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Les secrets soviétiques

Cette période a aussi provoqué un remaniement important dans l’industrie spatiale soviétique. Rudnev a été nommé président du Comité d'État pour la coordination de la recherche scientifique, en charge des programmes de développement des sciences. Rudnev, qui avait joué un rôle de facilitateur dans le programme Vostok a ainsi abandonné tout rôle majeur dans le développement du programme spatial, il s’est trouvé éloigné du secteur de la défense. Leonid V. Smirnov a été nommé président du Comité d'État pour la technologie de la défense, en charge du contrôle du programme spatial. Sa nomination était assez surprenante et certainement liée à la place grandissante qu’il avait pris dans l'industrie de la défense. Ancien ingénieur de 45 ans, Smirnov, avait servi pendant plus de dix ans en tant que directeur de la gigantesque usine de l'Union d'État n ° 586, où l'URSS fabriquait la plupart de ses missiles balistiques. Khrouchtchev, lors d’une de ses visites à l’usine de Dniepropetrovsk avait été séduit par le travail de Smirnov. Ce dernier était aussi très proche d’Ustinov qui devenait de plus en plus puissant et plaçait ses hommes à des postes clés. Depuis 1957, Smirnov dirigeait le Conseil central du Comité d'État pour la technologie de la défense.

Il a été remplacé à ce poste en 1961 par le général de division Georgiy A. Tyulin. Tyulin, fervent partisan de Korolev était directeur du NII-88 depuis août 1959. La nomination d’un officier d’artillerie à un tel poste montre l’ambition forte et le lobbying réalisé par le secteur de l’artillerie pour dominer le programme spatial. De nombreux membres de l’artillerie ont été nommés à des postes clés, consolidant l’influence de ce secteur et empêchant l’aviation soviétique de contrôler le programme spatial. Yuriy A. Mozzhorin, lui aussi colonel dans l’artillerie a remplacé Tyulin au NII-88. Une décision officielle du gouvernement en 1961 a désigné le NII-88 comme « l’institution scientifique principale » du programme spatial soviétique. Sur le papier, le pouvoir de Mozzhorin était donc considérable ; même si les concepteurs en chefs n’étaient pas ses subordonnées, il avait le pouvoir de valider ou rejeter leurs propositions. Dans la réalité, la confusion qui régnait dans la chaîne de décision hiérarchique, les lacunes institutionnelles et l’aura des concepteurs mettaient à mal ce schéma. Les concepteurs en chef continuaient de faire passer leurs programmes par des canaux informels. Les plus puissants conduisaient la politique spatiale, assistés de pléthore de commissions, de conseils techniques, scientifiques et militaires. Mais ces nombreuses commissions n’avaient qu’un rôle consultatif, émettaient des recommandations qui étaient transmises au niveau ministériel, et finalement finissaient sur le bureau de la puissante commission militaro-industrielle dirigée par Ustinov. Ainsi, l'approbation ou le rejet d'un projet était souvent fonction de la relation que le concepteur en chef entretenait avec des membres clés du Parti communiste et du gouvernement, en particulier Khrouchtchev, Kozlov et Ustinov. Même à ce niveau, c'était un processus complexe influencé par le pouvoir de certains individus. Par exemple, Khrouchtchev soutenait fortement Chelomey et Korolev, tandis qu'Ustinov était le « patron » de Korolev et Glushko et détestait Chelomey ; Kozlov avait quant à lui une aversion marquée pour Korolev. L'histoire du programme spatial soviétique était donc à bien des égards une histoire de rivalités interpersonnelles et d'opportunisme politique. Encrassées par un processus rigoureux d'examen et des formalités administratives interminables, de nombreuses propositions valables avaient tout simplement été abandonnées à mesure que la fortune politique des concepteurs en chef augmentait et diminuait.

Le vol spatial de Gagarine a eu un retentissement énorme en URSS et dans le monde entier. Ce prodigieux exploit, comme on en vit peu dans la vie des hommes, va marquer l’imaginaire de l’humanité à jamais, concrétisant le rêve de l’homme d’échapper à l’attraction terrestre. Comparable à ceux des grands navigateurs découvrant une terra incognita, le premier survol de la planète par un homme en chair et en os inaugurait ainsi une nouvelle ère de notre histoire : celle de la conquête spatiale. L’exploit et le nom de son auteur retentirent partout dans le monde. Journaux et magazines consacrèrent leurs éditos et une multitude d’articles à l’événement durant plusieurs jours. Le 12 avril 1961, l'Union soviétique de Khrouchtchev remportait de fait une victoire écrasante sur les États-Unis. Et en pleine Guerre froide, l’exploit du jeune lieutenant Gagarine ne manqua évidemment pas d’être utilisé politiquement comme symbole de la domination de l'URSS sur les Etats-Unis.

Gagarine était un instrument du pouvoir politique, symbolisant en sa personne le nouveau pouvoir et le prestige soviétique, c’était un ambassadeur du socialisme soviétique à la fois dans le bloc de l'Est et dans le monde occidental. Bien entendu, son discours était préparé et contrôlé. Comme tous les autres cosmonautes, il avait de nombreuses interdictions : les cosmonautes ne pouvaient pas être photographiés avec leurs vaisseaux spatiaux, ils ne pouvaient pas les décrire, ils ne pouvaient pas parler des cosmonautes qui n'avaient pas encore volé, ils ne pouvaient pas parler des fondements militaires du programme spatial, ils ne pouvaient pas se référer aux fusées qui les avaient lancés lors de leurs glorieux voyages, ils ne pouvaient pas parler de plans futurs avec une quelconque précision, et bien d’autres choses encore.

Seulement trois quotidiens ont été autorisés à le rencontrer : la Pravda, les Izvestia et la Komsomolskaïa Pravda. Les questions subversives étaient bien entendu interdites. L’échange ci-dessous entre les journalistes et Youri Gagarine lors de sa première conférence de presse après le vol illustre la pauvreté du discours autorisés :

—Quand avez-vous été informé que vous seriez le premier candidat ?

— J'ai été prévenu en temps voulu. Il y avait beaucoup de temps pour l'entraînement et la préparation du vol.

— Vous avez dit hier que vos amis pilotes-cosmonautes étaient prêts à accomplir de nouveaux vols cosmiques. Combien y a-t-il de pilotes-cosmonautes ? Plus d'une douzaine ?

— Conformément au plan de conquête de l'espace cosmique, notre pays prépare des pilotes-cosmonautes. Je pense qu'il y a assez d'hommes pour accomplir une série de vols dans l'espace.

— Quand aura lieu le prochain vol spatial ?

— Je pense que nos scientifiques et cosmonautes entreprendront le prochain vol quand ce sera nécessaire.

Le journaliste Iaroslav Golovanov, qui assistait à cette conférence de presse, a noté dans son journal personnel que Gagarine semblait « terrifié à l'idée de dire des « bêtises », tout en regardant en arrière l'académicien Evgenii Fedorov, le porte-parole officiel, qui avait du mal à prétendre qu'il avait des liens directs avec cet événement historique. La chose la plus intéressante que j'ai apprise lors de cette conférence de presse, note Golovanov, c'est que Gagarine pesait 69,5 kilos.

L’Union soviétique allait se saisir politiquement de l’espace, comme élément idéologique et comme élément d’image sur la scène internationale. C’était un moyen pour les dirigeants soviétiques de démontrer que c’était bien le marxisme, avec la place qu’il donnait à la science et à la technologie, et le communisme qui voulait créer l’homme nouveau, qui permettaient tout cela. Pendant dix ans, jusqu’en 1966, le spatial soviétique a été structuré sur cette image d’ouverture vers un monde nouveau et d’hyper capacité technologique du système soviétique.

Réunion du secrétariat américain de la défense et des représentants du Pentagone en avril 1961

A l'opposé, pour les Américains, convaincus de la supériorité de leur pays, le choc a été rude. « Comment l’URSS, seize ans après un conflit qui l’a plongée dans un désastre démographique et économique, a-t-elle pu doubler les États-Unis qui eux étaient sortis renforcés de la Seconde Guerre mondiale ? », s'est indigné par exemple le Herald Tribune. Devant le Congrès, le chef d’état-major de l’armée de l’air, Thomas D. White, est même allé jusqu’à dénoncer « la puissance grandissante des Soviétiques dans le domaine spatial (comme) la menace la plus grave de l’histoire des Etats-Unis ».

La réaction américaine a été courtoise et le vice-président Lyndon Johnson a présenté ses félicitations annonçant que « le vol courageux et pionnier de Youri Gagarine dans l'espace avait ouvert de nouveaux horizons et créé un brillant exemple pour les cosmonautes des deux pays ». Le Washington Post a demandé quant à lui une mobilisation générale pour battre l'URSS. Werner von Braun, a déclaré que « pour rester au niveau, les États-Unis devraient courir comme des diables »

Pour valider officiellement le record établi par Gagarine, les soviétiques ont dû désigner le site de lancement. Comme nous l’avons évoqué précédemment, pour le gouvernement soviétique, il était inconcevable de mentionner la base de Tyura-Tam déclarée top secrète. Pour enregistrer le vol de Gagarine et l’officialiser

comme un record du monde à la Fédération Aéronautique Internationale (FAI), les soviétiques ont dû soumettre le nom du site de lancement, selon les règles de la fédération. Il était hors de question pour les Russes de révéler le nom et l'emplacement de la zone de lancement, située dans une région désolée du Kazakhstan, dont la vocation expresse était de soutenir le lancement de missiles balistiques intercontinentaux. Deux officiers subalternes d'un institut militaire ont été invités à trouver une solution. L'un d'eux, Vladimir Iastrebov, a rappelé plus tard :

Nous devions nommer le lieu de lancement du lanceur du vaisseau spatial Vostok, mais nous n'étions pas autorisés à mentionner Tyura-Tam, où se trouvait le site de lancement. Pour cette raison, [Aleksei] Maksimov et moi avons sélectionné sur la carte le point de lancement « le plus plausible » [adjacent] qui n'était pas loin de Tyura-Tam. Il s'est avéré que c'était la ville de Baykonur, et depuis lors, avec notre choix, le cosmodrome a obtenu son nom désormais bien connu.

Pendant plus de deux décennies après le lancement de Gagarine, les médias officiels soviétiques ont assidûment maintenu que les fusées soviétiques avaient été lancées depuis un endroit appelé « Baykonur » au Kazakhstan, alors qu'en fait la ville de Baykonur était à trois cents kilomètres du point de lancement réel.

Le site de lancement de Tyura-Tam devient le cosmodrome de Baykonur

Les observateurs occidentaux ont rapidement pu identifier l'emplacement réel à l'aide de données de suivi, mais les Soviétiques ont continué à insister sur le nom de Baykonur. Le nom de « Cosmodrome de Baykonur est devenu usuel au sein des équipes de Tyura-Tam. En 1996, la ville de Leninsk a été officiellement rebaptisée Baykonur.

Le vol de Gagarine a eu un impact extrêmement positif sur l’industrie spatiale soviétique. De très nombreuses récompenses et titres honorifiques ont été distribués. Par une ordonnance du 1er juillet 1961, 6 938 hommes et femmes ont été récompensés par divers prix et promotions. Certains ont

reçu la plus haute et la plus prestigieuse distinction civile nationale en Union soviétique, le titre de héros du travail socialiste. La presse soviétique n’a mentionné que sept noms sur les 7.000 récompensés, tous hauts fonctionnaires du Parti communiste et du gouvernement. Il s’agissait de Khrouchtchev (récompensé pour la troisième fois du titre de héros du travail socialiste), de Kozlov, de Brejnev, d’Ustinov (pour la deuxième fois), de Rudnev, de Kalmykov et de l'académicien Keldysh (pour la deuxième fois). Cinq Concepteurs en chef ont reçu ce titre suprême, mais dans l’anonymat : Korolev, Glushko, Barmin, Pilyugin, Kuznetsov et Yangel. Ils ont été reçus tous les cinq au Kremlin le 20 juin lors d'une cérémonie secrète.