an abstract photo of a curved building with a blue sky in the background

La mort de Korolev

L'agence de presse officielle soviétique TASS a annoncé sa mort dans la matinée du 16 janvier, c’était la principale actualité du pays. En Occident, l’évènement est passé relativement sous silence. Le New York Times a publié sa nécrologie à la page 82 de son édition du dimanche, mentionnant que Korolev était un « concepteur de spoutniks et de capsules spatiales habitées ».

Korolev a eu des funérailles d'État le 18 janvier. L'urne avec ses cendres a été transportée de la maison des syndicats par Smirnov, Afanasyev, Keldysh, Tyulin, Gagarine et d'autres, à la suite de quoi les principaux cosmonautes l’ont transporté sur la Place Rouge. Là, Brejnev, Podgorny et d'autres dirigeants soviétiques ont soulevé l'urne et l’ont placé dans une niche du mur du Kremlin, recouverte d'une plaque de marbre avec l'inscription suivante :

                                KOROLEV Sergey Pavlovich 30.12.1906 - 14.01.1966

Kamanin sous le choc, écrira : « Korolev est inhumé dans la muraille du Kremlin à côté de S. Kourachov, ministre de la santé. Ce voisinage me rebute – il ne fait que souligner la responsabilité écrasante de nos médecins dans la mort prématurée de Sergey Pavlovich ... »

La série Ye-6 : le modèle en vol et en surface

C’est dans ce contexte tendu et sous pression que Korolev a passé les derniers mois de l’année 1965. L’année avait été marqué par des problèmes avec les programmes de la sonde lunaire Ye. Le programme d'exploration de la Lune était redevenu une priorité avec les avancées du projet de mission habitée à destination de la Lune. Les soviétiques avaient d’abord envisagé de lancer une sonde orbitale, baptisée Ye-5, pour répondre aux tentatives américaines dans le domaine avant de se tourner vers le développement d'une sonde capable d'alunir en douceur sur la surface lunaire (Ye-6) et un orbiteur lourd (Ye-7) utilisant les capacités de la fusée Molniya. Le premier lancement de la nouvelle sonde avait eu lieu le 4 janvier 1963 mais avait échoué lorsque le quatrième étage du lanceur n’était pas parvenu à se rallumer en orbite terrestre. Onze sondes de la série Ye-6, dont quatre portées à la connaissance du public, Luna 4 à Luna 8, avaient été lancées entre janvier 1963 et décembre 1965 mais aucune n’était parvenue à mener à bien la mission projetée : quatre sondes avaient été victimes de défaillance au lancement, deux d'une défaillance du quatrième étage du lanceur en orbite terrestre, la sonde avait été perdue dans deux cas durant le transit Terre-Lune tandis que trois s’étaient sont écrasées à la

surface de la Lune. C'était une période noire pour l'astronautique soviétique qui avait perdu entre 1962 et 1965 26 sondes spatiales (en comptant les sondes martiennes et vénusiennes) sans enregistrer un seul succès.

Korolev avait aussi été affecté en 1965 par la perte d’amis proches. En janvier, le concepteur en chef de l'OKB-154, Semyon A. Kosberg, responsable des moteurs d'étage supérieur de plusieurs lanceurs spatiaux de Korolev, avait quitté Voronej en urgence pour une réunion à Moscou. Sa voiture avait glissé sur les routes verglacées et il avait été gravement blessé. Malgré l’arrivé de médecins venus de Moscou en avion, il avait succombé à ses blessures. Le même mois, Korolev avait assisté aux funérailles d'Andrey V. Lebedinskiy, le directeur de l'Institut des problèmes biomédicaux. Ivan V. Popkov, l'un des jeunes ingénieurs favoris de Korolev OKB-1 étaient décédé également dans un accident d'automobile en janvier. Parmi les autres décès au cours de l'année figuraient ceux de Georgiy M. Shubnikov, le légendaire "constructeur" du cosmodrome de Baykonur, et celui de Voskresenskiy, l'ancien concepteur en chef adjoint de l'OKB-1. Korolev était très marqué par ces disparitions.

Sa santé s’était clairement détériorée tout au cours de l’année 65. En août, il s’était plaint de ne pas se sentir bien en raison d'une pression artérielle anormalement basse. En septembre, il avait été affligé de graves maux de tête. Il souffrait également d'une perte auditive progressive et d'une grave maladie cardiaque. A la fin de 1965, il a écrit à sa femme : « Je suis dans un état constant d'épuisement et de stress, mais je ne peux en aucun cas le montrer »[1]. Les crises institutionnelles de ces dernières années, les combats avec les militaires, les discordes avec Glushko, Chelomey et Yangel, les blocages bureaucratiques avaient épuisé Korolev. A la fin de 1965, il a confié à sa femme qu’il envisageait sérieusement de démissionner de son travail.

Boris Petrovski, ministre de la Santé

Entre le 14 et le 17 décembre, Korolev a subi une série d’examen à Moscou. Son polype au colon le faisait souffrir depuis longtemps, et il devait se faire opérer. Il a décidé que cette intervention aurait lieu à proximité de son bureau, dans la proche banlieue de Moscou pour pouvoir continuer à voir ses équipes, plutôt qu’en plein centre de Moscou. Sergueï Korolev est entré en clinique le 5 janvier 1966. Inquiet sur sa santé, il a demandé à son médecin combien de temps il lui restait à vivre. Son médecin lui a répondu en souriant : « encore au moins vingt ans, je pense… ». Korolev lui a répondu : « Je me contenterai de dix, bien qu’il reste encore beaucoup de choses à faire… ». Il a été opéré le 14 par le professeur Boris Petrovski, ministre de la Santé, en poste depuis cinq mois. L’anesthésie était légère vu le caractère bénin de l’opération. Toutefois, en retirant le polype sans difficulté, Petrovski a détecté une autre tumeur, dont il ne pouvait de visu établir une éventuelle nature cancéreuse. La tumeur a été enlevée, mais la polyclinique ne disposait pas des moyens d’analyse, l’échantillon a été envoyé en urgence à Moscou. L’anesthésie de Korolev a dû être prolongée. Les résultats ne sont arrivés que trois heures plus tard, mais ils étaient difficiles à interpréter. Petrovski a décidé d’effectuer une seconde biopsie, qui a été de nouveau adressé à Moscou. Les résultats ont été à nouveau difficile-

ment interprétables. Une troisième biopsie a été décidée, l’anesthésie de Korolev a dû à nouveau être prolongée. Ces différentes anesthésies ont eu raison de Korolev. Il est décédé avant les résultats de cette troisième analyse, son cœur n’ayant pas résisté à ces anesthésies successives inappropriées. Korolev venait d’avoir 59 ans.

La nouvelle était dévastatrice pour la communauté spatiale. Le soir de l'opération, tous les adjoints et chefs de division de Korolev se sont réunis à OKB-1 sous le choc. Personne n'avait la moindre idée que l'état de Korolev était aussi grave. La plupart des médecins ont annoncé plus tard qu'avec ou sans l'opération, Korolev était condamné. L'adjoint principal de Korolev, Mishin, a ordonné au concepteur en chef adjoint Chertok de préparer rapidement une notice nécrologique officielle et de la présenter personnellement à Ivan D. Serbin. Serbin a amendé le projet de Chertok et, le chef soviétique Brejnev a décidé personnellement d'autoriser la citation du nom de Korolev comme responsable du programme spatial soviétique. L'identité du concepteur en chef serait finalement révélée au public. Les noms de Mishin et Chertok, ainsi que d’autres proches de Korolev, ont été retirés de la nécrologie pour des raisons de sécurité.

Lors de ses funérailles solennelles, le président de l’Académie des Sciences, Mstsislaw Keldysh, et le cosmonautes Youri Gagarine ont pris la parole. Dans son discours, Keldysh a déclaré : « Notre nation et le monde scientifique tout entier ont perdu un scientifique, dont le nom sera à jamais associé à l'une des plus grandes conquêtes de la science et de la technologie de tous les temps, l'aube de l'ère de l'exploration spatiale humaine … ». La place rouge était bouclée et la cérémonie n’a pas été retransmise à la télévision afin de garder secret aux vus des étrangers les visages des personnalités impliquées dans le programme spatial soviétique.

Malgré un statut administratif officiel dans l'industrie spatiale pas très élevé, Korolev n'était que le chef d'un bureau d'études, avec plusieurs niveaux de bureaucratie ministérielle au-dessus de lui, sa fantastique énergie et sa capacité à manipuler le système lui avaient permis de remporter des décisions face à d'autres concepteurs en chef, des ministres et des responsables du parti. Au lieu de se concentrer sur ce qui était possible dans le cadre des financements alloués et des délais prescrits, il avait lancé de nouveaux projets, espérant obtenir un financement et ajuster les délais plus tard. Il avait obstinément résisté aux décisions avec lesquelles il n'était pas d'accord, même si elles venaient d'en haut. Légende vivante que le monde ne connaissait que par son titre de constructeur en chef, Sergueï Korolev était mort avant d’avoir pu réaliser son rêve. Les cartes lunaires mentionnent aujourd’hui son nom puisqu’un cratère lunaire porte le nom de Korolev sur la face cachée de la lune ….

[1] Yaroslav K GOLOVANOV, , Sergeï Korolev: The apprenticeship of a space pioneer, Editions MIR, 1975. p. 771.

Les funérailles de Korolev