4. Débats sur le R-2
Pour Staline, cette politique était inconcevable, et justifiait la reprise en urgence des travaux sur l’arme atomique menés pendant la guerre. Le 14 avril 1947, Korolev a été escorté au Kremlin pour rencontrer le dirigeant soviétique en personne pour la première fois. Dans une lettre à sa femme écrite après la mort de Staline en 1953, Korolev a rappelé qu'il était très nerveux lors de cette réunion, à laquelle assistaient de nombreuse personnalité dont le ministre des Armements Ustinov. Staline a arpenté son bureau pendant toute l'heure, posant de nombreuses questions pointues et pertinentes sur l'état du programme des missiles. Vasiliy P. Mishin, premier adjoint de Korolev, présent à cette réunion, a écrit :
« Je me souviens que [Staline] s'est promené dans la pièce en fumant sa pipe, en cassant ses cigarettes et en y mettant du tabac. Il y avait une centaine de personnes, ministres, officiels du Parti. C'était dans le bâtiment du Comité central et le sujet portait sur les fusées liquides. Staline était un fervent partisan de leur développement. Les États-Unis avaient des bases navales en Europe et possédaient la bombe A. Ils n'avaient pas vraiment besoin de l'ICBM. Ils pouvaient atteindre l'URSS avec des bombardiers. "[2]
Le maréchal Yakovlev, le même qui avait critiqué les Katioucha au début de la guerre, était contre le projet des fusées : « A quoi servirait une fusée d’une portée de deux cent soixante kilomètres si sa précision de tir est de quatre kilomètres ? Autant envoyer un avion … ». Face à cette remarque, Staline a interrogé Korolev sur l’utilisation comparative des fusées et des bombardiers. Korolev a résumé les avantages des missiles.


Modèle du missile R-2
Korolev n’a pas attendu les premiers essais du R-1, pour travailler avec Gröttrup sur le R-2, modèle plus puissant avec une portée de 600 kilomètres contre les 280 du R-1. Staline semblait plus intéressé par le bombardier antipodal que par le missile R-2. Lors d’une réunion du Conseil scientifique et technique du NII-88 du 25 au 28 avril 1947 à Kaliningrad en présence du ministre de l’Armement Ustinov , Korolev a défendu officiellement son projet.
Le R-2 avait une portée plus importante et présentait quatre différences majeures de conception avec le R-1. Le poids était augmenté de 50%, mais l'autonomie avait plus que doublé, avec une portée de 600 km. Le R-2 présentait des différences majeures par rapport à la conception du R-1 :
• L'ogive se séparait de la fusée avant la rentrée atmosphérique, éliminant le problème de résistance du fuselage, l'une des plus grandes faiblesses de l’A-4 et du R-1.
• Le réservoir de propergol était devenu la principale structure porteuse de la fusée, contrairement à la coque porteuse du R-1. Cela réduisait le poids total de la structure.
• Le module de commande était déplacé du dessus du réservoir du propulseur vers le dessous du réservoir LOX, facilitant les préparatifs avant le lancement.
• Le guidage par commande radio était introduit pour améliorer la précision, donnant au R-2 une précision comparable à celle du R-1, malgré sa portée doublée.
Le principal changement était donc la séparation de l’ogive et de la fusée avant son entrée dans l’atmosphère. Pour un concepteur moderne, il est incompréhensible que les Allemands aient décider de construire une fusée dont l’ensemble des éléments entreraient dans l’atmosphère et qu’ils aient été surpris qu’elle se désintègre sans atteindre sa cible.
Mais en 1947, l'idée de séparation de la section du nez, comme d'autres propositions audacieuses introduites lors des travaux de conception de la fusée R-2 n'a pas été approuvée sans difficulté. La séparation de l’ogive du reste de la fusée engendrait de nouveaux problèmes qui ont été testés, d'abord sur une modification de la fusée R-1 connue sous le nom de R-1A, puis sur une version expérimentale du R-2 dénommée R-2E.
Au niveau motorisation, le R-2 utilisait une version améliorée du RD-100 du R-1, désigné RD-101, avec une poussée de trente-cinq tonnes, toujours développé à l’OKB-456 par le concepteur en chef Glushko. L’augmentation de la puissance du nouveau moteur a été réalisée en augmentant la concentration d'alcool éthylique et en augmentant la pression de combustion.
Les plans définitifs du R-2 ont été arrêté le 1er avril 1947. La difficulté entre les plans et la réalisation étaient dues au manque d’industrie technique, notamment de métallurgie avancée nécessaire à certaine conception. L’infrastructure industrielle était quasiment inexistante à l’époque, obligeant le plus souvent les ingénieurs à bricoler les pièces dans leur coin, limitant la production en série et rendant toute perte de missiles et tout assemblage défectueux catastrophique. Pour la première fois, les soviétiques ont été obligés de créer des bancs d’essai pour tester les moteurs au sol. Le RD-100 du R-1 était le premier moteur à être testé sur ces bancs.


Le programme de développement du R-2 a rencontré une concurrence assez inattendue en juin 1947. Le 4 juin 1947, le directeur général du NII-88, Gonor, a organisé une réunion pour discuter des objectifs à long terme des spécialistes allemands affiliés à l'institut. Lors cette réunion, Gröttrup a proposé de développer un nouveau missile désigné le G-1 (appelé plus tard le R-10) pour succéder au R-1. Sans surprise, les ingénieurs russes ont opposé une vive résistance à ce projet mené par les ingénieurs allemands. Le G-1, avec une portée de 600 kilomètres, avait des capacités et une conception très similaire au R-2 de Korolev. Ce dernier s’est montré particulièrement hostile au projet du G-1, certainement plus à cause de son ego que des caractéristiques techniques du G-1. Les dirigeants de l'industrie des missiles, représenté par Ustinov, mais aussi par Ryabikov, et Vetoshkin, ont manifestement été favorable à laisser aux ingénieurs allemands le choix de donner libre cours à leurs projets. Ce soutien important était crucial pour l'équipe de Gröttrup et permettait d’accélérer les travaux sur le G-1 après la réunion de juin. Au grand désarroi des ingénieurs soviétiques, les départements concernés de l'institut ont été subordonnés aux Allemands pour les aider dans leurs calculs au cours des mois suivants, retardant ainsi l’avancement du R-2.
Un avant-projet des plans du G-1 allemand a été discuté lors d'une réunion du Conseil technique scientifique du NII-88 le 25 septembre 1947. Gröttrup, accompagné de ses adjoints était présent, ainsi que le chef de la septième direction du ministère de l'armement Vetoshkin et de l'ingénieur en chef du NII-88 Pobedonostsev. Korolev était absent, il était représenté par deux de ses adjoints, Mishin et Bushuyev. La version du G-1 présentée ressemblait au R-2 avec quelques différences : Les réservoirs d'oxygène liquide et d'alcool éthylique du G-1 avaient une structure monocoque en aluminium ou en acier très mince, contrairement au R-2, qui n'avait qu'un seul réservoir monocoque. Le moteur présenté avait une poussée de trente-deux tonnes en adoptant des méthodes innovantes de régulation des
des débits du propulseur. Une économie de masse d'environ 180 kilogrammes avait été obtenue en se dispensant du générateur de peroxyde de haute qualité au profit de l'utilisation de gaz détournés de la chambre de combustion pour faire tourner les turbopompes. Le G-1 présentait un temps de préparation au sol nettement inférieur à l’A-4. Le projet de Gröttrup était très convaincant et il a proposé que les travaux sur le R-2 et le G-1 soient menés en parallèle, indépendamment l’un de l’autre. En conclusion, Gröttrup a démontré l'efficacité au combat de la fusée : pour détruire complètement une zone de 1,5 kilomètre carré à partir d'un lancement à 300 kilomètres, il faudrait 67500 roquettes A4 ; pour cette même zone, avec un lancement à 600 kilomètres, seules 385 roquettes G-1 seraient nécessaires. Ces estimations semblent absurdes à l’heure de la bombe atomique, mais elles montrent à quel point les espoirs d'Hitler de détruire Londres à l'aide de « l’arme de vengeance » V-2 étaient irréalistes. Environ 3000 V-2 avaient été lancés contre les alliés, provoquant la mort de quelque 9000 civils, pour un coût approximatif de 135 754 dollars par personne tuée !


Les spécialistes allemands sur l'île de Gorodomlya
Bien évidemment, Mishin, l’un des concepteurs du R-2 s’est opposé au projet, arguant que mener les deux projets en parallèle seraient une perte d’énergie et de temps. Le conseil a refusé d’accepter le plan de développement du G-1, malgré sa qualité, décision fortement politique qui montrait que les représentants soviétiques ne souhaitaient pas donner trop d’importance et d’autonomie aux ingénieurs allemands.
Cette décision ne plaisait à personne et indiquait clairement que la direction du ministère des Armements, en particulier Ustinov et Vetoshkin, étaient en désaccord avec les ingénieurs quant à l'utilisation des spécialistes allemands dans le programme des missiles. La question était manifestement délicate. Alors que la plupart des officiels soviétiques étaient réticents à utiliser l'expertise allemande, beaucoup étaient disposés à faire des compromis sur la question pour accélérer le développement de la technologie des missiles balistiques en Union Soviétique. Reconnaître la nécessité de l’aide allemande était difficile. On ne pouvait imaginer que Korolev travaille sous Gröttrup, alors que si les rôles étaient inversés, Korolev exclurait sans doute le groupe de Gröttrup de tout travail. L’autorisation de mener les deux projets de développement en parallèle et de manière indépendante n’était pas acceptable vu les moyens de financement du ministère de l’Armement.
A partir de 1948, les Soviétiques ont commencé à déplacer tous les Allemands restants sur l'île de Gorodomlya. Les Allemands ont également rapporté plus tard que leurs salaires avaient été considérablement réduits. Le rythme des travaux sur le G-1 a fortement diminué en 1948. Gröttrup a commencé à se plaindre auprès de ses patrons soviétiques, faisant valoir que seules quelques-unes des expériences prévues sur le projet avaient été autorisées.
L’élimination du projet G-1 était une première victoire pour Korolev, mais il lui fallait encore convaincre les dirigeants communistes. La longue bataille de Korolev pour le R-2 avait en fait commencé plus d'un an auparavant lorsqu’il avait porté le sujet devant Staline.


Cette caricature politique montre l'expansion du communisme par les Soviétiques (ici Staline) sur la Turquie et la Grèce, et les États-Unis sont représentés comme les protecteurs.

Extrait du discours de Truman du 12 mars 1947
A cette époque, le président américain Harry S. Truman avait durcit sa position envers l’URSS, passant d’une politique de collaboration héritée de Roosevelt à une politique de confrontation. Fin 1946, l’URSS avait renouvelé de très fortes pressions sur la Turquie, et la situation s’aggravait en Grèce, où la Guérilla, soutenu par la Yougoslavie et la Bulgarie, progressait. Le 21 février 47, le gouvernement britannique à bout de ressources avait informé Washington qu’il devait cesser son aide économique et militaire à la Grèce et à la Turquie dès le 31 mars, et avait demandé aux États-Unis de prendre le relais. Le 28 février Truman avait reçu les chefs de files du congrès. Elevant le débat il avait exposé les conclusions auxquelles étaient parvenu l’administration après un an de réflexion : L’opposition entre les Etats-Unis et l’URSS était une lutte entre deux idéologies inconciliables ; l’URSS était expansionniste ; si la Grèce et la Turquie tombaient, ce serait ensuite autour du reste du Moyen-Orient et de l’Europe occidentale, à commencer par l’Italie, de succomber à l’idéologie communiste, il fallait donc aider les peuples libres à résister. Le 12 mars, Truman a pris la parole devant le congrès. Son discours, volontairement dramatisé, énonçait ce
que l’on a appelé alors la doctrine Truman : il fallait choisir entre deux modes de vie, la liberté ou l’oppression, c’était le triomphe des idées exposées depuis le printemps précédent : on ne cherchait plus à fonctionner en accord avec l’URSS, on se consacrait en priorité à l’endiguement, le « Containment » de l’expansion soviétique. Truman était toujours prêt à s’entendre avec l’URSS, dans le cadre de l’ONU, mais uniquement si l’URSS jouait le jeu. Il était conscient de la puissance américaine, qui lui inspirait un optimisme fondamental : l’économie américaine représentait 50 % du PNB mondiale, Les Etats-Unis possédait la bombe atomique, une flotte et une aviation très puissante. L’armée de terre avait été démobiliser de façon drastique, mais les crédits de recherche sur les armes nouvelles, nucléaire, fusée, réacteur, radar, avaient été maintenu à un niveau considérable. Truman a proclamé que la quasi-totalité du globe était la sphère des « intérêts nationaux américains ». « Le moment est venu, a-t-il écrit dans ses mémoires, de ranger délibérément les Etats-Unis dans le camp et en tête du monde libre »[1]. Son objectif prioritaire était de lutter pour contenir le communisme soviétique. Le ton du discours était volontairement agressif : il fallait dramatiser pour convaincre les sénateurs américains isolationnistes. L’engagement était lourd de conséquence. Le nouveau secrétaire américain à la Défense James V. Forrestal a fait preuve d'une énergie extraordinaire pour renforcer l'armée et intensifier la confrontation avec l'URSS. Entre 1946 et 1949, les plans opérationnels se sont succédé, préparant une guerre nucléaire préventive contre l'Union soviétique.
A la fin de la réunion, Staline a demandé à Korolev de rédiger un bref rapport sur l’intérêt des missiles par rapport aux bombardiers. L'un des objectifs de Korolev, lors de la réunion, était évidemment de convaincre Staline de la nécessité de développer le missile R-2 à longue portée. Le dirigeant soviétique a refusé d'approuver une telle stratégie, choisissant de se concentrer sur la copie soviétique du missile allemand A-4, le R-1. Il faudra exactement un an avant que le Conseil des ministres n'adopte formellement un décret sur l'avenir du programme de missiles. Datée du 1er avril 1948, la résolution appelait au développement, aux essais et à l'utilisation du missile R-1 en Union soviétique. Le même document confirmait des « travaux scientifiques et expérimentaux » pour la création éventuelle du missile R-2 d'une portée de 600 kilomètres. Malgré la décision de Staline, Korolev est resté admiratif devant Staline. Comme des millions de Russes, il n’a pas tenu Staline personnellement responsable de ses années d’emprisonnement, convaincu que les hommes de mains du NKVD étaient les responsables de son malheur. Korolev a fait entendre son point de vue, Staline a écouté en silence et s’est montré intéressé par les fusées à carburant liquide. Mais Staline souhaitait d’abord que l’équipe des fusées soviétiques maîtrise la technologie allemande avant d’aller plus loin. Il fallait construire une copie soviétique parfaite de l’A-4. Pour Korolev, cette rencontre a été un triomphe personnel. Il a dit à Golovanov des années plus tard : « J’étais incroyablement heureux d’être en présence du camarade Staline ».
[1] Harry Truman, Mémoires : L'alliance atlantique (1946-1950), volume 1, Plon, Paris 1956
[2] James Harford, Korolev: How One Man Masterminded the Soviet Drive to Beat America to the Moon, Wiley; New e. edition 1999, page 234