Yuriy Kondratyuk

Tsiolkovsky est certainement le personnage le plus connu de l’histoire de l’astronautique russe et plus tard soviétique. Pourtant deux autres visionnaires d’exception vont jouer un rôle important dans cette histoire, en inspirant de nouvelles générations d‘astronautes amateurs. Le premier est Yuriy Vassilievitch Kondratyuk, personnage au destin incroyable. Cet homme est né sous le nom d'Aleksandre Ignatyevich Shargei en 1897 à Poltava, dans l'empire russe. Alexandre a passé son enfance dans la maison de sa grand-mère. Dès son premier anniversaire, son père est parti en Allemagne, à Darmstadt, étudier à l’école technique supérieure. Sa mère a très rapidement été atteinte d’une maladie mentale, et a été internée dans un hôpital de la région jusqu’à la fin de sa vie. En 1903, son père, de retour d’Allemagne, a emmené Alexandre à Saint Pétersbourg où il a intégré un des collèges de l’île Vassilievski en 1907 Malheureusement, son père est décédé subitement en 1910, et Alexandre est retourné chez sa grand-mère à Poltava où il a réalisé ses études jusqu’en 1916, montrant de très grandes capacités en physique et en mathématiques.

Diplômé du collège de Poltava, il rejoint le département de mécanique de l'Institut polytechnique de Petrograd. Mais en novembre 1916, il est enrôlé dans l’armée russe pour combattre sur le front du Caucase, à la frontière Turc. Pendant cet enrôlement, Shargei rempli quatre cahiers de notes reprenant ses idées de vol interplanétaire. Lors de ses études de Petrograd et de Poltava, Alexandre a travaillé sur l’idée d’utiliser l’énergie solaire grâce à des réflecteurs pour concentrer la chaleur avec des tuyaux d’eau. Selon lui, l'eau dans les réservoirs chauffés est divisée en oxygène et en hydrogène, c'est-à-dire en comburant et carburant permettant d’alimenter un moteur de fusée. Dans un de ses manuscrits, il conçoit une structure de réflecteur et estime l'intensité de la lumière solaire. Dans un deuxième cahier, il décrit l’envoi d’une fusée dans l’espace emportant des hommes, la fusée est contrôlée et stabilisée grâce à des gyroscopes. Elle est équipée d’un sas permettant aux hommes de sortir dans l’espace équipés d’une combinaison avec une réserve d’air.

Ses études détaillent des vols à grandes vitesses dans l'atmosphère, il préconise des moyens d'éviter la surchauffe de « l’espace habité » et l’utilisation de l'atmosphère pour réaliser une « descente aérodynamique ». Il propose d’utiliser un vaisseau spatial modulaire pour atteindre la Lune, laissant la section de propulsion du véhicule en orbite tandis qu'un atterrisseur plus petit voyagerait vers la surface de la Lune et reviendrait sur terre. Il inclut des calculs détaillés de trajectoire pour envoyer un vaisseau spatial de l'orbite terrestre à l'orbite lunaire, puis étudie son retour vers l'orbite terrestre, une trajectoire aujourd’hui connue sous le nom de « route de Kondratyuk » ou « boucle de Kondratyuk ».

Ces schémas seront utilisés cinquante ans plus tard par la NASA pour faire atterrir des hommes sur la lune. Le 31 mars 1970, le magazine américain "Life" a publié un article de John Houbolt, le principal défenseur du rendez-vous en orbite lunaire pour les missions du programme Apollo. Dans cet article, il mentionne : « Quand j’ai regardé le lancement d’Apollo 11 et le premier vol habité vers la Lune, je me suis souvenu de l'ingénieur autodidacte ukrainien, que l’on prenait pour un fou, qui avait calculé le schéma LOR[1], 50 ans auparavant ».

Après l’arrivée au pouvoir des bolcheviks en octobre 1917, Shargei est renvoyé à Poltava en tant que réserviste, mais lors de son retour, il est arrêté par l’armée blanche rebelle et enrôlé par celle-ci pour combattre les communistes. Il déserte mais est retrouvé par l'armée blanche à Kiev, où il rejoint leurs rangs brièvement avant de déserter à nouveau. Après la Révolution, il se retrouve dans une situation délicate : Pour les Blancs, c’est un déserteur, et pour les Rouges, c’est un officier de l'armée blanche. Il est recherché par les deux camps pour traitrise.

Pour sauver sa vie, sa belle-mère lui envoie les documents officiels d'un homme nommé Yuriy V. Kondratyuk, né en 1900 et décédé le 1er mars 1921 de la tuberculose. Le 15 août 1921, Shargei s’installe dans le Nord du Caucase sous sa nouvelle identité, travaillant comme mécanicien et cheminot. En 1927, il déménage et rejoint Novossibirsk en Sibérie. Travaillant toujours comme mécanicien, Kondratyuk termine un livre intitulé « Conquête de l’Espace Interplanétaire », traitant du mouvement des fusées et des problèmes de colonisation de l'espace. En 1925, Kondratyuk prend contact avec Vladimir Vetchinkin, un scientifique basé à Moscou et lui envoie son manuscrit. Il était jusqu’alors un autodidacte, totalement inconnu des passionnés de fusées.

Si le livre est accueilli avec enthousiasme par les scientifiques moscovites, aucun éditeur ne souhaite publier un ouvrage aussi fantaisiste. Finalement, Kondratyuk va lui-même payer une imprimerie de Novossibirsk pour produire 2000 exemplaires de ce travail de 72 pages, les imprimeurs s’arrachant les cheveux pour imprimer ses équations. Les découvertes de Kondratyuk sont totalement indépendantes de celles de Tsiolkovsky ; les deux hommes ne se sont jamais rencontrés.

Mettant ses compétences d'ingénieur au service des problèmes locaux, Kondratyuk conçoit un énorme silo à grains de 13 000 tonnes à Kamen-na-Obi, dans le sud de la Sibérie. Le silo est construit en bois sans aucun clou car le métal est rare dans cette région. Cette ingéniosité ira à son encontre quand, en 1930, pendant les purges staliniennes, il est arrêté par le NKVD comme saboteur. Pour le NKVD, le manque de clous dans la structure est considéré comme un acte terroriste, l’ingénieur a délibérément souhaité que le silo s’effondre. Reconnu coupable d'activités antisoviétiques, Kondratyuk est condamné à trois ans de Goulag.

Vu ses compétences, il est envoyé dans un bureau de recherche et de développement, regroupant des prisonniers choisis par le gouvernement, plutôt que dans un camp de travail. Grâce à ses talents, il se fait remarquer par le superviseur de cette sharashka[2], et à la demande de celui-ci, en novembre 1931, une commission d'examen révise son statut de « prisonnier » à « exilé » et il part travailler sur des projets céréaliers sibériens. Répondant à un concours national pour concevoir un grand générateur d’énergie éolienne en Crimée, Kondratyuk se rend à Moscou où il rencontre un jeune ingénieur, Sergueï Korolev, chef du groupe moscovite de recherche sur les fusées, qui lui offre un poste dans son équipe. Kondratyuk refuse, craignant que l’examen minutieux pour intégrer l’équipe ne révèle au NKVD sa véritable identité. Quelques temps plus tard, en apprenant l’arrestation de Korolev, il décide de se débarrasser de ses propres notes abondantes sur la construction des vaisseaux spatiaux. Il confie ses notes à la femme de son voisin qui les emmènera aux États-Unis lorsqu’elle quittera l’URSS avec sa fille après la Seconde Guerre mondiale. En juin 1941, Kondratyuk rejoint l’Armée rouge en tant que volontaire des milices populaires. Il s’enrôle dans le 2e régiment de fusiliers de la 21ème Division de Moscou, dans une compagnie de communications. Il est mort le 25 février 1942 près de Kaluga, en défendant Moscou contre les nazis. Son corps n'a jamais été retrouvée.

5 James R. Hansen, Enchanted Rendezvous, John C. Houbolt and the Genesis of the Lunar-Orbit Rendezvous concept, NASA Headquarters History Office, 1999

[2] Une sharashka est un bureau de conception expérimental, laboratoire secret de recherche et de développement dans les années 1930-1950, au sein du système de camps de travail du Goulag soviétique. Les scientifiques et les ingénieurs d'une sharashka étaient des prisonniers choisis par le gouvernement soviétique dans divers camps et prisons et affectés à des travaux scientifiques et technologiques pour l'État.