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L’année de géophysique international et le satellite soviétique

[1] John Hillary, Soviets Planning Early Satellite, The New York Times, 3 août 1955.

[2] I. K Golovanov, K. Korolev, Facts and myths, Nauka, Moscow, 1994, pp. 523-24

[3] USSR Council of Ministers Decree, On the Creation of ‘Object D, January 30, 1956, History and Public Policy Program Digital Archive, Published in Kudriashov (2011), 31-33. Selected, edited, and annotated by Asif Siddiqi and translated by Gary Goldberg.

http://digitalarchive.wilsoncenter.org/document/165447

[4] Nikita Khrushchev, Khrushchev Remembers: The last Testament, Editeur‏: ‎ Little Brown And Company Boston janvier 1970

[5] Ibid.

1957 réunion du Bureau de la Commission Spéciale de l'AGI à Bruxelles. De gauche à droite, Vladimir V. Belousov (vice-président, URSS), Lloyd Berkner (vice-président, États-Unis), Marcel Nicolet (secrétaire général, Belgique), Jean Coulomb (membre, France) et Sydney Chapman (président, Royaume-Uni)

De gauche à droite, les délégués soviétiques, le professeur Ogorodnikov, le professeur Leonid Sedov (1907 - 1999) et le professeur V. Krassovsky au 10e Congrès de la Fédération astronautique internationale à Church House, Westminster, Londres, le 31 août 1959.

Le travail sur les satellites russes se serait poursuivi tranquillement sans l’aide d’un évènement international, bien médiatisé hors Union Soviétiques. Au printemps 1950, un groupe de scientifiques américains dirigé par James A. Van Allen s’est réuni à Silver Spring, dans le Maryland, pour discuter de la possibilité de créer un programme scientifique international visant à étudier l'atmosphère supérieure et l'espace extra-atmosphérique au moyen de fusées-sondes. Le soutien des scientifiques d'Europe occidentale a permis de développer l'idée d’un programme mondial coïncidant avec une période d'activité solaire intense du 1er juillet 1957 au 31 décembre 1957. Les participants ont nommé cette période l'Année géophysique internationale (AIG) et ont créé le Comité spécial de l'année géophysique internationale (ou « CSAGI »). Les soviétiques comptaient quelques représentants dont l'académicien Ivan P. Bardin, vice-président de l'Académie des sciences dans ce Comité, mais étaient assez peu actifs. Ils ont appris à cette occasion que les Etats-Unis avaient approuvé un plan pour mettre en orbite pendant l'AIG des satellites artificiels. Cette proposition de satellite a clairement surpris la délégation soviétique. A l'automne 1954, l'Académie a créé la Commission interministérielle pour la coordination et le contrôle des travaux dans le domaine de

l'organisation et de la réalisation des communications interplanétaires. L'académicien Leonid I. Sedov, expert en dynamique des gaz, a été désigné comme président de la commission. Cette commission a eu très peu d'influence sur le programme spatial soviétique. Sedov a participé à de nombreuses conférences internationales pour parler de l'avenir de l'exploration spatiale, d’une manière très générale, aucun des membres de la commission n'avait de lien ou de contact direct avec le programme spatial.

Au cours du sixième volet astronautique international se tenant à Copenhague, l’attaché de presse du président américain Dwight D. Eisenhower, James C. Hagerty, a annoncé que les États-Unis lanceraient de « petits satellites tournants autour de la Terre » dans le cadre de leur participation à l'AIG. Pour ne pas être en reste, Sedov a convoqué le même jour une conférence de presse à l'ambassade soviétique de Copenhague, et devant une cinquantaine de journalistes, a annoncé : « A mon avis, il sera possible de lancer un satellite artificiel de la Terre dans les deux prochaines années. » Il a ajouté : « La réalisation du projet soviétique peut être attendue dans un avenir proche »[1] . Il est peu probable que Sedov ait parlé de sa propre autorité. Certes, il y a eu beaucoup de discussions sur la possibilité de satellites soviétiques à ce moment-là, mais aucun projet n'avait réellement reçu d’approbation.

La proposition de satellite de mai 1954 de Korolev et Tikhonravov n'avait pas suscité un grand engouement au plus haut niveau soviétique. Malgré ce faible enthousiasme, Tikhonravov, avec l'accord de Korolev, avait continué à améliorer son programme et avait adressé ces nouveaux rapports à Pashkov. Korolev, plus politique, avait insisté sur le fait que « la création d'un satellite aurait une importance politique énorme, montrant le haut niveau de développement de la technologie de notre pays ».

L'annonce de l'administration Eisenhower fin juillet a accéléré les choses. Le 8 août Tikhonravov a envoyé à Pashkov et à Korolev un nouveau projet intitulé « Informations de base sur la signification

scientifique du satellite le plus simple et les coûts proposés ». Pashkov a demandé à son patron Ryabikov de tenir une réunion du comité spécial pour discuter de la question. Encouragé par l'intérêt du gouvernement, Korolev a décidé de viser beaucoup plus haut qu'un simple satellite. Dans une proposition qui souligne sa volonté de développer un programme spatial, il a demandé à l'un de ses chefs de secteur à OKB-1, Yevgeniy F. Ryazanov, de préparer rapidement un rapport technique sur la possibilité d'envoyer une sonde sur la Lune en utilisant des versions modifiées de l'ICBM R-7. Ryazanov a proposé deux variantes différentes avec un missile à trois étages, l'un utilisant la combinaison classique oxygène-kérosène liquide et l'autre utilisant du monoxyde de fluor et un propulseur d'éthylamine. Le premier lancerait une sonde pesant 400 kilogrammes, le second pouvant emmener une sonde de 800 à 1 000 kilogrammes.

La réunion du Comité spécial s’est tenue le 30 août 1955. Outre le président du comité Ryabikov, Korolev et Keldysh étaient présents, ainsi que le colonel Aleksandr G. Mrykin. Lors de cette réunion, Korolev a évoqué ses satellites et ses sondes lunaires mais s’est heurté à la résistance de Mrykin. Connu pour son tempérament renfrogné, Mrykin n’était pas réceptif aux arguments de Korolev sur l’importance politique d'un satellite soviétique. L'officier d'artillerie a dit à Korolev que ce ne serait que lorsque le R-7 aurait terminé ses essais en vol qu'ils considéreraient le projet de satellite. Heureusement pour Korolev, il avait le soutien de Keldysh qui pesait dans la balance. Après de longs débats, Ryabikov a approuvé l'utilisation d'un ICBM R-7 pour le programme de satellite moderne. Les sondes lunaires étaient considérées comme trop novatrices. Korolev a bénéficié de deux facteurs importants pour emporter cet accord, l'utilisation possible d'un satellite à des fins militaires et l'annonce par l'administration Eisenhower d'un programme de satellite AIG.

Korolev a commencé à collecter de nombreux articles scientifiques et américains sur les projets de satellite. Il voulait savoir ce que préparait Von Braun. Il n’y avait qu’une seule traductrice anglaise au NII-88 : Nina Ivanovna Kotenkova. Korolev est rapidement tombé amoureux d’elle. Il épousera Nina le 1er septembre 1949, après un divorce difficile.

Armé de l'approbation de Ryabikov, Korolev a assisté à une deuxième réunion le même jour dans les bureaux du « secrétaire scientifique en chef » de l'Académie des sciences. Gennadiy V. Topchiyev. De nombreux autres scientifiques et concepteurs, notamment Keldysh, Tikhonravov et Glushko, étaient présents. Korolev a rapporté à l'assemblée que le Conseil des concepteurs en chef, lors d'une réunion récente, avait procédé à un examen détaillé des modifications du R-7 d'origine en un véhicule capable de lancer un satellite en orbite. Il a conclu son discours en appelant à la construction et au lancement d’une série de satellites, dont l’un avec des animaux en précisant : « En ce qui concerne la fusée d'appoint, nous espérons commencer le premier lancement en avril-juillet 1957 ... avant le début de l'Année géophysique internationale.[2] » Si les États-Unis prévoyaient de lancer pendant l'AIG, les

Annonce dans la revue Science du 25 novembre 1955 du programme américains de lancement de satellite.

Soviétiques lanceraient le leur quelques mois avant le début de l'AIG. Les scientifiques présents à la réunion ont accepté le projet. Sur la recommandation de Korolev, Keldysh a été désigné président de la commission ; Korolev et Tikhonravov seraient ses adjoints.

L'approbation par l'Académie des sciences de mener un programme de recherche purement scientifique a accéléré considérablement les choses. Dans les mois qui ont suivi, plusieurs réunions importantes ont eu lieu, à la fois menées par la commission de Keldysh et par le Conseil des concepteurs qui ont précisé les détails du projet. Entre décembre 1955 et mars 1956, Keldysh a consulté un nombre important d'éminents chercheurs pour affiner les expériences scientifiques. Il s’agissait de scientifiques soviétiques célèbres, dont beaucoup de noms étaient de notoriété publique, contrairement à ceux qui étaient en train de développer le vaisseau spatial. Il s’agissait d'une opération de grande envergure avec une coordination unique, ce qui, en raison de sa nature civile, n'avait aucun précédent. L'approbation gouvernementale n'avait pas encore été donnée, aucune fusée n’était disponible, mais l'ampleur et les tâches immédiates occultaient cette question importante pour le moment.

Il a fallu environ quatre mois pour que l’accord verbal de Ryabikov se traduise par un décret officiel du gouvernement soviétique. En tant que projet purement scientifique géré par l'Académie des sciences, il n’était pas considéré comme une priorité absolue. Le Conseil des ministres de l'URSS a publié un décret le 30 janvier 1956, appelant à la création d'un satellite artificiel non orienté[3] . Le document approuvait le lancement d'un satellite, désigné « Objet D », en 1957 à temps pour l'AIG. Selon les calculs de Tikhonravov, la masse du satellite était limitée à 1 000 / 1 400 kilogrammes, dont 200 à 300 kilogrammes seraient des instruments scientifiques. En dehors de l'Académie des sciences, cinq ministères industriels seraient impliqués dans le projet. La responsabilité de préparer les plans de l'Objet D incombait à Sergey S. Kryukov, chef de département à l’OKB-1. Tikhonravov a joué le rôle de « consultant scientifique en chef ».

Le décret a confié à l’Académie soviétique des sciences la tâche d’utiliser l’Objet D pour étudier les quatre disciplines suivantes :

Géophysique - les études des champs gravitationnels et magnétiques, la forme de la Terre, la recherche sur l’ionosphère et son influence sur la propagation des ondes radio et la structure de la haute atmosphère ;

Physique - les études du rayonnement spatial et l’observation des effets de la théorie de la relativité ;

Biologie - études sur la présence de longue durée d’organismes vivants à bord de satellites artificiels ;

Astronomie - études du Soleil, dangers des météores et photographie de la surface de la Terre.

Korolev se trouvait à Kapustin Yar lorsque la résolution a été adoptée. Il préparait les tests nucléaires du R-5M, une expérience bien plus importante pour l’avenir de l’OKB-1 que les projets de satellite. Korolev ne s’était pas satisfait du seul décret, il voulait un engagement réel de Khrouchtchev. Cette opportunité s’’est présenté en février 1956 lors d'une visite d'État des principaux responsables à l’OKB-1. Khrouchtchev, escorté par les principaux membres du Présidium Bulganin, Molotov et Pervoukhine, ainsi que le ministre Ustinov, s’étaient rendus sur place pour féliciter l’OKB-1 de son récent succès avec le R-5M et aussi pour évoquer l’avancement du projet ICBM R-7.

Lors de la visite, le 27 février, Korolev et le directeur du NII-88 Aleksey S. Spiridinov ont reçu la délégation. La visite s’est terminée par une présentation d'un modèle grandeur nature de l'ICBM R-7. Les invités ont été impressionnés par la taille du véhicule. Korolev a réalisé une brève présentation du missile. Khrouchtchev semblait satisfait après le rapport, visiblement impressionné par les capacités du missile. Ustinov a rapporté que seulement cinq ogives seraient nécessaires pour détruire la Grande-Bretagne, et sept à neuf pour la France. Khrouchtchev était comblé d’entendre qu’avec cette fusée géante, l’Amérique n’était plus inaccessible pour les armes nucléaires soviétiques.

Dans ses mémoires, Khrouchtchev a souligné à quel point il avait été étonné par le travail de Korolev : « Je ne veux pas exagérer mais je dirai que nous sommes restés bouche bée devant ce qu’il nous a présenté. … Nous nous sommes promenés autour de la fusée, la touchant pour voir si elle était solide. Nous étions comme des moutons découvrant un nouvel enclos. »[4]

Après une présentation très (trop) technique de Glushko, Korolev a ajouté innocemment : « Nikita Sergueïevitch [Khrouchtchev], nous voulons vous présenter une application de nos fusées pour la recherche dans les couches supérieures de l'atmosphère. Et pour des expériences en dehors de l'atmosphère.[5] » Le dirigeant soviétique a exprimé un intérêt poli, même s'il est clair à ce moment-là que la plupart des invités étaient fatigués et ennuyés par la longueur de la visite. Korolev a montré rapidement dans un coin de la pièce un modèle de satellite artificiel. Il a expliqué à la hâte qu'il était possible de réaliser les rêves de Tsiolkovsky avec l'utilisation du missile R-7. Korolev a souligné que les États-Unis avaient intensifié leur programme de satellites, avec le lanceur américain « skinny ». Korolev a expliqué rapidement que le satellite, peu impressionnant par rapport à la fusée, disposait d’un potentiel illimité. En survolant le monde, rien ne pourrait échapper à son œil photographique. C’était l’espion idéal, il serait détesté des Américains, surtout si les soviétiques le lançaient en premier. Le R-7 soviétique pourrait largement surpasser le projet américain en termes de masse du

satellite. En conclusion, il a ajouté que les coûts d'un tel projet seraient faibles car les dépenses de base avaient déjà été réalisé dans le booster R-7.

Khrouchtchev a manifesté un certain intérêt et il a demandé à Korolev si un tel plan n’allait pas nuire au programme de recherche sur le R-7 en tant qu’arme qui restait l’objectif prioritaire. Korolev a réagi en expliquant que contrairement aux États-Unis, qui dépensaient des millions de dollars pour développer une fusée spéciale pour lancer un satellite, les Soviétiques avaient juste à remplacer l'ogive par un satellite sur le R-7. Khrouchtchev a hésité une seconde, peut-être méfiant vis-à-vis des propos de Korolev, mais a répondu : « Si la tâche principale n’en souffre pas, faites-le ».

Après plus de deux ans de lobbying, le projet de satellite artificiel devenait une réalité. Il devait son approbation à l’abnégation de Korolev plus qu'à quiconque, Tikhonravov avait fourni l'expertise technique et Keldysh avait aidé avec son influence politique, mais c’étaient finalement les demandes, lettres, réunions, rapports et supplications répétées de Korolev qui avaient forcé la décision. Il a aussi bénéficié d’un climat propice. Grâce à ses succès avec la série de missiles balistiques, il était devenu chez les militaires un constructeur hors pair. Seul, Korolev n’aurait certainement pas pu concrétiser son projet mais il a bénéficié aussi d’évènements exogènes tels l'annonce de l'administration Eisenhower, la conférence de presse de Sedov, la chute du pouvoir de Bérya dans l'industrie de l'armement nucléaire, ou encore la montée en puissance de Khrouchtchev.