L'entrée en lice de Chelomey
problèmes avec les gyroscopes dans les missiles navals, et la question des futurs systèmes antisatellites. A la fin de la réunion, Chelomey a présenté ses plans pour l'espace. Son intervention a été longue et a quelque peu ennuyé le dirigeant soviétique. Chelomey a conclu en demandant à Khrouchtchev l'autorisation de développer son propre lanceur spatial. Il a expliqué que son lanceur spatial serait conçu de telle manière qu'il pourrait également être utilisé comme un nouvel ICBM. Le concepteur attendait ce moment depuis longtemps, il avait travaillé sur les plans de lanceurs (comme l'A-300) et d'ICBM (comme l'A-200). L'ICBM A-200, rebaptisé plus tard UR-200, était au centre des propositions de Chelomey. En utilisant l’indice « UR » qui signifiait missile universel » en russe, il souhaitait montrer que son lanceur aurait un double usage en tant que lanceur spatial et ICBM. Le « 200 » était une estimation approximative de la masse totale de lancement de la nouvelle fusée. Le patron de Chelomey, le président Dementyev, est intervenu également, soutenant prudemment les grands projets de Chelomey.
Mais Chelomey avait besoin de ressources pour mener à bien son programme, notamment d’un bureau de conception et d’une usine de production. Dementyev a suggéré qu'il y avait l'excellent bureau de conception de Myasishchev à Fili avec son usine de production adjacente, l'usine n° 23, qui pourrait être très utile pour Chelomey. Khrouchtchev était mécontent depuis un certain temps des performances des bombardiers de Myasishchev, l’idée était séduisante. Khrouchtchev a demandé à Dementyev de rédiger un décret gouvernemental approprié pour transférer le bureau de conception de Myasishchev et son usine à Chelomey. La réunion d'avril 1960 a sonné le glas non seulement pour les bombardiers de Myasishchev, mais aussi pour sa conception de l'avion spatial M-48. Officiellement, le 3 octobre 1960, le Comité central et le Conseil des ministres ont validé le décret n° 1057-434, le bureau d'études de Myasishchev a été rebaptisé OKB-52 branche n°1. Tous les travaux sur ses projets de bombardiers ont pris fin. Chelomey a proposé à Myasishchev de prendre la direction de la branche n°1, mais il a refusé et a quitté toute l'activité de conception pour prendre la direction de TsAGI, le plus important institut de recherche en Union soviétique. Chelomey avait ainsi montré l’ampleur de ses ambitions, même s’il n’avait encore rien construit dans le domaine spatial, il venait d’hériter de l'une des plus grandes installations de production d'URSS, l'usine Fili de Myasishchev.
[1] K Nikita S. Khrushchev, Khrushchev Remembers: The Last Testament (Boston: Little & Brown. 1974), p. 44.
[2]. Roald Z. Sagdeev, “The Making of a Soviet Scientist. My Adventures in Nuclear Fusion and Space from Stalin to Star Wars” (New York: John Wiley & Sons. 1993). p. 202, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.
[3] Lt. Gen. Aleksey Kalashnikov, "Archives of 'Russian Armaments': Operation 'Bereza ': This Was the First View of Our Missile Shield" (English title). Krasnaya zvezda, December 17, 1994. p. 6; Mozzhorin. And al. eds. Dorogi v kosmos: II. p. 27, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.
[4] Khrushchev, Nikita Khrushchev. pp. 480-81.


Chelomey et son équipe à Tushino
Chelomey, comme Myasishchev et Tsybin, était issu de l'industrie aéronautique. Au début de sa carrière en tant que concepteur en chef, il s’était consacré aux missiles de croisière antinavires, qu'il avait commencé à construire en créant le premier moteur à réaction soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1953, son bureau d'études, l’OKB-51, avait produit un certain nombre de modifications sur le missile allemand Fi-103. Ce missile, comme le 10X, le 10XN, le 14X et le l6X avaient été testé avec plus ou moins de succès à Kapustin Yar à l’époque ou Korolev testait ses premières fusées. Malgré quelques succès lors des essais, aucun d'entre eux n'avait jamais été accepté dans l'armée de l'air soviétique, non seulement en raison de limitations techniques, mais aussi en raison de conflits organisationnels internes au sein de l'armée. Le travail de Chelomey sur les missiles de croisière a pris fin brutalement le 19 février 1953, deux semaines seulement avant la mort de Staline, lorsque le dirigeant soviétique a signé un décret (n°533-271) qui a dissous le bureau d'études de Chelomey. La raison de cette dissolution était une véritable intrigue politique. Le principal concurrent de Chelomey était l’OKB-155 et son bureau d’étude sur les missiles côtiers, dirigé par Mikoyan. Mikoyan avait un allié puissant en la personne de Sergey L. Bérya, le fils du redouté Lavrenti P. Bérya, qui était l'ingénieur en chef du KB-1 basé à Moscou, qui produisait les systèmes de guidage du missile KS-1 Kometa de Mikoyan. Mikoyan et Bérya ont réussi à faire adopter une décision mettant fin au travail de tous leurs concurrents, dont Chelomey. Mikoyan n'a pas seulement hérité de l'usine de Chelomey, mais d’un certain nombre de ses concepteurs et de sa base de données de recherche.
Chelomey a trouvé un poste de recherche au NII-642 à Moscou, mais il n’a pas souhaité en rester là. Sans se laisser décourager par ce revers majeur, il a trouvé suffisamment de soutien au sein du ministère de l'industrie aéronautique pour regrouper vingt de ses anciens ingénieurs, le 9 juin 1954, dans un groupe de conception spéciale (5KG) basé à l'usine n° 500 à Tushino. L'équipe a repris tranquillement le travail sur le missile 10XN, l'un de ses missiles de croisière les plus prometteurs. Chelomey était extrêmement ambitieux, et il était clairement frustré de travailler sur un projet de si petite envergure. Contrairement aux autres constructeurs de l'époque, il se considérait plus comme un scientifique que comme un ingénieur et était l'un des rares constructeurs dans le domaine à avoir l'équivalent d'un doctorat. Il avait écrit des dizaines d'articles et un certain nombre de manuels sur des sujets tels que l'aérodynamique, la théorie des moteurs à réaction et le phénomène de vibrations. Au sein de la communauté scientifique, il était très respecté ; en tant que constructeur à Kapustin Yar, il était tout aussi enclin à résoudre des équations mathématiques complexes qu'à diriger un lancement. A cet égard, il était exactement l'opposé de Korolev, qui avait toujours été un pur technicien avec un
indéniable talent pour l’organisation et la gestion. L'ambition de Chelomey avait continuellement surpris ses collègues les plus proches, et le nombre de revers et d’échecs qu’il avait rencontré n’ont jamais semblé ralentir sa carrière et sa volonté d’accéder au sommet.
Au plus bas de sa carrière en 1954, Chelomey a rédigé une proposition pour un nouveau missile naval de croisière. Il a approché un amiral supérieur de la marine, Pavel G. Kotov, et l'a convaincu en quelques heures que la marine ne pouvait se passer d’une arme aussi nouvelle et originale. Par chance, le ministère de l'industrie aéronautique avait également décidé de créer un certain nombre de bureaux d'études pour se concentrer sur les projets navals. Un panel de scientifiques renommés de l'Académie des sciences, dont Keldysh, a examiné la proposition de missile de croisière navale et l’a recommandé comme un axe de recherche prioritaire. Chelomey a bénéficié également d’un soutien plus puissant. Khrouchtchev a rappelé dans ses mémoires :
Un jour [Chelomey] m'a demandé un rendez-vous pour me montrer un modèle d'un nouveau missile qu'il avait développé. Il a expliqué que c'était un missile tactique comme la bombe volante allemande V-1, mais qu'il avait des caractéristiques spéciales : les ailes pouvaient être repliées et il pouvait tenir dans un long canon. Lorsqu'il a été tiré, les ailes se sont déployées pour qu'il ressemble à un avion. Je pensais que le camarade avait eu une idée originale et utile. . .[1]


Chelomey lors des tests du missile P-5
Chelomey n’avait pas que des soutiens au ministère de la Défense, certains s’opposaient à lui allouer des fonds, mais Khrouchtchev a eu le dernier mot. En août 1955, Keldysh a téléphoné à Chelomey et l'a informé qu'on lui avait assigné une parcelle de terrain vide avec une minuscule usine, l'usine mécanique de Reutov, située dans la banlieue de Moscou. Il pourrait y travailler sur la conception de son nouveau missile. La formation de Chelomey a été officiellement créée le 8 août 1955, le Bureau de conception expérimentale n°52 (OKB-52) deviendra finalement l'une des plus grandes entreprises de défense de l'Union soviétique. Entre 1955 et 1958, Chelomey a concentré toutes son énergie sur son nouveau missile, le P-5, qui a été testé en mer du Nord à partir de sous-marins de la marine soviétique. Son bureau de conception s'est également agrandi ; une équipe d'ingénieurs qualifiés dirigée Aleksandr D. Nadiradze a été attachée à l'OKB-52 en décembre 1957 pour se concentrer sur la recherche de missiles à propergol solide. Le même Nadiradze concevra des décennies plus tard l'un des missiles les plus puissants de l'arsenal soviétique, le SS-20.
Le missile P-5 aura un avenir mitigé. Il était censé être le premier missile naval soviétique à armement nucléaire, un pendant au Regulus de la marine américaine. La fusée de Chelomey, toutefois, était difficile à préparer pour le lancement et avait une précision médiocre. Malgré ces faiblesses, le P-5 a été déclaré opérationnel le 19 juin 1959 et Chelomey et un grand nombre de ses collaborateurs ont reçu des récompenses d'État importantes. Chelomey lui-même a été récompensé du prestigieux titre de héros du travail socialiste.
Chelomey a renforcé sa position auprès de Khrouchtchev en engageant son fils, Sergey Nikitich, en mars 1958 au sein de l'OKB-52 en tant que chef adjoint du département dédié aux systèmes de guidage. Le jeune Khrouchtchev a déclaré qu’il avait rejoint le bureau de Chelomey de sa propre décision, mais il est évident que Chelomey a capitalisé sur ce recrutement. Comme l'a observé plus tard un scientifique du programme spatial :
... Chelomey était un maître absolu dans l'utilisation de ses relations personnelles pour l'avancement de ses ambitions. Nikita Khrouchtchev n’a pas incité Chelomey à promouvoir son fils. Les histoires que j'ai entendues ont donné le scénario complètement opposé. C'était Chelomey qui avait pris l'initiative.[2]
Chelomey a chaleureusement félicité Khrouchtchev pour les qualités de son fils et sa grande expertise. Les relations entre Khrouchtchev et Chelomey ont toujours été obscures, malgré quelques accusations de népotisme et de jalousie pure et simple portées par les autres concepteurs. Il est clair que le dirigeant soviétique a favorisé Chelomey jusqu’à la fin des années 1950. Nous ne saurons jamais si ce favoritisme était lié à l’amitié entre les deux hommes ou à la position de son fils, peut-être les deux. Lors d'un grand défilé militaire tenu à Kapustin Yar en septembre 1958, Khrouchtchev a manifesté des gestes d’amitié en faveur de Chelomey. Comme l'a rappelé un participant : « J'ai remarqué que lorsque Khrouchtchev a visité notre exposition, il a passé une grande partie de son temps – 60 minutes à étudier les stands de Chelomey, alors qu'il ne consacrait que 10 minutes aux missiles conçus par Korolev, Yangel et d'autres "[3] Nous étions six mois après l’arrivée de son fils au sein de l’OKB-52.
L’ascension sociale de Chelomey n’aurait entraîné aucune conséquence pour Korolev et Yangel, si elle ne s’était accompagnée dans les années 1958-59 d’une volonté d’élargir ses horizons. Chelomey était conscient que pour obtenir un véritable prestige, il devait se lancer dans la construction d’ICBM et d’engins spatiaux, et pas uniquement de simples missiles tactiques à courte portée. Sa première idée était d’augmenter la portée de ses missiles de croisière navals. Le Comité central et le Conseil des ministres ont publié un décret officiel le 2 juillet 1958, autorisant les travaux initiaux sur le développement de missiles balistiques ailés à OKB-52. Après le lancement sur une trajectoire balistique, la charge utile réintégrerait la Terre en utilisant ses propres ailes et un moteur à réaction, guiderait son ogive, conventionnelle ou nucléaire, vers sa destination. Les cibles principales seraient évidemment les cuirassés étrangers. La portée prévue du missile balistique était d'environ 8 000 à 10 000 kilomètres.
Ce concept a ouvert la voie de l’ère spatiale à Chelomey, en développant l’idée de lanceurs et d'engins spatiaux. Dès juillet 1959, il a présenté quelques concepts initiaux liés à l'espace au puissant Conseil de Défense du Présidium du Comité central. Les ingénieurs de Chelomey ont commencé à étudier un large éventail de sujets. Contrairement à l'entrée de Korolev dans le programme spatial, Chelomey a pensé grand dès le début. Comme l'a rappelé plus tard le fils de Khrouchtchev :
[Il] a commencé par le plus exotique : le vol vers les autres planètes. Chelomey a craqué pour les moteurs à plasma… un vaisseau spatial volant en spirale autour de la Terre jusqu'à ce qu'il s'en arrache… [puis] se trouve sur une trajectoire vers Mars ou Vénus. Une autre idée ressemblait à un navire : une fusée ailée dans un conteneur serait transportée au-dessus de l'atmosphère, ferait une pirouette complexe pour pouvoir ensuite plonger dans la stratosphère et changer de trajectoire, elle utiliserait des moteurs supplémentaires pour se remettre en orbite. Elle pourrait remplir des missions de reconnaissance, de photographie ou effectuer des bombardements spatiaux. Mais surtout, Chelomey voulait construire un navire piloté ailé. Ce serait très maniable. Il conservé cette idée jusqu’à la fin de ses jours.[4]


Kosmoplan et Raketoplan : séance de retour sur Terre
L’OKB-52 a fait son entrée dans le programme spatial soviétique grâce à deux grands projets : Le Kosmoplan ("planeur de l’espace") et le Raketoplan ("fusée planeur"). Les recherches sur les deux sujets ont commencé en 1959. Chelomey a choisi ces deux noms parce qu’ils se différenciaient des noms communs utilisés par Korolev pour ses vaisseaux spatiaux. Il voulait distinguer ses propres efforts de ce qu'il considérait comme les projets classiques des ingénieurs de Korolev.
Dans sa conception initiale, le Kosmoplan était un véhicule spatial ailé automatisé conçu pour accomplir des missions dans l'espace lointain. Le vaisseau spatial accomplirait sa mission en trois phases distinctes : Le Kosmoplan serait lancé sur une orbite terrestre basse par des lanceurs existants ou futurs, il accélérerait lentement dans une trajectoire en spirale autour de la Terre en utilisant ses propres moteurs, puis accumulerait une vitesse suffisante pour "décoller" dans une trajectoire vers la Lune, Mars ou Vénus. Après avoir accompli sa mission, le Kosmoplan reviendrait sur terre.
Mars était l’objectif principal du Kosmoplan. Sur la planète rouge, l'engin spatial utiliserait des caméras spéciales et des capteurs de sonde pour étudier les phénomènes planétaires. Pour sa
rentrée dans l’atmosphère terrestre, un cône apparaîtrait, comme un parapluie plié, puis s'étendrait hors du véhicule. Après la rentrée atmosphérique à une vitesse de Mach 2, le Kosmoplan larguerait le « parapluie » et l'avion atterrirait finalement sur une piste d'atterrissage d'aéroport. Le Kosmoplan pourrait aussi être utilisé pour des missions militaires de reconnaissance, proche de la terre, à des altitudes de quatre-vingt-cinq à 105 kilomètres.
Le Raketoplan était moins ambitieux que le Kosmoplan. Son objectif était de transporter des charges utiles et des personnes sur des distances intercontinentales à l'aide de véhicules spatiaux réutilisables, il était exclusivement destiné à être utilisé dans l'espace proche de la Terre. Chelomey pensait que le Raketoplan pourrait servir de bombardier futuriste, assez ressemblant au projet du Sanger-Bredt. Les Raketoplan seraient lancés verticalement sur des fusées conventionnelles, puis effectueraient des vols balistiques suborbitaux avec freinage aérodynamique, manœuvre, puis atterriraient dans les aéroports avec un ensemble de turboréacteurs et de train d'atterrissage.


Ivan D. Serbin
Ces deux propositions seraient certainement tombées à l’eau sans le soutien du Parti communiste, du gouvernement et de l'armée. Chelomey pouvait compter sur le soutien de Ivan D. Serbin, le chef du département des industries de défense au sein du comité central, personnage terrifiant, surnommé « Ivan le terrible » pendant son mandat. Au sein du gouvernement, Chelomey a également bénéficié du soutien sans équivoque de Petr V. Dementyev et de Aleksandr A. Kobzarev, respectivement le président et le vice-président du Comité d'État pour la technologie aéronautique. Dementyev a été l'un de ceux qui avait décidé en 1945 de céder le secteur missiles à l'industrie de l'armement. Il voyait sans doute Chelomey comme une issue à l’avenir sombre du secteur aéronautique. Mais Chelomey avait également des ennemis très puissants, principalement Dmitriy F. Ustinov, le président de la commission militaro-industrielle. Ustinov avait soutenu Korolev et Yangel. L’intrusion de Chelomey dans ses affaires était inacceptable, d’autant plus qu’il venait du secteur de l’aéronautique. Mais pendant l’ère Khrouchtchev, même si Ustinov avait un poste très important en tant que président de la Commission militaro-industrielle, il dépendait de Serbin et de Khrouchtchev. Chelomey a très souvent « court-circuité » Ustinov en faisant directement ses propositions à Khrouchtchev, évitant ainsi un rejet d’Ustinov.
Lors de courtes vacances en Crimée, Khrouchtchev a invité Chelomey et plusieurs acteurs importants impliqués dans le développement des missiles navals soviétiques. Trois sujets étaient à l’ordre du jour : la prochaine génération de missiles de croisière navals, les