Recherche sur un satellite artificiel
A cette période et parallèlement à cette commission, Korolev et Tikhonravov devaient convaincre les principaux officiels de l’Armée de l’idée du satellite. Korolev a d’abord contacté le directeur adjoint du NII-4, le major général Georgiy A. Tyulin, son vieil ami de l'époque allemande. Ce dernier n’était pas particulièrement enthousiaste, et Korolev n’est pas parvenu à le convaincre complètement de donner son assentiment. Tikhonravov a plus de succès ; il a réussi à obtenir le soutien du maréchal Vasiliyevskiy, qui, après avoir lu le rapport, a répondu avec enthousiasme : « Camarade Tikhonravov, Si vous avez des problèmes, appelez-moi à tout moment. ... »[2] . Malgré la frilosité de Tyulin, Korolev a préparé trois exemplaires du rapport de Tikhonravov accompagné par une traduction d'articles sur les satellites publiés en Occident. Il a adressé un exemplaire de ce rapport à Ryabikov (vice-ministre de la construction moyenne de machines), à Ustinov (ministre de l'Industrie de la Défense) et à Pashkov (chef du département de Ryabikov chargé des missiles). Le document de Tikhonravov, remarquable même de nos jours a été classé top secret pendant trente-sept ans. Il a finalement été publié dans sa forme originale en 1991, juste avant la dissolution de l'Union soviétique. Le mémorandum, intitulé "Un rapport sur un satellite artificiel de la Terre", commence ainsi :
A l'heure actuelle, il existe de réelles possibilités technologiques pour les fusées d'atteindre la vitesse nécessaire à la création d'un satellite artificiel de la Terre. L'option la plus réaliste et la plus réalisable nécessitant le laps de temps le plus court possible est la création d'un satellite artificiel de la terre sous la forme d'un dispositif automatique qui serait équipé d'un équipement scientifique, aurait un contact radio avec la terre et ferait le tour de la terre à une distance de l'ordre de 170 à 1 100 km. Nous appellerons cet appareil le satellite le plus simple.[3]
Le rapport complet était divisé en deux grandes sections, l'une axée sur les objectifs immédiats d'un programme spatial et l'autre sur les objectifs à long terme. Les objectifs immédiats étaient les suivants :
• Créez et lancez le satellite le plus simple en orbite terrestre
• Lancer un humain sur une trajectoire « verticale » dans l’espace
• Récupérer une partie du satellite le plus simple de l’orbite terrestre
Ces trois objectifs devaient être réalisés en parallèle les uns des autres avec le développement de l’ICBM R-7 . Dans ce document, Tikhonravov est entré dans des détails assez inhabituels pour un rapport destiné aux bureaucrates du gouvernement, laissant aujourd’hui encore des doutes sur la réelle interprétation faîte par les dirigeants. La description du satellite le plus simple comprenait des explications sur sa trajectoire de lancement, les caractéristiques des différentes orbites potentielles, les différents systèmes d'orientation, les sources d'énergie et l'instrumentation embarquée. Il mentionnait qu'une "cassette spéciale" contenant des données scientifiques serait récupérée. En outre, un système de télévision de 300 kilogrammes serait installé sur le satellite pour transmettre des images de la Terre. Reconnaissant que la création d'un satellite orienté serait une tâche complexe, Tikhonravov a écrit :
En cas d'impossibilité d'une solution rapide [à l'installation d'un système d'orientation], il serait possible d'avoir un [satellite] non orienté. Le lancement du premier satellite dans notre pays aura également une grande importance politique.
La masse totale du véhicule était de 3 000 kilogrammes, composée de systèmes d'orientation, de source d'énergie, de systèmes de communications, d’un téléviseur, d’une cassette récupérable, d’un appareil scientifique et d’un conteneur pour un animal. La deuxième section du rapport traitait du lancement d'humains vers l’espace. Bien qu’aucune fusée particulière ne soit mentionnée, il était probable que la référence n’était pas le R-7, mais des missiles plus modestes, comme le R-2 ou le R-5, dans leurs versions scientifiques. L'expérience de l'industrie aéronautique serait utilisée pour concevoir et construire un cockpit approprié pour un passager unique.
Dans la troisième section, Tikhonravov abordait les méthodes du retour de l'intégralité du satellite ou d’une partie de celui-ci vers la Terre. Le retour balistique et la rentrée à l'aide d'ailes étaient détaillés. La dernière section traitait des travaux futurs :
• Création d'un « satellite expérimental avec des humains »
• Création d'une « station satellite »
• Problèmes pour atteindre la Lune
Il est clair que l'objectif principal de Tikhonravov et de Korolev était de mettre un à deux humains en orbite terrestre à bord d'un satellite. La notion de « station satellite » n’était qu'une extension du vol spatial piloté ; l'assemblage orbital serait utilisé comme un moyen de créer une grande station spatiale en orbite terrestre avec un équipage de spécialistes. C’était la première fois dans un document soviétique qu’il était mentionné l’envoi d’engins spatiaux vers la lune. Tikhonravov a décrit un engin spatial d'une tonne et demie capable d'atterrir sur la Lune puis de revenir sur Terre au moyen d'un freinage atmosphérique. Une fusée de type "paquet" à trois étages d'une masse au décollage de 650 tonnes pourrait être utilisée à cet effet ; il a reconnu que les performances du moteur devraient être considérablement améliorées pour une telle mission.
En conclusion, Tikhonravov a énuméré un certain nombre d'objectifs du programme se concentrant principalement sur les aspects scientifiques, mais a noté que la création d'un satellite artificiel serait d'une grande importance pour la "défense".
La lettre jointe de Korolev était courte et précise :
A votre demande, je joins le mémorandum du camarade M. K. Tikhonravov, « Un rapport sur un satellite artificiel de la Terre » ainsi que quelques articles des américains sur leurs travaux en cours dans ce domaine. Le développement actuel du [R-7] nous permet d’envisager la possibilité de développer dans un proche avenir un satellite artificiel. En réduisant quelque peu la masse de la charge utile, nous pourrons atteindre la vitesse finale de 8. 000 m/s nécessaires pour un satellite. Le produit - satellite - peut être réalisé sur la base du nouveau [R -7] en cours de développement, mentionné ci-dessus, mais avec des modifications majeures de ce dernier. Il me semble qu’à l’heure actuelle, il y a la possibilité et l’opportunité d’organiser un département de recherche scientifique [au NII-88] pour effectuer les premiers travaux exploratoires sur un satellite et des travaux plus détaillés sur les problèmes complexes identifiés pour réaliser cet objectif.[4]
Ces deux documents étaient les premiers actes du programme spatial soviétique et témoignaient de la vision de Korolev et de Tikhonravov. La plupart des objectifs ont finalement été atteints, bien qu'en 1954, aucun des participants impliqués ne pouvait prévoir l'impact éventuel de ce rapport.
Korolev, malgré ces courriers, n’est pas parvenu à obtenir un accord officiel. Cependant, sa demande semble avoir été transmise à différents niveaux du gouvernement et est parvenue au bureau du chef de l'industrie de la défense Malyshev, officiellement ministre de la Construction de machines moyennes. Convaincu par les arguments de Korolev, Malyshev, ainsi que trois autres hauts fonctionnaires de l'industrie de la défense, a soumis une proposition au dirigeant soviétique. Malenkov a demandé la permission de mener à bien des travaux sur les questions scientifiques et théoriques liées aux vols spatiaux. Sans doute intéressé par les applications militaires du satellite de Tikhonravov, Malenkov a approuvé la suggestion.
Pour le gouvernement, la priorité restait axée autour du développement du missile R-5M, et bien sûr de l’ICBM R-7. Il s'agissait cependant de la toute première intervention du gouvernement soviétique sur une question liée à l'exploration spatiale.
[1] Georgiy Stepanovich Vetrov, The First Satellite: Historical Limits (English title), Novosti kosmonavtiki 16 Uuly 2S-August 10. 1997), cité par Asif A. SIDDIQI dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.
[2] I. K Golovanov, K. Korolev, Facts and myths, Nauka, Moscow, 1994, p. 519
[3] M. K. Tikhonravov, Memorandum on an Artificial Earth Satellite, May 26, 1954, History and Public Policy Program Digital Archive, Published in Raushenbakh, editor (1991), 5-15. Selected, edited, and annotated by Asif Siddiqi and translated by Gary Goldberg.
http://digitalarchive.wilsoncenter.org/document/165393
[4] Letter by S. P. Korolev with Enclosed Report by Tikhonravov, On the Possibility of the Development of an Artificial Earth Satellite, May 26, 1954, History and Public Policy Program Digital Archive, Published in Keldysh , editor (1980), 343. Selected, Edited, and Annotated for CWIHP by Asif Siddiqi. Translated for CWIHP by Gary Goldberg.
Dans le même temps, l’équipe de Mikhail K. Tikhonravov au NII-4 a commencé des travaux de recherche sur de nombreuses questions scientifiques et techniques liées au développement de satellites artificiels de la Terre. En 1953, lorsque le travail sur l’ICBM s’est accéléré, l’équipe de Tikhonravov a abandonné son sujet sur les fusées à plusieurs étages, et s’est consacré à la recherche satellitaire. L’équipe a publié plusieurs ouvrages répondant aux questions suivantes :
• Quels types de satellites pouvaient être lancés par la première version du R-7 ?
• Quel type d'équipement pouvait-on y placer ?
• Comment devaient-ils être contrôlés ?
• Quels étaient les objectifs des satellites, militaire ou scientifique ?
Tikhonravov, avec le soutien de Korolev a officialisé ses travaux. Il a pris rendez-vous avec Georgiy N. Pashkov, le chef du département des missiles au ministère de la construction de machines moyennes, pour lui présenter ses projets. Lors du rendez-vous, il a montré à Pashkov un grand nombre de coupures de presse occidentale décrivant des « plans américains de satellite artificielle ». Puis, il lui a présenté les croquis et études détaillées réalisés par ses équipes, lui montrant qu’un lancement de ce type était à la portée de la technologie soviétique, et que le satellite envoyé dans l’espace serait dix fois plus gros que le satellite américain. Pashkov a été très impressionné par la présentation de Tikhonravov, et le 1er septembre 1953, un programme officiel consacré à la création d'un satellite artificiel a été approuvé.
Projet de satellite 1954
Le groupe de Tikhonravov, composé principalement de Bazhinov, Maksimov, Soldatova et Yatsunsky, a coordonné son travail avec l’OKB-1. Ce programme officiel sur deux ans était basé sur dix grandes thématiques pour étudier la faisabilité du lancement de satellites artificiels :
• Développement de méthodes de calcul de trajectoires optimales pour l’insertion de satellites en orbite
• Effets des facteurs externes sur l'abaissement des orbites des satellites
• Effets d'une mauvaise insertion orbitale sur le fonctionnement des satellites
• Analyse de l'utilisation de l'énergie solaire sur les satellites
• Analyse de l’orientation des satellites en orbite
• Conceptions préliminaires des satellites non orientés et orientés
• Recherche sur l’observation du mouvement des lanceurs et des satellites lors de l’insertion orbitale et postérieurement
• Analyse de la régulation de la chaleur au sein des satellites
• Analyse des dangers de l’impact des météorites sur les satellites en orbite terrestre
• Analyse de la possibilité de renvoyer des capsules automatisées et pilotées depuis l'orbite terrestre
Assis, de gauche à droite : Galkovsky, Maximov, Soldatova,Tikhonravov, Yatsounsky, debout : Moskalenko, Gourko, Bajinov.
A la fin de 1953, Korolev a commencé à consolider tous les travaux en cours et a demandé officiellement au gouvernement soviétique de valider le projet spatial. Trois facteurs ont incité Korolev à prendre une telle décision : Premièrement, la disparition de Staline et de Bérya permettait de proposer un tel projet sans craindre de représailles, deuxièmement, son ICBM commençait enfin à prendre forme, et enfin, les travaux sur le satellite artificiel appuyaient sa thèse. En décembre 1953, alors qu'il préparait le décret d'approbation des travaux sur le R-7, Korolev a inséré les lignes suivantes dans son texte :
Nous devrions organiser au NII-88 un département de recherche scientifique dans le but de travailler sur les problèmes [avec l'Académie des sciences] des vols à des altitudes de 500 km ou plus, et aussi travailler sur des questions associées à la création d'un satellite artificiel de la Terre et à l'étude de l'espace interplanétaire à l'aide du R-7.[1]
Korolev savait qu’il ne pourrait porter seul le sujet. Le 23 janvier 1954, il s’est entretenu longuement avec Keldysh pour organiser une réunion entre les scientifiques du NII-4 et le département de mathématiques appliquées afin de coordonner tous les efforts. Le 7 février, Korolev a sondé pour la première fois son responsable Ustinov, ministre des Industries de la Défense, sur le sujet des satellites. Ustinov lui a fait savoir qu’il se positionnerait lorsqu’il aurait un rapport complet sur son bureau. Korolev a appelé immédiatement Tikhonravov en lui demandant de préparer un rapport officiel pour le lancement d’un satellite. Tikhonravov et deux de ses principaux assistants, Yatsunsky et Maksimov, ont transmis un projet à Korolev qui l’a amendé avec l’aide de Mishin, de Bushuyev et de Glushko.
Une première réunion a lieu le 16 mars dans les bureaux de Keldysh à l’Académie des sciences, en présence des scientifiques du département des mathématiques appliquées, des ingénieurs du NII-4, ainsi que de scientifiques soviétiques renommés. Une version provisoire du rapport a été rédigée fin mars, et Keldysh a présenté le sujet devant le président de l'Académie des sciences, Aleksandr N. Nesmeyanov, le 24 avril. La version finale a été rédigée le 13 mai. Le 25 mai, Korolev et Tikhonravov ont assisté à une cérémonie officielle du Présidium de l'Académie des Sciences, sous l’égide du Président Nesmeyanov pour obtenir le soutien officiel de l'Académie. A l’issue de trois heures de réunion, le plan a été entièrement accepté. Tikhonravov a écrit plus tard dans son journal personnel : « Tout a été signé … on peut dire que la première étape est terminée. »
Une commission des vols spatiaux a été créée au sein de l’Académie des sciences pour coordonner les recherches scientifiques liées aux satellites. Officiellement dénommée, Commission interministérielle pour la coordination et le contrôle des travaux scientifiques et théoriques dans le domaine de l’organisation et de la réalisation des communications interplanétaires du Conseil astronautique de l’agence des sciences de l’URSS, elle était composée de 27 scientifiques éminents, parmi lesquels on trouvait des personnalités telles que le physicien Pyotr L. Kapitsa qui avait refusé sous Staline de travailler sur la bombe atomique russe, le président de l’académie des sciences Anatoly A. Blagonravov, expert en génie militaire, Nikolaï N. Bogolyubov, mathématicien de renom, et bien d’autres. Il y a eu relativement peu de communication autour de la création de cette commission qui marquait pourtant l’intérêt des soviétiques à la construction et au développement des satellites.