an abstract photo of a curved building with a blue sky in the background

Du EOR au LOR


[1] Vassily Mishin, Pourquoi nous ne sommes pas allés sur la Lune, Cépaduès éditions, CNES, 1993

[2] V. Filin, “At the Request of the Reader: The N1 - L3 Project “, Aviatsiya i kosmonautika n°2 (February 1992): 40-41 cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

[3] Konstantin Feoktistov, - Interview by Peter Smolders “It Made Sense to Build a Space Station". Spaceflight, vol.38, pp.113-115 (1996)

Comparaison entre la N-1 et Saturn 5

De 1961 au milieu de 1964, toutes les conceptions d'atterrissages lunaires pilotés étudiés par les ingénieurs soviétiques utilisaient le rendez-vous en orbite terrestre (EOR), dans lequel un vaisseau spatial lunaire serait assemblé sur l'orbite de la Terre grâce à de multiples lancements du N1. En 1963 et 1964, lorsque l'atterrissage lunaire a commencé à éclipser le vol circumlunaire comme objectif principal du programme spatial piloté soviétique, les concepteurs d'OKB-1 ont envisagé un schéma de lancement quadruple. Le plan impliquait le lancement de trois N1 en orbite terrestre, pour assembler un vaisseau spatial géant de 200 tonnes en orbite terrestre. L'équipage volerait en orbite sur une quatrième fusée de modèle lanceur Soyouz.

Avec le décret d’août 1964, l’OKB-1 a décidé de revoir le profil de rendez-vous en le déplaçant vers un rendez-vous en orbite lunaire, comme Apollo, plutôt qu’en orbite terrestre. Les raisons de ce changement restent assez obscures. Le premier adjoint de Korolev, Mishin, a rappelé des années plus tard : « Le programme américain a poussé les dirigeants de notre pays à limiter notre mission lunaire à un seul lancement »[1]. Ce choix était certainement lié à deux raisons : une raison politique de se caler sur le modèle américain et une raison financière. Une seule fusée couterait bien moins chère que les trois nécessaire pour l’EOR.

Le choix de faire un lancement unique éliminait de facto l’EOR. Le profil LOR avait été proposé à l'origine dès 1929 par Yuriy V. Kondratyuk. Korolev, Glushko et d’autres y ont réfléchi bien avant la NASA. Le problème de Korolev était la capacité du N1, qui en 1964, ne pouvait mettre en orbite terrestre qu’une charge utile d’environ soixante-quinze tonnes, totalement insuffisante pour entreprendre une injection translunaire avec un module d’orbite lunaire piloté et un véhicule d'atterrissage lunaire avec deux cosmonautes. Par comparaison, la charge utile en orbite terrestre projetée pour Saturn V était proche de 130 tonnes. Korolev avait deux solutions : diminuer la masse de la charge utile ou augmenter la puissance du N1. Ce gain de poids devenait obsessionnel chez Korolev. Un ingénieur travaillant sur l'atterrisseur lunaire a rappelé :

Pour chaque kilogramme de masse sauvé ou "trouvé", le concepteur en chef a payé une prime de 50 à 60 roubles. Pour nous, jeunes ingénieurs, c'était beaucoup d'argent.[2]

La deuxième option consistait à augmenter progressivement la charge utile de la fusée. Korolev a demandé à ses concepteurs d'améliorer les capacités de levage du N1, d'abord de soixante-quinze tonnes à quatre-vingt-cinq tonnes, et enfin de quatre-vingt-quinze à cent tonnes. Des études ont montré que quatre-vingt-quinze à cent tonnes seraient le minimum pour réaliser une mission d'atterrissage lunaire. Les ingénieurs du concepteur en chef adjoint Kryukov ont modifié la conception originale du N1, notamment en portant le nombre de moteurs du premier étage de vingt-quatre à trente, en abaissant l'altitude de l'orbite autour de la Terre avant le boost lunaire de 300 à 220 kilomètres et en augmentant la poussée des moteurs sur les trois premiers étages de 2% en moyenne. Ces changements, notamment l'ajout de six nouveaux moteurs au premier étage, entraînaient une augmentation de la masse totale de lancement du N1 de 2 200 tonnes à 2 750 tonnes. La capacité de charge utile augmenterait théoriquement de quatre-vingt-douze à quatre-vingt-quinze tonnes, à peine assez pour sa mission.

Pour conserver une masse raisonnable, et contrairement à Apollo, l’OKB-1 a décidé de réduire l’équipage à deux personnes. Un cosmonaute resterait en orbite dans le LOK, tandis que l'autre atterrirait sur la Lune dans le LK. Les plans ont été revus quasiment tous les jours et ont été source de nombreuses discordes au sein même de l’OKB-1. De nombreux ingénieurs dont Maksimov et Lavrov étaient contre ce projet. Feoktistov était également en désaccord avec Korolev :

Dès le début j'ai rejeté ce projet car les paramètres du N1 n'étaient pas corrects. ... Le vol vers la Lune n'a pas beaucoup plu car le N1 ne pouvait pas placer plus de 90 tonnes en orbite terrestre basse ... 90 tonnes ne suffisaient pas : les Américains avaient calculé 120 tonnes en orbite terrestre basse et nous construisions tout plus lourd que les Américains. Donc je n'étais pas en faveur de notre approche et nous avons constamment eu des conflits à propos de ce projet.[3]

Le conflit autour du plan N1-L3 a incité Korolev à demander la formation d'une « commission d'experts » dirigée par Keldysh, afin d’examiner les avantages et les inconvénients techniques du projet. Keldysh, pour la première fois, s’est opposé au projet. Le scientifique généralement imperturbable était furieux : « Quel genre d’homme êtes-vous pour proposer le débarquement d’un seul homme sur la lune ? Imaginez-vous une seule minute être seul sur la lune ! C’est la voie assurée vers l'hôpital psychiatrique ». Au-delà de ces préoccupations psychologiques, le refus de Keldysh était basé sur l’absence totale de sécurité de ce projet. Après de nombreux débats, en février 1965, la commission a capitulé devant Korolev et a approuvé l'avant-projet de plan de Korolev pour la création du système lunaire L3. Selon le document signé, l’OKB-1 et ses sous-traitants devaient parvenir à un accord sur les objectifs techniques pour le développement des systèmes primaires d'ici la fin du mois et terminer le projet de plan final pour le complexe lunaire L3 en août 1965. Si tout se passait comme prévu, les essais en vol du complexe N1-L3 commenceraient à la fin de 1966. A la fin de 1965, le projet de plan n'était toujours pas terminé et les concepteurs étaient toujours engagés dans des débats passionnés sur les choix techniques. Au début de septembre 1965, les ingénieurs ont augmenté la charge à quatre-vingt-treize tonnes.

Au-delà de l’opposition interne, Korolev s’est retrouvé une nouvelle fois en opposition avec Glushko. En 1962, Glushko commençait le développement d'un nouveau moteur puissant, appelé RD-270, avec une poussée au niveau de la mer de 640 tonnes, quatre fois plus puissant que les modeste NK-15 prévus pour le premier étage du N1. Ces moteurs étaient alimentés par une combinaison diméthylhydrazine asymétrique et tétroxyde d'azote surnommée par Korolev « le venin du diable ». Il s’agissait certainement du moteur à propergol stockable le plus puissant jamais construit. Glushko avait bien évidemment proposé que le N1 soit entièrement revu et équipé par son RD-270. La puissance de son moteur permettrait d’en limiter le nombre et donc de réduire les risques de synchronisation de trente moteurs NK-15. Glushko, même s’il n’avait rien produit depuis trois ans, avait réussi à convaincre Ustinov et Afanasyev grâce à un fort lobbying. A ce moment, la fabrication d’une partie des propulseurs avait déjà commencé dans différentes usines soviétiques, illustrant parfaitement le chaos qui régnait en termes de planification et d’organisation du programme spatial. Glushko a obtenu le soutien du concepteur en chef Barmin, ami de Korolev. La proposition absurde de redessiner le N1 a finalement échoué, le projet de conception étant déjà trop avancé.

Le N1 a donc conservé ses anciens moteurs, mais Glushko a continué le développement du RD-270 pour le projet d’UR-700 de Chelomey. Le projet était soutenu par Barmin, vielle ami de Korolev. Korolev a considéré ce soutien comme une trahison. Korolev a préparé plusieurs lettres pour Afanasyev lui expliquant qu’il était contreproductif de disperser les fonds vers des projets nouveaux (visant l’UR-700). C’était le moment où le projet N1 avait le plus besoin de fonds pour investir dans les stations d’essai au sol, dans le complexe de lancement et le système des transports.

Le gaspillage des ressources et les conflits internes ont caractérisé pendant cette période le programme spatial soviétique qui malgré ces difficultés est resté d’un excellent niveau.

Moteur RD-270 développé par Glushko