Deux chiens dans l'espace
Bien que les lancements du R-1B et du R-1V aient sans aucun doute été importants pour la communauté scientifique, les essais dédiés au programme de missiles balistiques militaires restaient bien plus importants. Après la première série de lancement du R-2 en 1950, une deuxième série, à nouveau réalisé par Korolev, a été effectuée entre le 2 et le 27 juillet 1951. Sur un total de treize lancements, une douzaine ont atteint avec succès leurs objectifs, permettant aux ingénieurs de faire oublier les piètres résultats de la première série. Les forces armées soviétiques ont adopté officiellement le missile R-2 comme armement opérationnel en novembre. Le R-2, avec une portée de 600 kilomètres, pouvait voler deux fois plus loin que son prédécesseur, même s'il était toujours incapable de transporter les armes nucléaires lourdes qui existaient à l'époque.
Avec l'adoption des missiles R-1 et R-2 dans les forces armées, le Comité spécial de supervision s’est penché sur la nécessité de créer une nouvelle installation de production pour fabriquer les missiles en quantité. Après de longues discussions, le comité a décidé en mai 1951 de transformer l'usine automobile de Dniepropetrovsk, et de la transférer sous la juridiction du ministère des Armements. Depuis juillet 1944, l'usine fabriquait des automobiles, tracteurs et autres machines lourdes, d'abord pour soutenir l'effort de guerre, ensuite à des fins civiles. Dans l'intérêt de coordonner tous les travaux de fabrication avec l’OKB-1, Korolev a transféré l'un de ses principaux assistants, le concepteur en chef adjoint Budnik, à l'usine nouvellement réorganisée. Budnik va jouer un rôle déterminant dans la direction de tous les aspects techniques de la fabrication des missiles R-1 et R-2. En vingt ans, l'usine de Dniepropetrovsk va devenir la plus grande usine de fabrication de missiles et de lanceurs spatiaux au monde.
[1] Après de nombreuses tentatives manquées, le chimpanzé bonobo Ham a été lancé par les Américains le 31 janvier 1961, à bord d’une capsule Mercury, lors d’un vol suborbital de 6 minutes.
[2] Les tests se sont déroulés du 22 juillet au 3 septembre avec 6 lancements dont 2 R-1V et 4 R-1B


Le lieutenant-colonel Vladimir I. Yazdovskiy
Korolev était à l’origine des recherches sur les vols habités par des animaux. Inspiré des programmes américains pour transporter des animaux dans l’espace grâce aux missiles A-4, Korolev avait évoqué ce sujet des vols humains avec le concepteur aéronautique Andrey N. Tupolev qui lui avait conseillé de se rapprocher du lieutenant-colonel Vladimir I. Yazdovskiy, jeune physicien employé à l'Institut de médecine aéronautique de l'armée de l'air à Moscou. Yazdovskiy était âgé de trente-cinq ans, il avait été diplômé de l'Institut médical de Tachkent avant de passer la guerre en tant que médecin militaire. En 1945, après la guerre, il a été transféré à l'Institut d'essais de recherche scientifique de Moscou en médecine aéronautique dépendant ministère de la Défense de l'URSS où il s’est fait remarquer comme un chercheur brillant et ingénieux. Korolev a pris directement contact avec Yazdovskiy et après d’âpres négociations, lui a proposé de mener des recherches biomédicales sur des vols habités.
En quelques jours, Korolev s'est personnellement arrangé avec le ministre de la Défense de l'URSS, Aleksandre M. Vasiliyevskiy pour que le travail de Yazdovskiy soit transféré à d'autres médecin, et Yazdovskiy a reçu le mandat de commencer des études biomédicales dédiées en vue d’envoyer un humain dans l'espace. Les objectifs à court terme étaient d'utiliser de petits animaux comme bancs d'essai pour recueillir des données médicales sur les effets du vol de fusée sur les organismes vivants.
A cette période, la littérature en Union soviétique sur la médecine spatiale était quasiment inexistante. Le petit groupe de médecins, sous les ordres de Yazdovskiy a donc commencé ces études en traduisant des textes américains sur le sujet. Très rapidement le groupe a identifié trois problématiques :
• L’environnement du vide, la radiation, les températures extrêmes et les météorites dans l'espace proche de la Terre ;
• Les vibrations, le bruit et l'apesanteur pendant le vol ;
• Les problèmes liés au confinement des organismes dans un très petit espace.
La question du choix de l’animal s’est posée très rapidement. Les candidats les plus appropriés pour un usage médical étaient les singes et les chiens. Les singes étaient plus difficiles à habiller, plus sensibles à diverses maladies et plus excitables que les chiens, pouvant arrachés et endommagés des capteurs placés sur leur corps.
La décision d'utiliser des chiens a été formellement approuvée par d'importants scientifiques et médecins lors d'une session spéciale organisée par l'Académie des sciences médicales en décembre 1950. Avec un containeur de seulement 0,28 mètre cube de volume, les chiens devaient obligatoirement être petits et légers, entre six et sept kilos. Des experts en comportement canin ont été consultés et ont précisé que les petits chiens n’étaient pas compatibles entre eux, ce qui restreignait davantage les possibilités. Les chiens devaient avoir entre deux et six ans, aimer le contact avec l’homme, être en bonne santé et se distinguer par leur patience. Vu les spécificités de la combinaison, les femelles convenaient mieux aux expérimentations. Quant à la couleur, les chiens clairs étaient plus photogéniques.

Au milieu de l'été 1951, la commission d'Etat dirigée par Blagonravov, Yazdovskiy et d'autres représentants de l'Institut de médecine aéronautique, ainsi que les ingénieurs d'OKB-1, dirigés par Korolev, se sont réunis à Kapustin Yar pour la première tentative soviétique de lancer un organisme vivant dans l’espace. Un total de huit chiens a été sélectionnés pour former l’équipe de base : Albina, Bobik, Dezik, Kozyavka, Lisa, Malyshka, Smelaya et Tsygan.
Au NII-88, des travaux de conception d’un conteneur spécial pouvant être embarqué sur un missile R-1 ont commencé le 30 décembre 1949. Deux nouvelles versions du R-1, le R-1B et le R-1V ont été étudiés pour porter une charge utile plus importante. Les travaux ont été réalisés de concert avec les équipes de Yazdovskiy. Visuellement et techniquement, les nouveaux missiles étaient nettement différents de leur prédécesseur, le missile R-1A. Ils incorporaient de nombreux mécanismes développés pour le missile balistique R-2 et avaient une apparence beaucoup plus élégante que le R-1A. Chaque missile mesurait 17,55 mètres de long avec un diamètre de base de 2,56 mètres, des dimensions dépassant considérablement le R-1A. La masse totale au décollage était d'environ 14,32 tonnes, la masse totale de la charge utile expérimentale du véhicule était fixée à 1,160 kilogrammes, dont 590 kilogrammes pour le conteneur transportant les chiens. Les ingénieurs ont consacré beaucoup de temps pour créer un conteneur qui pourrait être récupérable. Ils ont modifié le mécanisme de séparation du cône de nez d'origine du R-1A et augmenté la fiabilité du système de parachute lors des tests avant le vol.


Yazdovskiy a choisi Dezik et Tsygan pour le premier vol prévu en juillet 1951. Le lancement, à l'aide d'un R-1V, a eu lieu, le 22 juillet 1951, pendant les premières heures du matin afin que la fusée soit éclairée par le soleil pendant l'ascension. Les préparatifs du lancement ont été menés dans une ambiance d'excitation et d'anxiété. La fusée a finalement décollé dans un rugissement au milieu de la poussière de Kapustin Yar, transportant ses deux passagers canins. Pendant leur vol, les animaux ont atteint une vitesse de 4 200 kilomètres par heure et une altitude de 101 kilomètres, et ils ont connu quatre minutes d'apesanteur. Environ 188 secondes après le lancement, la section de la charge utile s’est séparée du propulseur principal et est entrée en chute libre jusqu'à une altitude de six kilomètres, altitude à laquelle le parachute s’est déployé avec succès. Dès qu’un parachute blanc a été visible dans le ciel de Kapustin Yar, tout le monde sur le site de lancement s’est précipité vers les voitures, partant dans le désert dans un nuage de sable. Sur le site d'atterrissage, la trappe de la cabine a été dévissée à la hâte et les chiens ont été trouvés en train d'aboyer et de remuer la queue. Dezik était en parfaite santé, Tsygan avait apparemment subi une petite blessure au ventre lorsque le compartiment interne s'était retourné lors de l'impact. Les chiens ont été les premiers organismes vivants récupérés avec succès après un vol dans l'espace, quelques mois avant que les États-Unis réalisent un exploit similaire[1].
Ce premier lancement historique a été suivi d'un programme inégalement réussi. Le deuxième sur six missiles au total[2], un R-1B, a transporté Dezik lors de son deuxième vol avec un nouveau chien, Lisa, le 29 juillet. Malheureusement, le capteur de pression utilisé pour déclencher le système de parachute a été endommagé par des vibrations, et les chiens ont été tués lors de l’impact sur les steppes de Kapustin Yar. Korolev était apparemment très affligé par cette perte. Le troisième lancement n'a pas eu lieu. L'un des chiens choisis pour le vol, Smelaya, s'est échappé la veille du lancement, préférant confier son destin aux chacals de la région plutôt qu’à l’espace. Heureusement, le lendemain matin, Smelaya est revenu sur le site de lancement, et le lancement a eu lieu. Les deux chiens ont survécu et ont été récupérés avec succès. L'un des chiens qui devait voler lors du sixième et dernier vol a disparu de nouveau lors d'une promenade avant le lancement. Yazdovskiy a ordonné à Seryapin de chercher un remplaçant, et ce dernier est allé à la cantine locale et a ramassé l'une des chiennes connues de l'endroit, en s'assurant qu'elle était de taille et de tempérament appropriés. En l'absence de documentation, Korolev a choisi de lui donner le nom de ZIB, l'acronyme russe de « Remplaçante pour le chien Bobik disparu ». Avec un minimum de formation, elle et un autre chien ont été lancés avec succès le 3 septembre dans une mission totalement réussie, atteignant une altitude de 100 kilomètres Au total, neuf chiens avaient volé sur six lancements, dont trois avaient volé deux fois. Après le décès de Dezik et Lisa lors du deuxième vol, Blagonravov a décidé de ne plus faire voler Tsygan, de l’adopter et de l’emmener avec lui à Moscou.
Malgré quatre décès, les résultats du programme étaient encourageants. Les vols de chiens de 1951 ont ouvert l'ère de la biomédecine spatiale en Union soviétique. Ces missions ont permis de développer les programmes d’étude scientifique en haute altitude. Un rapport a été déposé sur la nécessité de développer ces études en proposant un programme en huit points :
• Enquêtes sur la composition chimique de l'air à haute altitude
• Détermination de la vitesse du vent
• Développement de méthodes de détermination de la densité d'ionisation
• Études sur la composition du rayonnement cosmique primaire et son interaction avec la matière
• Mesures spectrales du rayonnement solaire
• Recherche sur l'aérodynamique, les structures des couches limites et la résistance de surface
• Recherche sur les fonctions vitales des animaux à haute altitude
• Développement de systèmes de récupération intégrés
Modèle R-1V, similaire au R-1B mais sans l'instrument de l'Institut de Physique de l'Académie des Sciences (FIAN) pour l'étude du rayonnement cosmique
Dezik et Tsygan