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Opération Baykal

Même s’il semblait sans rapport direct, ces différents changements, le licenciement de Malyshev, les nouvelles nominations de Ryabikov, Sokolov et Nedelin, le transfert du NII -4, les succès du R-5M sont des événements importants qui ont marqué l'histoire du programme des missiles balistiques soviétiques.


[1] L’Arzamas-16 est le nom de code du site de recherche secret sur les armes nucléaires. Situé dans la ville fermée de Sarov, dans l’Oblast de Nijni Novgorod, elle abrite depuis 1946 ce site de recherche.

[2] Yu. A. Mozzhorin , Nachalo kosmicheskoy ery : uospominaniya veteranou raketnokosmicheskoy tekhniki i kosmonautiki : uypusk utoroy (Moscow : RNITsKD. 1994), p. 69, cité par Asif A. SIDDIQI dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

[3] Boris Y. Chertok, Rockets and People, vol. 2: Creating a rocket industry, NASA, coll. « NASA History series », 2006, page 25

Les laboratoires de l'Arzamas-16 à Sarov

Jusqu'à la fin de 1953 et au début de 1954, le NII-88 a établi un cahier des charges spécifiques pour la construction du premier ICBM. La première étape, avant l’utilisation d’explosifs nucléaires sur l’ICBM, consistait à déployer des missiles plus modestes tels que le R-11 à courte portée et le R-5 à moyenne portée. C’est à cette époque que Korolev et ses ingénieurs sont entrés en contact avec la bureaucratie du ministère de la construction de machines moyennes en charge d’administrer le programme nucléaire top secret. Après la mort de Staline et la chute de Bérya, Malyshev et ses adjoints ont récupéré le ministère de la construction de machines moyennes. La collaboration avec les scientifiques nucléaires a débuté par une visite des représentants du ministère de la construction de machines moyennes au NII-88. La rencontre a lieu avec Yangel et s’est focalisé sur les paramètres de base du missile R-5. Korolev était à l'époque à Kapustin Yar pour le lancement de la deuxième série d'essais du R-5. Après avoir entendu parler de la visite, il s'est envolé rapidement pour Moscou pour rencontrer officiellement Malyshev et discuter en détails des missiles. A l’issu de la rencontre, un ordre a été promulgué pour modifier le R-11 et le R-5M en variante nucléaire. Les modifications devaient reposer entièrement sur des problèmes de sécurité, les bombes atomiques devaient être placé sur des missiles fiables. La pression était clairement sur les épaules de Korolev et de ses équipes. Une coopération étroite s’est installée avec les scientifiques de l'Arzamas-16[1] , qui agissaient souvent avec condescendance envers les ingénieurs de l'OKB-1. Ils avaient longtemps été considérés comme les scientifiques les plus convoités de l’Union Soviétique. Un ingénieur OKB-1 a rappelé plus tard :

Au début de ce travail, Sergey Pavlovich [Korolev] a réuni les chefs de projet pour faire un discours concernant le programme. C'était une réunion avant le début des travaux avec le ministère de la Construction mécanique moyenne. La première chose qu'il a dite, c'est que nous devions être très prudents dans nos activités, parce qu'ils avaient été longtemps à l’honneur ... à cause de leur travail. Je les considérais comme supérieurs à tous les autres ... après avoir construit la bombe atomique ... S. P Korolev a dit, qu'au moins au début, nous devrions nous y plier. A terme, ils devraient prendre conscience que nous étions dans le siège du conducteur et qu'ils n'étaient que des passagers. [2]

Les ingénieurs du secteur des fusées étaient considérés comme les « parents pauvres » face aux scientifiques nucléaires. Le niveau des équipements techniques, culturels et sociaux, les soins aux enfants et les services médicaux, les fournitures de produits frais et d’articles ménagers n’étaient pas comparable entre les villes atomiques fermées et les villes fusées comme Kapustin Yar. Chertok a rappelé dans ses mémoires :

Lorsque notre collaboration professionnelle avec les scientifiques nucléaires a commencé en 1952, nous avons découvert avec une certaine envie les ressources illimitées dont ils disposaient pour la production, les installations expérimentales, la construction résidentielle et d'autres biens en pénurie. Korolev a eu du mal à accepter le fait que nous étions sévèrement « à la traîne » et s'est souvent plaint à Ustinov, qui, selon lui, sous-estimait notre travail. Maintenant, bien des années plus tard, on peut voir que ce n'était pas du tout l'œuvre d'Ustinov. Le pays n'était pas capable de créer des conditions aussi confortables pour tous ceux qui travaillaient dans les trois domaines du nucléaire, des missiles et du radar.[3]

Symptomatique des nombreuses rivalités entre les organisations de l'industrie de la défense, la friction entre les scientifiques du nucléaire et des fusées a ralenti le développement, mais a permis d’augmenter considérablement la proéminence et l'influence des ingénieurs de missiles.

Série de test du missile R-5M début 1955

Les Soviétiques ont mené une troisième série d'essais sur le R-5 à Kapustin Yar entre le 1er août 1954 et 7 février 1955, pour vérifier les évolutions apportées aux missiles. Ces tests ont ouvert la voie à la variante « nucléaire ». Korolev lui-même a inauguré l'épuisante série d'essais du nouveau R-5M le 20 janvier 1955. En coordination avec les ingénieurs du nucléaire et les scientifiques, les ingénieurs d'OKB-1 ont éliminé lentement les principaux problèmes techniques au cours de dix-sept lancements depuis le site 4N de Kapustin Yar, qui se sont achevés le 1er juillet 1955. Lors de ces lancements, seuls deux tirs ont dévié de leurs trajectoires ; leur vol a été interrompu par un système spécial qui coupait les moteurs. Les ingénieurs ont également étudié l'impact des ogives factices en acier, fournissant des informations sur les dispositifs de détonation. Korolev était parfaitement conscient de l'importance du travail sur le nouveau missile. Premièrement, ce travail représentait une nou-

velle étape pour la défense nationale, et deuxièmement, sa réussite consoliderait l'influence de son organisation. Il savait qu’il jouait un rôle crucial pour la suite de son travail.

Après quatre lancements de certification en janvier 1956, le gouvernement soviétique a créé une commission d'État spéciale pour tester le missile à pointe nucléaire : cette organisation était présidée par Pavel M. Zernov, responsable de l’OKB-11 qui avait développé la première bombe nucléaire soviétique. L'exercice portait le nom de code Opération Baykal. Le 2 février 1956, Korolev, Voskresenskiy, Pilyugin et l'ingénieur en armes nucléaires Aleksandr P. Pavlov se sont réunis au point de commandement à environ six kilomètres du site 4N pour assister au lancement. La tension était palpable sur le site de lancement, pour la première fois dans le programme de fusée soviétique, une bombe atomique réelle se trouvait au sommet d'une fusée. Les ingénieurs avaient pris des mesures spéciales au cas où la fusée s'écarterait de sa trajectoire, mais fort heureusement, le lancement s’est déroulé sans problème, et les observateurs sur le site d'impact ont observé les effets spectaculaires de l’explosion nucléaire et ont téléphoné à Kapustin Yar en précisant : « Nous avons observé Baykal. »

Pour Korolev et ses ingénieurs du NII-88, c'était un moment décisif. L’euphorie qui a régné après ce succès a effacé les doutes qui subsistaient chez les militaires. Le maréchal Nedelin, sous-ministre de la Défense chargé de l'acquisition de tous les armements, était particulièrement satisfait des performances du NII-88.

Viatcheslav A. Malychev

Quelques jours plus tard, le NII-88 a été honoré par la visite de membres du Présidium dont que Nikita S. Khrouchtchev, Nikolay A. Bulganin, Vyecheslav M. Molotov, Lazar M. Kaganovitch et Nikolay K. Kirichenko. Seuls les scientifiques qui avaient travaillé sur l’arme nucléaire avaient eu un tel honneur. Cela contrastait fortement avec les dix premières années de travail du NII-88 qui étaient resté dans l’ombre. Le 20 avril 1956, un décret a décerné la plus haute distinction civile possible à un citoyen soviétique, le héros du travail socialiste à l'ensemble du Conseil des concepteurs en chef (Korolev, Glushko, Pilyugin, Ryazanskiy, Barmin et Kuznetsov) et à deux autres experts en missiles (Isayev et Mishin). Vingt collaborateurs de Korolev ont reçu le prestigieux Ordre de Lénine, dont Bushuyev, Chertok, Okhapkin, Voskresenskiy, Kryukov et Makeyev. Le missile R-5M a été formellement adopté comme armement des forces armées soviétiques par une ordonnance datée du 21 juin 1956, référencé comme le premier missile nucléaire opérationnel dans l'inventaire soviétique. Grâce à ce succès, Korolev a obtenu pour la première fois, un accès direct aux hauts dirigeants du Politburo.

En 1953, Malyshev au sein du ministère de la construction moyenne de machines supervisait les trois programmes : nucléaires, missiles et défense aérienne. Le 14 avril 1955, Malenkov et Khrouchtchev ont décidé de concentrer toute la supervision de l'industrie des missiles sous une seule entité gouvernementale en créant le « Comité spécial des armements pour l'armée et la marine du Conseil des ministres de l'URSS » fusionnant ainsi plusieurs anciens départements du ministère de la construction de machines moyennes et en le subordonnant directement au Conseil des ministres de l’URSS. En décembre 1957, ce même comité a pris le nom de Commission militaro-industrielle (VPK), la tristement célèbre institution qui a géré le complexe militaro-industriel soviétique pendant toute la guerre froide.

Lorsque le président du Conseil des ministres Georgiy M. Malenkov, a été rétrogradé en février 1955, Malyshev a chuté avec lui. Malgré tout le travail qu’il avait effectué pour le développement des missiles balistiques, il n’a pas été témoin du programme spatial soviétique. En quelques mois, il a été rétrogradé à un poste de second rang, sans aucune influence. Il est décédé moins d'un an après d'une leucémie aiguë. Pour Korolev, l’élimination de Malyshev était un point positif. Il n’avait jamais été proche de Malyshev qui s’était très souvent opposé à ses plans de développement spatiaux.

Vasiliy M. Ryabikov, qui avait servi brièvement sous Malyshev, supervisant les programmes de missiles soviétiques, a été nommé président du nouveau comité spécial en avril 1955. Ascension fulgurante pour celui qui avait été premier adjoint d'Ustinov au ministère des Armements jusqu'en 1951, et qui est doc devenu son patron, inversant les rôles. Même s’il n’était pas un fervent partisan de Korolev, la nomination de Ryabikov était un point favorable pour le concepteur en chef. Malgré l’inversion des rôles, les rapports entre Ryabikov et Ustinov sont restés sains, sans rivalité ou rancœur.

Vasiliy M. Ryabikov

Au milieu des années 1950, Korolev a bénéficié également de changements au sein de l'armée, en particulier, le transfert de l'importante organisation NII-4 de l'Académie des sciences à la quatrième direction de l'artillerie. Tikhonravov dépendait maintenant directement du général Andrey I. Sokolov, plus à l’écoute des travaux sur les thèmes spatiaux. Le nombre de personnes dans le groupe de satellites et de lanceurs de Tikhonravov a augmenté considérablement à la suite du changement de direction du NII-4.

La nomination du maréchal Nedelin en mars 1955 au nouveau poste de vice-ministre de la Défense pour les armements spéciaux et la technologie réactive a conforté aussi Korolev et Tikhonravov. Nedelin s’était rapproché de Korolev après le succès du R-5 M. Nedelin, dont le rôle était de diriger l'acquisition et l'intégration de nouveaux armements, y compris des missiles balistiques, dans les forces armées soviétiques avait un accès direct à Khrouchtchev et au reste du présidium. Si un satellite devait décoller du sol soviétique, ce serait Nedelin qui donnerait l’autorisation.