an abstract photo of a curved building with a blue sky in the background

Le grand plan spatial

Le grand plan spatial était très ambitieux. Les ingénieurs ont effectué les premiers travaux de planification et de conception des propulseurs de 1960 à 62, parallèlement à des recherches sur une nouvelle génération de moteurs-fusées électriques chimiques, nucléaires, à hydrogène liquide et à faible poussée. Le décret appelait aussi au développement de nouveaux systèmes de contrôle, d'orientation et de communication, de nouveaux complexes de lancement, de systèmes de commande et de contrôle au sol, de systèmes de combat antisatellites, de vaisseaux spatiaux pilotés de longue durée et des « systèmes pour résoudre des objectifs liés à la défense » en utilisant la navigation géophysique, les communications et les systèmes de satellites météorologiques. Une grande partie du décret était clairement consacrée à des objectifs militaires, reflétant le nouvel intérêt du gouvernement soviétique à militariser l’espace.

Le plan prévoyait pour la période 1960 à 1962 les lancements suivants :

  • Un vol autour de la Lune pour une photographie de meilleure qualité de la face cachée de la Lune (Ye-3) ;

  • Le lancement de satellites Vostok habité par une personne pour la photo reconnaissance de la surface de la Terre ;

  • Le lancement de stations interplanétaires automatiques 1M et 2M, pour des missions vers Mars en 1960 et 1962 ;

  • Le lancement de stations interplanétaires automatiques 1V et 2V pour des missions vers Vénus en 1961 et 1962 ;

  • Le lancement d’engins spatiaux pour un atterrissage lunaire en douceur et un satellite lunaire artificiel-léger, Ye-6 et Ye-7 en 1960-61 ;

  • Le lancement de satellites doubles, Elektron, pour l'étude des ceintures de radiation de la Terre, en 1960 ;

  • Le lancement d’un vaisseau spatial, Zond, pour étudier l'espace interplanétaire en 1961.

Le plan prévoyait aussi pour les trois années suivantes :

  • Une nouvelle fusée avec une masse de lancement de 1 000 à 2 000 tonnes et une masse de charge utile de 60 à 80 tonnes métriques à insérer en orbite comme un satellite ;

  • Un moteur fusé à propergol liquide puissants et performants, soit nucléaire, à hydrogène liquide, ioniques ou à plasma ;

  • Un système de contrôle de vol automatiques et radio de haute précision et des systèmes de télémétrie ;

  • Des systèmes au sol intégrés pour la préparation et le lancement de fusées lourdes ;

  • Un système de satellites en orbite pour relayer la radio et la télévision et à des fins de navigation ;

  • Un système de satellites à différentes altitudes pour l'observation systématique de la surface de la Terre à des fins météorologiques, géophysiques et astronomiques ;

  • Une station orbitale lourde habitable avec un équipage de trois à cinq hommes et une masse de 25 à 30 tonnes métriques ;

  • Un satellite solaire automatique en orbite la plus proche possible du Soleil ;

  • Un véhicule spatial avec un équipage de deux à trois hommes pour un atterrissage lunaire ;

  • Un véhicule interplanétaire avec un équipage de deux à trois hommes pour voler autour de Mars et de Vénus avec une masse de 10 à 30 tonnes lors de l'approche de la planète ;

  • Un véhicule interplanétaire avec un équipage de deux à trois personnes ayant pour mission de débarquement à la surface de Mars et Vénus ;

  • De puissantes fusées intercontinentales ayant une charge utile de 10 à 40 tonnes et une autonomie de 3 000 à 12 000 kilomètres ;

  • Un système de destruction de satellites, de stations et de fusées spatiales sur le territoire de l'URSS ;

  • Des systèmes photographiques et de radio-reconnaissance visant n'importe quelle zone territoire terrestre, systèmes de radiocommunications militaires, systèmes de navigation, etc….

Aujourd’hui, il apparaît clair que ce décret, réalisé à la hâte, était irréaliste. Il ne tenait pas compte des limites des ressources économiques nationales ainsi que des barrières organisationnelles. Pour le ministère de la Défense, principal financeur du programme, les objectifs du vol habité vers la Lune et Mars n’avaient aucune utilité militaire.

Un deuxième décret, publié le même jour, a validé les projets de Chelomey du Kosmoplan, du Raketoplan, de la création d’un missile antinavire et de l’étude de l’ICBM UR-200. En moins d’un an, Chelomey s’était positionné en tant que concurrent de Korolev dans presque tous les domaines des programmes spatiaux et de missiles, des ICBM aux engins spatiaux pilotés, des sondes interplanétaires aux systèmes spatiaux militaires. Chelomey avait créé un empire puissant en absorbant l’OKB-23 de Myasishchev, et son usine associée n° 23, en octobre 1960.

Le climat du programme spatial soviétique avait fortement évolué depuis le lancement du premier Spoutnik, passant de quelques projets isolés à un programme aux ambitions énormes, bien plus ambitieux que le programme américain de l’époque. Une nouvelle concurrence était apparue. Dans un système occidental, la concurrence peut être un atout au développement et à la création. Dans le système soviétique centralisé et socialiste, avec des ressources limitées, elle allait être un facteur de chaos.


[1] Lyndon Johnson & The American Dream (New York: Harper & Row, 1976). p. 145. Referenced in Harford. Korolev. p. 252, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

Le voyage de Khrouchtchev aux Etats-Unis, source INA

Pour accompagner les grandes ambitions de Korolev et de Chelomey, il fallait développer d'énormes et puissants lanceurs pour soutenir les opérations spatiales à grande échelle. Dès 1956, des études sur les lanceurs lourds ont commencé, on a retrouvé dans les archives de l’OKB-1 mention d’un tel véhicule d’une masse de 1 000 tonnes dans une étude datée du 14 septembre 1956. Fin décembre 1959, la position, jusqu’alors assez modéré, des dirigeants soviétiques envers le programme spatial allait brusquement évoluée. Cette évolution est certainement due aux déclarations outre-Atlantique du chef de la majorité démocrate aux Etats-Unis, Lyndon B. Johnson. Johnson avait joué un rôle majeur dans la formation de la NASA, et il avait continué à critiquer les actions inefficaces de l'administration Eisenhower en cours dans un mémorandum sur l'utilisation de l’espace dans l'intérêt de la défense nationale Ce mémorandum a alarmé les Soviétiques. S’adressant aux démocrates en 1958, il a déclaré :

Le contrôle de l'espace signifie le contrôle du monde… Il y a quelque chose de plus important que l'arme ultime, c’est la position ultime - la position qui domine la face

totale de la Terre qui se trouve dans l'espace extra-atmosphérique ... et s'il y a une position ultime, alors notre objectif national et celui de tous les hommes libres doit être de gagner et d'occuper cette position.[1]

L’augmentation sensible du budget de la NASA, dotée de 89 millions de dollars en 1958 et atteignant 740 millions de dollars quatre ans plus tard, et les déclarations de Herbert F. York, directeur de la recherche et du génie de la défense au ministère de la Défense, préconisant une forte composante militaire du programme spatial américain, ont inquiété fortement les Soviétiques. Poussé par les ambitions de la NASA, Khrouchtchev a trouvé un intérêt soudain au programme spatial soviétique. En septembre, il a séjourné aux Etats-Unis durant treize jours, du 15 au 28 septembre 1959. Pour donner à son voyage un aspect plus spectaculaire, il a appuyé son discours sur la mission Luna-2 qui avait atteint la lune le 14 septembre grâce à un lanceur R-7. Durant cette première visite aux Etats-Unis d'un secrétaire général du Parti communiste de l'URSS, Khrouchtchev a effectué une véritable tournée.

Khrouchtchev aux Etats-Unis

Accueilli le 15 septembre à la base militaire d'Andrews par le président américain Eisenhower, il s’est rendu à Washington, à New York, où il a prononcé, le 18 septembre, un discours devant l'Assemblée générale de l'ONU, puis à Los Angeles, San Francisco, Des Moines et Pittsburgh. Lors d'un dîner organisé par le New York economics club en son honneur le 17 septembre 1959, il a prononcé un discours qui a fait forte impression sur les Américains, qui manquaient d'informations fiables à l'époque : « Notre peuple s'est rallié autour de son gouvernement. Notre peuple regorge d'enthousiasme. Les Russes s'efforcent de faire leur devoir au mieux de leurs capacités et de renforcer ainsi encore plus leur régime socialiste. Nous avons développé le missile balistique intercontinental avant vous. A ce jour, vous n'en avez pas vraiment. Mais, après tout, le missile balistique intercontinental est vraiment le centre de la pensée créative humaine ». Le missile balistique intercontinental R-7 était, plus que toutes autres fusées, le moyen de résoudre de nombreux problèmes militaires, stratégiques, politiques, scientifiques, idéologiques et économiques. Les principaux dirigeants politiques de l'Union soviétique n'ont jamais manqué une occasion de jouer leur atout « espace » dans le jeu des affaires étrangères et de rappeler au peuple que seule la direction du Parti communiste et de son Comité central pouvait produire ces réalisations, démontrant ainsi la nette

supériorité du système socialiste. La fusée R-7 était en service sur deux fronts. La version de combat à deux étages devait attendre en sommeil un ordre qui marquerait le début d'une guerre de missiles nucléaires, tandis que la version spatiale, qui comportait des troisièmes et quatrièmes étages, répondrait à l'aspiration de l'humanité à découvrir l'univers et à maintenir le prestige d'une grande puissance. Les essais en vol du R-7A avaient également commencer à la fin de l'année 1958. Ce missile portant la désignation 8K74 avait une portée d'au moins 12 000 kilomètres.

Le 2 janvier 1960, Khrouchtchev a convoqué les principaux acteurs du programme spatial, Korolev, Glushko, Keldysh et Pilyugin, et a affirmé de manière inattendue que les succès soviétiques dans l'espace étaient aussi importants que les fusées militaires. Pour Khrouchtchev, il était évident que les propos de Johnson et York montraient la nature militaire du programme spatial américain. Comme pour le programme spatial américain, la plupart des propositions étaient centrées sur le développement d’un lanceur lourd. Une nouvelle fois, Korolev et Glushko avaient des visions différentes. Korolev voulait créer un nouveau véhicule, alors que Glushko voulait s’appuyer sur l’ICBM R-9. Son idée était de regrouper sept R-9 pour le premier étage, puis 4 pour le deuxième, permettant une masse de lancement du propulseur de 1 500 tonnes. Une version ultérieure remplacerait les moteurs standard RD-111 du R-9 par des moteurs plus puissants et aurait une masse au lancement de 2 000 tonnes. Korolev a refusé cette proposition. Entre février et mars 1960, Korolev et ses principaux associés, Vasiliy P. Mishin, Sergey S. Kryukov et Boris Ye. Chertok, ont travaillé sur un grand plan spatial. Après avoir éliminé les possibilités d’un moteur nucléaire, vu les incertitudes techniques, les quatre hommes ont proposé trois objectifs opérationnels préliminaires pour le nouveau lanceur :

  • Les projets liés à la défense en orbite terrestre basse

  • La création d'un système mondial de satellites de communications spatiales et de prévisions météorologiques

  • L'exploration de la Lune et des planètes intérieures

Cette proposition initiale recommandait d'utiliser des propulseurs LOX pour toutes les étapes du lanceur ainsi que du nucléaire, des moteurs électriques et à hydrogène liquide pour les étages supérieurs. Sous la pression de Mishin et avec les objections de Kryukov, Korolev a accepté d'inviter d'autres concepteurs de moteurs à participer au développement du propulseur, en particulier le concepteur en chef Kuznetsov d'OKB-276, qui avait échoué pour développer les moteurs du R-9 de Korolev.

Ingénieurs dans les bureaux de conception

Connaissant la relation unissant Khrouchtchev et Chelomey, Korolev a accepté à contre-cœur de céder une partie de son monopole sur le nouveau programme spatial soviétique. Dans une version remaniée de son projet de décret, daté du 30 mai 1960, Korolev a inclut le bureau d'études de Chelomey comme un acteur majeur dans l'effort spatial. L’OKB-1 conservait son emprise sur le développement d'un lanceur ultra-lourd. Korolev a rencontré Khrouchtchev au début de juin 1960 pour expliquer son projet, soulignant à la fois son utilité militaire ainsi que des plans plus grandioses pour l'exploration de la Lune, Mars et Vénus. La capacité de la charge utile serait dix fois plus élevée que n'importe quel lanceur existant, et Korolev a promis qu’il serait prêt en 1963, si on lui donnait les ressources nécessaires. En s'écartant des pratiques courantes, Korolev a nommé sa nouvelle série de lanceurs "N" initial de nosityel, voulant dire « transporteur » en russe.

Le « grand plan spatial » a été signé par le Comité central et le Conseil des ministres de l'URSS le 23 juin 1960, officialisé par le décret numéro 715-296 intitulé « Sur la création de puissantes fusées porteuses, satellites, navires spatiaux et maîtrise de l'espace cosmique en 1960-67 ».