Le vol de Guerman Titov
[1] Cyrus Stephen Eaton (1883-1979) était un philanthrope à succès qui s'était fait connaître au début de la guerre froide en tant que critique virulent de la politique étrangère des États-Unis, en particulier envers les pays communistes. Il a été l'un des fondateurs du premier groupe Pugwash, qui a établi des contacts directs entre les intellectuels soviétiques et américains dans le but de réduire les tensions militaires entre les deux nations.
[2] U. S. Congress, Senate Committee on Aeronautical and Space Sciences, Documents on International Aspects of the Exploration and Uses of Outer Space, 1954-1962, 88th Cong. 1st sess., S. Doc. 18 (Washington, DC: U.S. Government Printing Office, 1963), pp. 202-04.
Malgré la réussite du vol de Gagarine, les plans des missions pilotées futures restaient remarquablement vagues. Aux Etats-Unis, les efforts sur le programme Mercury étaient constants et programmés, côté soviétique, la politique était menée par à coup. De l’extérieur, tout semblait programmé, mais en réalité, les missions étaient formulées au fur et à mesure de l’avancement des projets. Les plans pour le deuxième vol piloté de Vostok remontaient au début de 1956, lorsque les conceptions se concentraient sur une mission d'une journée. Lors d’une réunion à la station balnéaire de Sotchi, sur la mer Noire, à la mi-mai, concepteurs, cosmonautes, médecins, officiers n’avaient pas réussi à se mettre d’accord. Korolev insistait pour un vol d’une journée, alors que Kamanin et les spécialistes en biomédecine souhaitaient un vol limité à 3 ou 4 orbites. Le commandant en chef adjoint de l'armée de l'air, Agaltsov a convoqué une réunion en juin avec certains des médecins les plus éminents de la médecine spatiale, les six cosmonautes de base et le directeur du centre de formation des cosmonautes. Tous les médecins ont unanimement soutenu l'option triple orbite (ou cinq heures). Gagarine, qui venait d'être nommé commandant du groupe de cosmonautes, a apporté son soutien à cette option. Furieux et indigné, Korolev a porté au niveau ministériel le sujet et le président du Comité d'État pour la technologie de la défense, Smirnov, a tranché en faveur de Korolev : la mission serait prévue pour vingt-quatre heures et dix-sept orbites. L’objectif de la mission était de tester deux fois le contrôle manuel du vaisseau spatial, d’effectuer des observations visuelles à travers les fenêtres et prendre des notes, d’effectuer des sessions de communications VHF lors de chaque passage au-dessus de l'URSS et des sessions sur ondes courtes deux fois par heure, de faire de la gymnastique, de déjeuner et dîner, d’utiliser les toilettes ; et enfin de dormir dans l’espace ! Dormir était l’une des expériences les plus importante. Si une personne pouvait dormir dans l'espace dans une combinaison spatiale en apesanteur sans couette ni oreillers, cela signifiait qu'elle pourrait y vivre et travailler ! C'est pourquoi Korolev s'était battu contre Kamanin, plaidant en faveur d'un vol de 24 heures. Pendant trois orbites, on pouvait renoncer au sommeil et à tous les autres besoins physiologiques, y compris un dîner, jusqu'à son retour sur Terre.


Par prudence, Il a tout de même été précisé que l’annonce publique publiée après le lancement réussi, ne préciserait pas de durée exacte de la mission, précisant que la mission avait pour tâche d’étudier les effets de l’apesanteur sur le corps humain dans un vol de « longue durée », sans mentionner l’heure prévue de l’atterrissage. Guerman Titov, la doublure de Gagarine, a eu communication du plan de vol dès le mois d’avril. Korolev est retourné à Moscou en juin 1961, pour diriger personnellement les préparatifs de la mission Vostok-2. Il a supervisé les derniers essais de l’engin spatial à Podlipki du 23 juillet au 26 juillet, puis s’est envolé vers le site de lancement de Tyura-Tam le 31 juillet 1961. Malgré le peu de temps disponibles entre le vol de Gagarine et celui de Titov, les ingénieurs soviétiques avaient réussi à améliorer le lanceur Vostok pour cette deuxième mission habitée, notamment au niveau des outils de télémétrie et de la transmission TV embarquée.
Khrouchtchev a demandé que le lancement de Titov ait lieu au plus tard le 10 août. Korolev lui a confirmé cette date sans en comprendre vraiment la raison. Pourtant l’idée de Khrouchtchev était claire, il voulait donner au monde socialiste un nouvel élan moral avant le début de la construction du
mur de Berlin qui était programmé pour le 13 août. La date de lancement a été établie pour jouer un rôle et avoir un impact dans la politique étrangère soviétique.


Le 6 août 1961, à T-2 heures, Titov, vêtu de sa combinaison spatiale, a lu son discours préparé précisant que son vol spatial était dédié au 22e Congrès du Parti. Il a remercié les créateurs de Vostok-2 et a remercié une fois de plus le Comité central et le gouvernement soviétique pour leur confiance et les a assurés qu'il remplirait cette importante et honorable mission. Vostok-2 a décollé à 08 :59 :57 heure de Moscou. Après une ascension parfaite, l’engin spatial s’est positionné sur l’orbite attendu. La communication officielle a été confirmée vingt minutes après le lancement. Au début du deuxième orbite, alors que Vostok-2 réapparaissait au-dessus de l’URSS, Titov a passé une dizaine de minutes à filmer la surface de la Terre et le ciel. Titov a très vite ressenti des premières nausées liées au mal de l'espace. Gagarine n'avait pas du tout souffert de ce problème. Alors que le vaisseau bouclait sa sixième orbite, Titov, toujours nauséeux mais tentant de rassurer le personnel au sol sur son état de santé, a décidé de prendre son repas composé de trois plats en tube tout en filmant la scène. Mais le mal a persisté et il a très peu mangé régurgitant en partie ce qu'il avait avalé. Pour reprendre des forces il a décidé de dormir, mais s’est réveillé après plusieurs orbites dans le même état comateux. Il a effectué quelques manipulations pour vérifier sa coordination comme cela avait été prévu au cours de la mission, et filmé durant 10 minutes l'horizon de la Terre. Alors que la fin de la mission approchait, son état de santé s'est amélioré et il a bouclé la dernière orbite en parfaite santé.
Pendant la 17ème et dernière orbite complète du vol, Korolev et Smirnov ont parlé personnellement avec Titov et lui ont demandé s’il était prêt pour les opérations finales. Après une certaine confusion liée à la radio, Titov a répondu que tout était en ordre pour l’atterrissage. Il a rangé son télescope, la caméra et le journal de vol et a commencé à surveiller la séquence de rentrée automatisée. La rentrée atmosphérique s’est déroulé de manière aussi chaotique que lors de la mission Vostok 1. Le module de service ne s’est pas détaché du module de descente et la séparation n'a eu lieu que tardivement. Il s'est éjecté du vaisseau comme prévu et a atterri près de Krasny Kout, dans la région de Saratov, à seulement 10 mètres d'une voie ferrée sur laquelle circulait un train à ce moment-là.


Vostok-2 près de Krasny Kout, à côté de Saratov
Selon les statistiques officielles, l’atterrissage de Titov a eu lieu à 10h11. La mission Vostok-2 a duré 25 heures et 18 minutes. L’engin spatial a parcouru 703 143 kilomètres. Gagarine et Kamanin ont eu connaissance du vol de Vostok-2 après sa deuxième orbite ; Ils étaient alors partis au Canada rendre visite au fermier Cyrus Eaton, « le meilleur ami de Khrouchtchev »[1]. Gagarine et Kamanin ont quitté Halifax sur un II-18 après la sixième orbite. Ils ont réussi à rejoindre les rives de la Volga peu après l'arrivée de Titov. Comme pour Gagarine, de nombreux événements de propagande ont suivi le vol de Vostok-2, à commencer par la réception officielle du cosmonaute le 9 août à l’aéroport de Vnukovo près de Moscou, la manifestation organisée sur la Place Rouge, naturellement en présence de Khrouchtchev et de Gagarine et la réception dans le Palais du Kremlin le même soir. La soirée s’est conclu par des feux d’artifice sur la capitale et dans d’autres grandes villes soviétiques. Titov avait 26 ans, il était le plus jeune voyageur de l’espace.
Les messages du Comité central, du Présidium du Soviet suprême de l'URSS et du gouvernement, s’adressaient au peuple de l'Union soviétique, aux peuples et aux gouvernements de toutes les nations
et à tous les peuples progressistes : « Au nom de l'humanité ! Pour le bien de l'humanité ! C'est notre objectif le plus élevé. Les vols spatiaux du peuple soviétique montrent la volonté inébranlable, les aspirations inébranlables de tout le peuple soviétique à une paix durable dans le monde. Nous mettons nos réalisations dans la recherche spatiale au service de la paix, du progrès scientifique et du bien de tous les peuples de notre planète », « Salut à notre peuple, qui a créé, conquis et qui, sous la direction du Parti communiste, ouvrent la voie vers le brillant avenir de toute l'humanité, vers le communisme ! ».


Titov (au centre), Gagarine et Khrouchtchev à l'aéroport de Vnukovo le 9 août 1961
Outre Atlantique, les Américains avaient peu de raisons de se réjouir. Le premier Américain dans l'espace, le lieutenant-commandant de la marine Alan B. Shepard, avait été lancé le 5 mai 1961 dans un vaisseau spatial Mercury. Alors que Gagarine avait volé une orbite complète, vingt-trois jours plus tard, tout ce que la NASA pouvait annoncer était un saut suborbital de quinze minutes et vingt-deux secondes dans l'espace. Un deuxième vol similaire en juillet par le major Virgil Grissom était une maigre consolation. La NASA avait formulé un plan à long terme à la fin de 1959, qui avait pour objectifs « l'exploration habitée de la lune et des planètes proches ». Le président Eisenhower, conscient qu'une course à l'espace avec l'Union soviétique avait débuté, était manifestement peu disposé à engager des ressources pour la gagner à tout prix. Cette impasse changea radicalement au début du printemps 1961 lorsque le nouveau président démocrate, John F. Kennedy, et le nouvel administrateur de la NASA, James E. Webb, ont pris leur fonction. Choqué par la mission triomphante de Gagarine Kennedy a demandé le 20 avril au vice-président Lyndon B. Johnson des recommandations sur les activités spatiales, permettant des « résultats spectaculaires » et une chance de battre les Soviétiques.
Le rapport de Johnson a été officiellement accepté par Kennedy lors d'une réunion le 10 mai, cinq jours après le lancement de Shepard. Le rapport préconisait une accélération sans précédent des efforts américains pour explorer l'espace, en particulier « pour poursuivre des projets visant à renforcer le prestige national ». Le 25 mai 1961, dans la déclaration de politique publique la plus importante de l'histoire de l'exploration spatiale américaine, Kennedy a annoncé à son auditoire la naissance d'un nouveau programme national qui rétablirait le prestige américain :
Je pense que cette nation devrait s'engager à atteindre l'objectif, avant la fin de cette décennie, de faire atterrir un homme sur la Lune et de le ramener en toute sécurité sur Terre. Aucun projet spatial unique au cours de cette période ne sera aussi difficile ou coûteux à réaliser.[2]
Le discours de Kennedy le 25 mai 1961 était un défi - un défi non seulement pour chaque scientifique, chaque ingénieur, chaque militaire, chaque technicien, entrepreneur et fonctionnaire « pour exploiter les capacités de cette grande nation », mais aussi un défi à l'Union soviétique elle-même. Ce discours a été prononcé alors que les Etats-Unis n’avaient à leur actif qu’un peu plus de quinze minutes de vols spatiaux habités. Pourtant, en Union Soviétique, ce discours est passé relativement inaperçu, peu rapporté par les médias soviétiques. Ce discours n’a pas entrainé de modifications importantes des objectifs et des plans soviétiques. Dans la mentalité soviétique, les discours sont faits pour fêter des victoires, pas des plans de victoire. Les soviétiques n’imaginaient pas, qu’avec le discours de Kennedy, un géant industriel venait de se réveiller, une machine puissante, organisée qui bientôt, relayera Spoutnik et Gagarine au second plan. Kennedy, en fin stratège, avait compris que le meilleur moyen de gagner une partie était de faire jouer l’adversaire selon ses propres règles de base, il venait d’établir ces règles.

Discours de Kennedy, le 25 mai 1961