tester les tirs de l'étage Bloc D. Le vaisseau spatial était équipé du complexe d'orientation du moteur (connu sous le nom de « DOK ») du vaisseau orbital lunaire L3. Le complexe, d'une masse d'environ 800 kilogrammes, a été installé à l'extrémité avant du 7K-LIS pour effectuer des contrôles d'altitude. Le premier véhicule 7K-LIS complet a été assemblé le 1er mars 1968, à temps pour le lancement prévu du N1 en mai.

Lors des essais préalables au lancement, les techniciens ont découvert des fissures dans le premier étage. Elles étaient apparemment apparues lors de la mise en place de la charge utile. La seule solution était de ramener le booster au centre d’assemblage et de réparer les fissures. La restauration a pris beaucoup plus de temps que prévu, entraînant ce qui s'avérerait être un retard fatal dans le N1-L3. Les jours se sont transformés en semaines, puis en mois. Les fissures n’étaient pas les seules raisons du retard. Une nouvelle fois, la livraison d’équipement fiable pour les tests au sol avaient pris du retard. En août, Mishin a rencontré Ustinov et a signalé que les sous-traitants continuaient à ne pas respecter les délais, que de nombreux systèmes électriques sur le site de lancement ne répondaient pas aux spécifications et qu'il y avait eu de nombreuses pannes au sol. Il devenait extrêmement compliqué de faire un lancement avant la fin de l’année 1968.

Fusée N1 et N1-1M à droite