Le culte du secret
L'académicien Sedov, ancien président de la Commission des communications interplanétaires, a été autorisé à voyager publiquement et à parler en bonne place du programme spatial soviétique, probablement parce qu'il n'avait aucune responsabilité directe ni aucun lien avec qui que ce soit dans le programme. Korolev a invité Sedov à un lancement de R-7, sur place, Sedov a surpris tout le monde en demandant à Korolev où se trouvait le satellite !
Difficile d’imaginer ce que Korolev, Glushko, Pilyugin, Barmin et Tikhonravov devaient ressentir en regardant Sedov voyager à travers le monde, prononcer des discours devant un public émerveillé, qui croyait voir l’un des fondateurs du programme spatial soviétique. Outre Sedov, le Comité central avait désigné un certain nombre d'éminents scientifiques qui n'avaient que peu ou pas de lien avec le fonctionnement réel du programme spatial, pour voyager à l'étranger et parler avec autorité des réalisations spatiales soviétiques. Lorsqu'ils prenaient la parole, ces académiciens – comme Ivan Bardin, Anatoliy Blagonravov, Leonid Sedov, Evgenii Fedorov et Boris Petrov – évoquaient soit des généralités très banales, soit des détails issus des expériences scientifiques menées.
Finalement, le secret s’est atténué avec le temps et les noms ont été publiés. Des six concepteurs en chef originaux dont les noms ont été classés top secret en 1957, tous finiraient par voir leurs noms dans la presse, sauf un, le fondateur et instigateur du premier pas de l'humanité dans le cosmos, Sergey Pavlovich Korolev.
"Je veux que la plume soit égale à la baïonnette !", un vers du poème Domoi ! (En route vers la maison !) de Vladimir Maiakovskii (1893-1930)


Alors que le tumulte médiatique autour de Spoutnik commençait à s'intensifier en Occident, le 9 octobre, la Pravda a publié un long rapport détaillant la construction et la conception du satellite. La version finale du communiqué officiel de l’agence TASS avait été approuvée dix jours plus tôt avec l'aide de l'idéologue du parti et membre du Politburo Mikhail Suslov. Le communiqué de presse ne contenait aucune information sur qui avait construit le satellite, qui l'avait lancé, quel type de fusée avait été utilisé, d'où il avait été lancé, pourquoi il avait été lancé et qui avait décidé de le lancer.
Cette théorie du secret n’était pas récente en Union Soviétique. S'inspirant d'une longue tradition de censure à l'époque impériale, les bolcheviks avaient apposé leur empreinte particulière sur le contrôle de l'information dès leur arrivée au pouvoir. En 1922, à la fin de l’ère de la NEP, le commissariat du peuple à l'Éducation ou Narkompros, avait créé un département pour la littérature et la publication, également chargé de la censure des publications, le GLAVLIT (Glavnoe upravlenie po delam literatury i izdatel'stva). Le travail du GLAVLIT s’était développé très rapidement, avec l’aide de listes spéciales qui énuméraient les types d'informations considérées comme secrètes, telles que des informations statistiques sur les sans-abris et les chômeurs, des informations sur les conditions sanitaires dans les prisons, les statistiques sur la criminalité, le nombre de suicides, etc. Avec les premiers succès soviétiques dans l’espace, et la période du dégel de Khrouchtchev, cette théorie du secret était assez paradoxale et contradictoire. Il fallait protéger les forces soviétiques, généralement de nature militaire et protéger les faiblesses de l'Etat soviétique, parfois militaires mais le plus souvent économiques ou sociales. L’intervention de GLAVLIT dans le fonctionnement de la censure au sein de l'industrie spatiale se justifiait par plusieurs éléments : protéger les informations nécessaires à la sécurité nationale ; présenter l'Union soviétique au monde extérieur sous le jour le plus favorable en contrôlant les informations considérées comme préjudiciables à la réputation nationale ; présenter une vision monolithique de l'Union soviétique où il n'y avait pas de dissidence dans les politiques de l'État ; faire comprendre que le parti et le gouvernement avaient le contrôle, que ce soit sur les idées, la technologie ou la nature, et qu'il n'y avait pas de résultats accidentels dans la société soviétique. Ce secret était d’autant plus justifié que le programme spatial était fermement et profondément ancrée dans un cadre militaire. Au-delà de cette nature stratégique militaire, le culte du secret s’expliquait aussi, et peut-être surtout, par le fait de maintenir le privilège de ceux qui avaient accès à la prise de décision. L’historien John Barber a noté que « le secret était. . . une des défenses protégeant priorité et privilège du secteur militaire en général, et de l'industrie de la défense en particulier »[1]. Le secret dans le programme spatial, ancré profondément dans la structure de l'industrie de la défense soviétique, découlait d'un raisonnement similaire. Le programme spatial recevait parfois d'énormes financements alors que de nombreux citoyens soviétiques auraient certainement souhaité une amélioration de leur niveau de vie. Le système récompensait ceux qui s'accrochaient au secret ou à l'obscurcissement.


Imprimé de censure
Les censeurs et les rédacteurs des récits publics sur le programme spatial étaient guidés par trois éléments : l’élimination de tous les échecs, la limitation du nombre de porte-parole et la construction d’un récit unique dans lequel les personnages centraux étaient peu nombreux (tels que Tsiolkovski, Gagarine et plus tard Korolev) mais héroïques et infaillibles. Les échecs ont été supprimés du programme spatial. Du début des années 1960 à la fin des années 1980, seuls les succès ont été claironnés.
Iaroslav Golovanov, le célèbre journaliste spatial russe, expliquant pourquoi il y avait tant de secret autour du programme spatial, avait un jour astucieusement noté que : « Le secret était nécessaire pour que personne ne nous rattrape. Mais plus tard, quand ils nous ont dépassés, nous avons gardé le secret pour que personne ne sache que nous avions été dépassés ». Le secret avait joué en faveur du programme spatial soviétique lorsqu'il était en avance parce que le public, à la fois en URSS et à l'étranger, pouvait laisser libre cours à son imagination, rêver à l’avenir. Lorsque l'Union soviétique avait pris du retard, le secret était devenu absolument essentiel pour obscurcir cette situation, ce qui avait encore creusé l'écart entre ce qui se passait dans le programme spatial et ce qui en était dit.
Bien entendu, dans le communiqué de TASS, les concepteurs n’étaient pas mentionnés. Même si certains des concepteurs avaient publié dans les années 1950 sous leur propre nom, à partir du lancement de Spoutnik, leurs noms ont disparu des histoires officielles. Korolev, Glushko et Keldysh ont été mentionnés comme le concepteur en chef des fusées, le concepteur en chef des moteurs de fusée et le théoricien en chef de la cosmonautique. Les encyclopédies soviétiques ont répertorié Korolev comme étant à la tête d'un laboratoire dans un institut non spécifié de « construction de machines » en Union Soviétique. Glushko était le chef d’un laboratoire des combustibles minéraux à l'Institut de Moscou. Korolev, certainement en reconnaissance du rôle
crucial qu'il avait joué, était autorisé à écrire dans la Pravda, mais sous le pseudonyme de « Professeur K. Sergeyev ». Son premier article, intitulé « Recherche sur l'espace cosmique », a été publié le 12 décembre 1957. Khrouchtchev a affirmé en 1958 : « le moment venu, les photographies et les noms de ces personnes glorieuse seront publiés et ils deviendront largement connus du peuple. Nous apprécions et respectons hautement ces personnes et assurons leur sécurité contre les agents ennemis qui pourraient être envoyés pour détruire ces personnes exceptionnelles, nos précieux cadres. Mais maintenant, afin de garantir la sécurité du pays et la vie de ces universitaires, ingénieurs, techniciens et autres spécialistes, nous ne pouvons pas rendre leurs noms publics ni imprimer leurs photos »[2]. Un décret officiel du Comité central du Parti communiste et du Conseil des ministres a interdit expressément aux principaux concepteurs, y compris les nombreux concepteurs en chef, de parler à la radio, à la télévision et dans la presse écrite sous leur propre nom.
Au fur et à mesure des années, la littérature sur le programme spatial s’est développée. On pouvait lire d'innombrables livres et articles sur l'effort sans rien apprendre de nouveau sur le programme. Les pages étaient souvent remplies d'anecdotes prétendument amusantes sur des personnes anonymes sans mentionner une seule fois un nom, une date, un lieu ou une institution. Quatre éléments principaux étaient sous le sceau du secret : les plans de futures missions spatiales n'ont jamais été mentionnés, les échecs ont été omis de tous sujets ; les noms des ingénieurs et des administrateurs n'ont été mentionnés que lorsqu'ils sont décédés, et les militaires n'ont jamais été impliqués dans le fonctionnement du programme spatial.
[1] John Barber, Mark Harrison, Nikolai Simonov et Boris Starkov, The Structure and Development of the Defense-Industry Complex, dans The Soviet Defense-Industry Complex from Stalin to Khrushchev, édité par John Barber et Mark Harrison (Basingstoke, Royaume-Uni : Macmillan Press, 2000), 21.
[2] Harry Schwartz, Soviet Reticent on Space Chiefs, New York Times, 5 octobre 1959.