Naissance du nouveau L1
Les conclusions de ces études étaient simples : l'OKB-52 n'avait pas les ressources nécessaires pour développer à la fois le Proton-K et le vaisseau LK-1. L'OKB-1, de son côté, avait déjà bien avancé son projet de vaisseau 7K et d'étage supérieur Bloc D. Une nouvelle fois, le gouvernement soviétique a séparé deux projets liés, comme si la NASA avait étudié le vol circumlunaire avec Saturn1B et un vaisseau Apollo simplifié et l’atterrissage avec Saturn V et un vaisseau Apollo différent.
Le 30 novembre, l’OKB-1 et l’OKB-52 ont publié le plan préliminaire du programme L1. Le 15 décembre, Korolev a présenté la conception finale à la Commission militaro-industrielle, soit moins de quatre mois après la décision de Smirnov. Fin 1965, le programme semblait unifié mais toujours séparé, avec des objectifs indépendants, des lanceurs, des systèmes au sols et des engins spatiaux différents, mais en utilisant les mêmes bureaux de conception « unifiés » mais surchargés de travail.
Chelomey avait signé son projet de plan de son vaisseau spatial LK-1 au milieu de 1965 pour le projet de mission circumlunaire. Il avait proposé d’utiliser sa fusée UR-500 (capacité de 20 tonnes en orbite basse) en cours de développement (le futur Proton pour lancer un vaisseau LK-1 à 2 places capable d'effectuer un survol de la Lune et ainsi de réaliser une nouvelle première spatiale avant les États-Unis). Korolev, même s’il avait en charge le projet d’atterrissage lunaire, avait proposé à plusieurs reprises depuis 1961 ses propres projets de missions circumlunaires. Il avait proposé de réaliser le même objectif en lançant trois fusées R-7 (6,4 tonnes en orbite basse) pour créer un train de 3 vaisseaux Soyouz. Cette proposition avait été abandonnée car elle nécessitait de réaliser des rendez-vous orbitaux entre les trois vaisseaux, une manœuvre non maitrisée à cette époque. Dans une approche plus pragmatique, il a proposé d’utiliser son booster N1, faisant ainsi de la mission circumlunaire une simple étape avant la réalisation de l’atterrissage lunaire.
Malgré l’approbation gouvernementale donnée à Chelomey, Korolev a continué de proposer une version plus petite de la N1, la N11 pour réaliser cette mission circumlunaire. L’idée de faire de ce vol une étape avant la mission d’atterrissage avait du sens, et éviterait de consommer des ressources sur deux projets menés individuellement et séparément, Chelomey pour faire le tour de la lune et Korolev pour s’y poser. Mishin et Korolev ont travaillé sur un projet N11-L1 avec un vaisseau spatial 7k-L1 dérivé du vaisseau Soyouz. Le vaisseau Soyouz 7K-L1 était un vaisseau Soyouz standard allégé de son module orbital et adapté à sa mission. Il comprenait un module de descente dans lequel séjournerait l'équipage et qui serait le seul élément à revenir sur Terre et un module de service qui contiendrait le système propulsif principal et des équipements du système de support de vie et du système de contrôle thermique. En juin 1965, Korolev a demandé à ses adjoints de préparer la documentation de travail pour proposer le N11-L1 en opposition au projet de Chelomey.


Complexe spatial L1 : 1. Navire 7K-L1, 2. Etape supérieure D, 3. Carénage de
tête, 4. Compartiment de transfert, 5. DU SAS, 6. vaisseau 8K82K, 7. Cône de support largable


Entre le 5 et le 12 août 1965, le Conseil scientifique et technique interministériel pour la recherche spatiale a procédé à une évaluation détaillée du projet Chelomey LK-1. Bien entendu, Korolev a vivement critiqué le LK-1 notamment à cause de son volume réduit, de ses faibles capacités techniques et de l’inexpérience de Chelomey dans ce domaine. A la fin de la période d’inspection, Korolev a fait allusion à l’incapacité de respecter les délais pour la mission lunaire et a ajouté « Le développement d'un véhicule circumlunaire indépendamment de l'objectif principal [d'un atterrissage lunaire] serait irrationnel. » Chelomey a bénéficié à cette période du lancement orbital réussi de son propulseur UR-500, lanceur destiné au même projet. Smirnov, le Président de la Commission Militaire et Industrielle, a annoncé qu'il présiderait une réunion fin août pour déterminer, une fois pour toutes, le déroulement du programme lunaire piloté. Pour conforter sa position, Korolev a préparé une lettre à Brejnev le 14 août, espérant porter un coup final à Chelomey. Dans cette lettre, il expliquait tout l’intérêt d’utiliser le N1 et le vol circumlunaire comme une étape à la mission d’atterrissage. Il insistait sur l’avancement des travaux américains, les possibilités qu’ils fassent atterrir un homme sur la Lune en 1968 et les conséquences d’un tel évènement sur la suprématie soviétique. Même si ce courrier était en partie motivé par la volonté de Korolev de conserver son monopole sur le programme soviétique, l’idée avait du sens car à la mi-août 1965, l’union soviétique était prête à se lancer dans deux programmes indépendants et fragmentés sur l’exploration lunaire.
Lors de la réunion du 26 août, Smirnov, n’a épargné personne. Il a critiqué vivement l’état d’avancement du programme spatial soviétique, accusant Chelomey des énormes retards pris sur les travaux du LK-1. L’OKB-1 et d’autres organismes relevant du MOM ont été accusés de lenteur dans le
travail. Au grand désarroi de Korolev, Smirnov a précisé que l’UR-500 de Chelomey devait jouer un rôle central dans l’avenir de l’effort spatial. Pour conclure Smirnov a imposé au ministère et à ses organisations de :
Préparer en une semaine un planning de fabrication pour le lanceur UR-500
Se mettre d’accord entre Korolev et Chelomey pour examiner et résoudre le problème et l’unification du développement d’un vaisseau circumlunaire et d’un vaisseau d’atterrissage
Soumettre sous un mois un programme d’essais en vol de l’UR-500 et des vaisseaux spatiaux pilotés.


V.G. Mikheev, P.M. Vorobyov, Y.P. Kolyako, S.S. Kryukov, P.I. Ermolaev et V.A. Borisov discutant autour du projet du complexe L1
A la suite des ordres de Smirnov, le ministre de la construction générale de machines, Afanasyev a créé une nouvelle « commission de travail » pour examiner l'état des travaux sur les programmes lunaires de Chelomey et de Korolev. Les 6 et 7 septembre, la commission a rendu visite aux deux entreprises. La commission a constaté le retard pris par Chelomey dans le projet LK-1, les ingénieurs n’ayant présenté que des ébauches et maquettes des projets. Côté OKB-1, les ingénieurs ont exposé fièrement au moins dix modèles métalliques du 7K Soyouz alors que des dizaines de techniciens travaillaient autour d'eux sur les différents sujets de manière très professionnelle. La commission a été particulièrement impressionnée par le succès des travaux sur l'étape critique du Bloc D du complexe d'atterrissage lunaire L3. Les résultats de la mission ont été très clairs : malgré un an de dépenses en temps et en ressources, le projet LK-1 de Chelomey n’avait pas avancé. Chelomey avait désespérément essayé de défendre son produit, faisant appel directement au président de l'Académie des sciences, Keldysh mais c'était trop tard.
Le LK-1 était hors course, la seule solution restante était de combiner l’UR-500 au L1 de Korolev. Sur ces bases, le Comité central du Parti communiste et le Conseil des ministres de l'URSS ont publié un décret conjoint le 25 octobre 1965, intitulé « Concentration des forces des organisations de conception de l'industrie pour la création des moyens d’un complexe fusée-espace pour faire le tour de la lune ». Ce document a mis fin à la confusion inhérente au programme lunaire et a ratifié effectivement un projet circumlunaire piloté séparé de l'effort d'atterrissage avec les trois dispositions suivantes :
• L'OKB-1 de Korolev intégrerait le programme piloté circumlunaire, qui utilisera le lanceur UR-500K de Chelomey.
• L'OKB-52 de Chelomey mettra fin à tous les travaux sur son vaisseau spatial LK-1 et concentrera à la place toutes ses ressources pour accélérer le programme de propulseur UR-500K.
• L’OKB-1 concentrera ses ressources sur la conception et la création d'un nouveau vaisseau spatial piloté pour le vol circumlunaire, ainsi qu'un deuxième étage à utiliser avec le booster UR-500K.