Sondes lunaires et préparations à l’atterrissage
L'échantillon de pelle Ye-8-5 de Babakin n'a peut-être pas fait partie intégrante du programme d'atterrissage lunaire N1-L3, mais il a ajouté un travail supplémentaire à l'effort lunaire soviétique de cette période. Les ajouts et modifications incessantes au plan N1-L3 initial ont compliqué la conception de la mission. Même si l’on croyait certains projets finalisés, un nouvel élément ou une nouvelle demande venait sans arrêt modifié le travail initial. Les ingénieurs étaient en permanence obligé de s’adapter, rendant quasiment impossible la fabrication d’un modèle de vol. En 1968, les éléments suivants faisaient partie de l'ensemble du programme :
• Ye-6LS (deux sondes robotiques pour cartographier les anomalies gravitationnelles lunaires)
• Ye-8LS (deux robots satellites lunaires pour photographier la surface lunaire)
• T1K-T2K (vols automatisés et pilotés du LOK et du LK en orbite terrestre)
• LIE (test automatisé de l'étage Bloc D en orbite terrestre)
• N1-LI (deux vols orbitaux lunaires LI comme charges utiles de test pour les premiers lancements N1)
• Ye-8 (deux rovers lunaires pour servir de transport aux cosmonautes)
• N1-L3 (un lancement N1 avec le LK de sauvegarde)
• N1-L3 (un lancement N1 avec deux cosmonautes pour atterrir sur la Lune)
Il fallait ajouter à ces programmes, le projet L1 sur le vol circumlunaire. Le programme soviétique de débarquement sur la lune se complexifiait avec un enchevêtrement de missions présentant chacune des risques importants et risquant de remettre en cause le calendrier. Mais les ingénieurs soviétiques gardaient confiance en regardant se dresser sur le site de Tyura-Tam la majestueuse fusée N1.
De leur côté, les travaux sur la fusée N1 avançaient très lentement. Le décret de février 1967 prévoyait un premier vol d’essai au troisième trimestre de la même année, puis un décollage des cosmonautes dans le complexe N1-L3 en avril 1968. Lentement, les échéances avaient été repoussées de mois en mois. Les tests au sol avaient durée près de douze mois dans une douzaine de site différents. Le développement des moteurs du N1 a longtemps posé de nombreux problèmes. C’est en septembre 1967 que le bureau d’étude de Kuznetsov, anciennement OKB-276, a achevé la construction des deux principaux bancs statiques d’essai à Kuibyshev, l'UE-28 et l'UE-29, pour les essais au sol des moteurs individuels des premier et deuxième étages du N1. Une deuxième série d’essai a eu lieu dans les installations gigantesques du célèbre institut de recherche scientifique pour la construction de machines chimiques à Zagorsk. Les moteurs des quatre étages et du bloc D ont été testé à Zagorsk entre septembre et décembre 1967, permettant d’envisager la mise à feu de prototype complet du deuxième et du troisième étage pour juin et août 1968.


Les progrès sur le complexe lunaire L3 ont été beaucoup plus lents que ceux sur le N1 en partie à cause des modifications continues apportées à la conception jusqu'en 1968 à la suite d'essais au sol et de restrictions budgétaires. Les ingénieurs ont procédé à trois tirs au sol du Bloc D en 1967 en complément aux opérations du L3. L'une des principales préoccupations concernant le Bloc D était son fonctionnement pour la mise en marche de la descente depuis l'orbite lunaire. Le risque majeur était l’explosion du Bloc D à la surface lunaire, après sa séparation avec le module de descente. Cette explosion pourrait occasionner des dégâts sur le module de descente. Pour vérifier ce problème, les ingénieurs ont proposé d’effectuer une série de tests en orbite terrestre dans des conditions similaires, servant de répétition générale. Les ingénieurs ont proposé de créer un véhicule LIE, réplique simplifiée du vaisseau 7K-L1. Le LIE servirait à tester l’insertion en orbite lunaire et la descente motorisée depuis l’orbite lunaire, deux manœuvres cruciales pour l’atterrissage.
Aux États-Unis, la NASA prévoyait de tester le module de commande et de service Apollo et le module lunaire en orbite terrestre avant de les déclarer sûrs pour les opérations lunaires. Les plans soviétiques étaient similaires pour ses deux vaisseaux orbitaux lunaires, le LOK et le LK. En 1967, Mishin avait approuvé les plans pour concevoir deux versions orbitales terrestres de ces vaisseaux, le T1K et le T2K.Les deux engins spatiaux seraient équipés de systèmes de survie entièrement fonctionnels pour transporter chacun un seul membre d'équipage. Comme c'était souvent le cas chez les Soviétiques, les vols pilotés seraient précédés de vols automatisés conjoints du T1K-T2K, également en orbite terrestre. Le T1K serait lancé en orbite par le puissant booster UR-500K Proton, tandis que le T2K utiliserait une version modifiée du lanceur Soyouz. Une fois en orbite, le T2K simulerait une descente et une remontée de la surface lunaire, suivie d'un amarrage avec le T1K. Les deux véhicules se sépareraient alors avec la descente du T1K retournant sur Terre pour la récupération. En mars 1968, Mishin prévoyait le premier lancement du T2K en octobre 1968 avec les deuxième et troisième modèles un mois plus tard.
La section de propulsion du vaisseau spatial LOK avec le bloc D en arrière-plan
Une grande partie des essais sur les LK et LOK a été effectuée à l'usine TsKBEM ou à l'Institut de recherche scientifique pour les machines chimiques et de construction. Ces tests comprenaient des essais pour la séparation du LOK et du LK dans des situations normales et d'urgence. C’est dans cet institut qu’ont été réalisé des essais d’atterrissage lunaire pour affiner la conception du LK. Pas moins de 200 tests de descente lunaire ont été réalisés, la moitié d’entre eux avec des prototypes de grandeur nature. Les ingénieurs ont conçu différents paysages lunaires pour simuler des situations différentes dans des cratères de différentes dimensions. Les ingénieurs ont aussi effectué des essais de séparation pyrotechnique pour vérifier le fonctionnement du décollage de la Lune.
L’une des principales difficultés pour réaliser des opérations à proximité de la lune était l'influence des anomalies gravitationnelles lunaires. Au cours des premières missions de sonde lunaire robotique au milieu des années 1960, les satellites lunaires tels que Luna 10, Luna 11 et Luna 12 avaient dévié de manière significative de leurs trajectoires attendues autour de la Lune, ces erreurs devaient être corrigées pour un vol habité. Pour y remédier, les ingénieurs de l'usine de construction de machines de Lavochkin, sous la direction du concepteur en chef Babakin, ont conçu de petits satellites lunaires désignés Ye-6LS pour aider à cartographier les anomalies gravitationnelles sur la Lune. Le premier de ces engins spatiaux a été lancé en mai 1967 par un booster 8K78M à quatre étages, le Molniya-M.
Satellite lunaire Ye-6LS
Malheureusement, l’injection translunaire du Bloc L a mal fonctionné et n'a pas été en mesure de communiquer une vitesse suffisante à la sonde. Une deuxième sonde Ye-6LS n'a pas réussi à atteindre l'orbite le 7 février 1968, lorsque le moteur du troisième étage s'est éteint prématurément à T + 524,6 secondes. Babakin a eu plus de chance pour la troisième tentative, lorsque le véhicule n°113 a été lancé avec succès le 7 avril 1968 et est arrivé sur la Lune quelques jours plus tard, officiellement nommé Luna 14 dans la presse soviétique. Les communications avec la sonde ont été effectuées depuis Simferopol en Crimée. Outre la cartographie réussie des anomalies gravitationnelles, Luna 14 transportait également des moteurs pour tester différents matériaux, lubrification et revêtement pour les roues du futur rover lunaire Ye-8.
Le rover Ye-8 permettait de transporter des cosmonautes d’un lanceur à un autre sur la surface lunaire. Début 1967, sentant que la course à la lune devenait de plus en plus difficile et pour ne pas perdre tout le prestige acquis par l'astronautique soviétique grâce aux réussites des années 1960, les soviétiques ont décidé de développer en parallèle du programme spatial habité lunaire, une mission mettant en œuvre une sonde automatique qui avait pour objectif de ramener un échantillon du sol de la Lune avant les astronautes de la NASA. Babakin a désigné ce vaisseau spatial Ye-8-5 pour le distinguer de son antécédent, le rover Ye-8. La sonde comportait un étage de descente chargé d'atterrir sur la Lune et un véhicule de retour chargé de ramener l'échantillon. L'étage de descente était celui du Ye-8 en cours de mise au point. L'objectif était difficile à atteindre car la masse totale de la sonde ne devait pas dépasser la capacité du lanceur Proton. Par ailleurs, il s'agissait d'une mission qui nécessitait de réussir à enchainer beaucoup de taches complexes et les ingénieurs soviétiques ne disposaient que de quelques mois pour développer l'étage de retour, le système de prélèvement d'échantillon et la capsule qui devait revenir sur Terre. Pourtant, dès juin 1969, un premier exemplaire était disponible pour l'envol. Le lanceur Proton a été optimisé pour porter sa capacité de lancement vers l'orbite lunaire de 5500 à 5 880 kg, poids final de la nouvelle sonde.

