Exil vers la Russie
Pour les ingénieurs soviétiques, le retour d’Allemagne était compliqué. Pendant deux années, la plupart s’étaient habitués au confort de la villa Franka et au mode de vie allemand, oubliant la réalité de la vie à Moscou après-guerre. Chertok précise : « Nous n'avions pratiquement aucune expérience des soucis quotidiens qui étaient normaux pour les Soviétiques à cette époque. Plongés dans cette nouvelle atmosphère dans les premiers mois de 1947, nous avons été contraints de consacrer du temps et de l'énergie à nous réadapter à notre terre natale »[3]. Les conditions de vie des ingénieurs du NII-88 n’étaient pas très confortables. Les ingénieurs, même les plus expérimentés, devaient vivre dans des appartements communaux faute de logements. Au moins la moitié des employés du bureau d'études se trouvaient sur une liste d'attente pour une chambre individuelle pouvant accueillir leur famille. A Podlipki, au NII-88, seuls les employés de l'ancienne usine d'artillerie avaient des appartements séparés. La plupart des ouvriers vivaient simplement dans des casernes et des tentes surpeuplées, travaillant souvent le week-end dans des hangars construits à la hâte sur un aérodrome expérimental, donné à l'institut. Les bâtiments de construction étaient en mauvais état, « avec des


Le missile R-1 de Korolev comparé au V2 allemand
En Allemagne, les efforts se poursuivaient, mais seulement une douzaine d’A-4 avaient pu être produits et testés, vu la faiblesse des éléments découverts. Korolev avait reçu l'ordre de commencer à travailler sur une copie soviétique de l'A-4, désigné le R-1. Le missile R-1 avait des caractéristiques techniques et des performances pratiquement identiques à celles du missile V2 allemand. Le R-1 disposait d’un compartiment d’instruments redessinés pour augmenter légèrement la portée, et d’un système de contrôle et de guidage modifié. Pour Korolev et les ingénieurs de l’OKT, la création d’une copie soviétique de l’A-4 n’était qu’une étape intermédiaire. Korolev travaillait avec peu d’enthousiasme sur le projet du R-1, estimant que sa faible capacité serait rapidement un frein à son développement et que cette copie était une perte de temps. Son point de vue provoqua quelques tensions avec ses supérieurs. Au début de 1946, Mishin et Budnik ont commencé des premiers travaux sur un A-4 amélioré avec une autonomie de 600 kilomètres, deux fois plus grande que son prédécesseur. Vers la seconde moitié de 1946, Korolev et Glushko ont effectué les premières analyses du missile. Désigné le R-2 (le K-1 par le renseignement britannique), le nouveau missile était un A-4 allongé avec un nouveau moteur conçu par Glushko. Les Allemands du groupe Gröttrup ont participé activement à ces premières études.
Pour les Allemands, la crainte d’un exil vers la Russie s’est confirmée en octobre 1946. Le 13 septembre 1946, le Soviet des ministres a publié un décret sur le retrait du matériel des entreprises militaires allemandes. Le document lançait officiellement le processus de transfert du matériel et des techniques vers l’URSS. Ce plan a reçu le nom de code d’opération Osoaviakhim, il prévoyait l’expulsion vers l’URSS de 2 200 spécialistes allemands : 1 250 spécialistes de l’aviation et des missiles de croisière, 500 spécialistes de fusées, 350 experts en radars et radios, 30 spécialistes de la propulsion des fusées à propergol solide et 25 experts en système de navigation. En comptant les membres des familles, 6 000 à 7 000 personnes seraient déportées vers l’URSS. L'ensemble de l'opération a été préparé et coordonné par Ivan A. Serov, le sous-commissaire de l'administration militaire soviétique en Allemagne et l'homme de main de Bérya.
Début octobre, les principaux directeurs de l’Institut Nordhausen ont été réunis à huis clos dans le bureau de Gaydukov, en présence de Serov. Ce dernier a demandé de dresser une liste décrivant succinctement les spécialistes allemands qui pourraient être utiles en Union Soviétique. Serov a précisé :
Les spécialistes allemands que nous choisirons seront emmenés en Union soviétique indépendamment de leur volonté. Les Américains avaient désigné les spécialistes allemands dont ils avaient besoin comme des « prisonniers de guerre ». Nous n'agirons pas ainsi, nous permettrons aux spécialistes d'emmener leur famille et tous leurs effets ménagers, nous connaîtrons la date précise très bientôt. Une résolution a déjà été précise à cet effet. En ce qui concerne les membres de la famille, ils peuvent venir s'ils le souhaitent. Si une femme et des enfants souhaitent rester, pas de problème. Si le chef de famille exige qu'ils partent, nous les prendrons. Aucune action n'est requise de votre part, sauf pour un banquet d'adieu. Réunissez-les et saoulez-les ! le traumatisme sera ainsi plus facile à supporter. Ne parlez de cette décision à personne pour éviter que la fuite des cerveaux ne commence ! Une action similaire aura lieu simultanément à Berlin et à Dessau.
En réalité, selon les sources soviétiques, seuls 495 personnes, famille comprise, ont rejoint la Russie. Dans la soirée du 22 octobre, un banquet a été organisé au restaurant japonais avec un bar entièrement ouvert aux Allemands, alors que les Russes avaient interdiction de boire. La fête a pris fin à une heure du matin. A quatre heures, des centaines de militaires ont commencé à envahir les


Ivan Alexandrovitch Serov
rues de la ville tranquillement endormie. A chaque maison sélectionnée, l'interprète sonnait, réveillait le chef de famille et expliquait qu'il avait un ordre urgent du commandant en chef suprême de l'armée soviétique. Les Allemands étourdis et à moitié endormis ne comprenaient pas pourquoi ils devaient aller travailler en Union soviétique à quatre heures du matin, encore moins avec leurs familles et tous leurs biens. A la villa Franka, Frau Gröttrup annonça qu'elle ne pouvait pas affamer ses enfants, qu’elle possédait ici deux belles vaches, et que si elle n'était pas autorisée à les emmener avec elle, elle refuserait de partir. Son mari confirma qu’il ne partirait pas sans sa famille. Après une communication rapide avec le commandement, les militaires ont répondu qu’ils allaient atteler un wagon de marchandises pour les deux vaches et le remplir de foin. Restait la question de la traite, qui allait traire les vaches ? Frau Gröttrup les a remercié et leur a annoncé qu'elle était prête à les traire elle-même[1].
Le 23 octobre 1946, quatre-vingt-douze trains attendaient à l’aube les ingénieurs et leur famille pour les emmener en URSS. Helmut Gröttrup, en tant que chef du Groupe, a rédigé dans le train une « protestation contre la déportation » qui a été rejeté par le Kremlin. Le gouvernement soviétique s’appuyait sur un texte de la conférence de Postdam l’autorisant à « transporter en URSS cinq mille allemands pouvant être affectés à la reconstruction ». Une grande majorité des exilés seraient employée à l’institut de recherche NII-88, sur l’île de Gorodomlya, au nord-ouest de Moscou.
Cette opération de grande ampleur a duré quasiment trois mois, et ce n'est qu'en janvier 1947 que tout le personnel retenu de l'Institut Nordhausen est arrivé avec leurs familles à Moscou à la gare de Byelorusskiy. Cette date marque la fin de presque deux années de travail des ingénieurs soviétiques en Allemagne. Boris Chertok dans ses mémoires a rappelé que ses deux années avaient permis de se rendre compte de l’avance prise par les Allemands sur ce nouveau type d’arme, qu’il ne s’agissait pas d’une idée fantaisiste mais bien d’une réalité, partageant la conviction que dans un avenir proche, ce type d'arme serait certainement utilisé à plus grande échelle. Ce travail avait permis de récupérer de la documentation, mais surtout d’étudier les lacunes et les points faibles de la technologie allemande


Transfert du matériel vers l'URSS
pour pouvoir l’améliorer, de faire prendre conscience à la haute direction du Parti, aux dirigeants et aux militaires que ce sujet était bien réel. Enfin, au-delà du travail de reconstruction de cette technologie, un groupe d’hommes s’était formé. Korolev a mentionné : « La chose la plus précieuse que nous ayons réalisée là-bas a été de former la base d'une solide équipe créative d'individus partageant les mêmes idées. »
Lorsque les Allemands sont arrivés à Moscou, un vaste réseau d’institutions était en train de se former autour du NII-88 à Kaliningrad, à environ seize kilomètres au nord de Moscou. L’Institut était dirigé par le major Général Gonor et organisé en trois unités :
• Un bureau d’études spécialisées dans la conception de missiles balistiques
• Une branche scientifique avec des sous départements concernant les matériaux, l’aérodynamique, les moteurs, les carburants, la télémétrie
• Une usine expérimentale pour la fabrication des missiles
Le bureau d’étude était dirigé par Karl I. Tritko, qui était auparavant l'ingénieur en chef de l'usine de Barrikady pendant la guerre. Dans ce bureau, Tritko avait la responsabilité de sept départements se concentrant chacun sur une thématique particulière. Korolev, en tant que concepteur en chef nouvellement nommé, dirigeait le département n°3, chargé de restaurer la production de l’A-4. Vasiliy P. Mishin était le premier adjoint de Korolev, tandis que deux d'autres ingénieurs, Vasiliy S. Budnik et Leonid A. Voskresenskiy, exerçaient des responsabilités importantes. En novembre 1946, Konstantin D. Bushuyev, qui allait jouer un rôle considérable dans le lancement du premier spoutnik, a rejoint le département n°3. Lors de sa création, ce département employait soixante ingénieurs, cinquante-cinq techniciens et vingt ouvriers. De nombreux membres de ce département joueront un rôle primordial dans le programme spatial soviétique et seront responsable de leur propre bureau d’études. Ce bureau sera renommé par la suite OKB-1, puis deviendra par la suite le TsKBEM, puis, en 1974, sera transformé en société privée sous l'appellation RKK Energuia et dirigée par Valentin Glushko jusqu'en 1989. A sa création la moyenne d’âge des ingénieurs de ce bureau était d’environ trente ans, équipe jeune et récemment diplômée à laquelle Korolev avait réussi à adjoindre quelques ingénieurs expérimentés issus du NII-3 d’avant-guerre ou du GIRD. Le NI-88 comprenait également une branche scientifique dirigée par Youri Pobedonostsev, un ancien collègue de Korolev du temps du GIRD et du NII-3. Ce service était subdivisé en 5 départements spécialisés dont celui dédié aux systèmes de guidage dirigé par Boris Chertok.
L’arrivée des ingénieurs allemands à la fin de 1946 a augmenté considérablement les effectifs et les travaux du NII-88. A leur arrivée à Moscou le 28 octobre, les 150 spécialistes allemands ont été divisés en deux groupes. Un groupe s’est retrouvé à la nouvelle succursale du NII-88 sur l'île Gorodomlya sur le lac Seliger, à environ 240 kilomètres au nord-ouest de Moscou - un endroit isolé qui avait été témoin de combats acharnés entre les Soviétiques et les Allemands. Inutile de préciser que les habitants n’ont pas très bien accueilli les Allemands. Le Dr Waldemar Wolff et Josef Blass étaient responsables du groupe.


L'île de Gorodomlya sur le lac Seliger
Les Allemands les plus chanceux ont été transférés dans la partie nord-est de Moscou pour faciliter la collaboration avec les ingénieurs du NII-88 à Kaliningrad. Finalement, ce dernier groupe s'est assez rapidement dispersé : beaucoup ont été affectés à divers ministères industriels. Seul le groupe de Gorodomlya a été utilisé en tant qu’unité sur les travaux de recherche. Les Allemands avaient pour mission de se concentrer sur six grands thèmes :
• La consultation sur la création d'une version soviétique des travaux A-4
• La consultation sur les "schémas d'organisation"
• La recherche pour l'amélioration du moteur principal A-4
• Le développement d'un moteur de poussée de 100 tonnes
• L’assistance à l'aménagement des locaux de production de l'usine
• La préparation de l'assemblage de la fusée à l'aide de composants allemands
Les conditions de vie des Allemands dépendaient de l’importance de leur travail. Helmut Gröttrup et d'autres Allemands du NII-88 étaient installés dans des hôtels particuliers et des résidences secondaires à l’extérieur de Moscou. Les conditions d’accueil étaient bonnes, selon l’épouse de Helmut Gröttrup, les logements affectés étaient dotés d'une chambre pour une famille de trois personnes, de deux chambres pour une famille de quatre personnes. Les diplômés universitaires avaient le droit à une chambre supplémentaire. Gröttrup disposait d'une villa de six pièces avec un grand hall et deux antichambres, l'ancienne résidence d'un ministre. Il a même récupéré sa voiture, venue d’Allemagne, et disposait d’un chauffeur personnel russe. Les ingénieurs allemands percevaient un salaire supérieur aux russes. Helmut Gröttrup touchait 8 500 roubles par mois, Sergueï Korolev en


Mme Grottrup joue au tennis sur le court qu'elle a contribué à construire sur l'île.


L'orchestre composé de spécialistes allemands se produit dans le club de l'île de Gorodomlya sous l'œil de Joseph Staline
tant que designer en chef et chef d'un département, 6 000. L’ingénieur russe gagnait en moyenne 1 000 roubles par mois, les ingénieurs allemands diplômés 4 000. L'ingénieur en chef du NII-88, Pobedonostsev gagnait 5 000 roubles, tandis que le premier adjoint de Korolev, Mishin, n'était payé que 2 500 roubles par mois.
La plus grande frustration des ingénieurs allemands en Russie n’était pas le manque de liberté ou les conditions de vie, mais la faible organisation du travail et l’état des installations. Gröttrup s’est plaint de la non-coopérations de certains collègues russes, allant même jusqu’à se mettre en grève et proposer sa démission. C’est certainement le seul exemple de protestation de ce genre dans la Russie stalinienne. En 1946, lorsque Gröttrup a demandé à Dmitriy Ustinov, ministre de l’Armement, à quel moment les ingénieurs allemands pourraient rentrer chez eux, Ustinov a répondu : « Dès que vous ferez voler des fusées autour du monde ». Cette réponse reflète les ambitions soviétiques de l’époque. Dès 1947, les ingénieurs allemands se sont retrouvés isolés dans leur travail. Dans ses mémoires, Boris Chertok relate des conversations avec Pobedonostsev qui lui explique : « Boris Yevseyevich ! Je ne peux pas croire que vous ne réalisiez toujours pas que nos agences de sécurité ne permettront jamais, en aucune circonstance, aux Allemands de s'impliquer dans un véritable travail commun ! Ils font l'objet d'un double examen - le nôtre (en tant que spécialistes) et celui des agences de sécurité de l'État, qui voient en chacun d'eux un fasciste passé aux mains du Services de renseignement américains. Et de toute façon, peu importe ce qu'ils proposent, ce ne sera jamais en phase avec notre idéologie actuelle, qui veut que tout ce qui a été créé récemment ou précédemment en matière scientifique ou technologique se fasse sans aucune influence étrangère »[2]


Hermann Gröttrup au travail
toits qui fuient et des flaques d'eau sur le sol après les orages ». Un ingénieur se souvient que « le chauffage ne fonctionnait pas, il faisait plus froid à l'intérieur des magasins qu’à l'extérieur ». Les maladies étaient fréquentes et les installations hospitalières faisaient cruellement défaut. En plus de leur tâche principale d'ingénierie et de développement de missiles, tous les ingénieurs devaient participer à la construction d'installations de travail, tester ces installations. Ils devaient aussi s’impliquer dans le jardinage et l'assistance aux kolkhozes qu'ils parrainaient. L'espoir d'une vie meilleure, la foi en la sagesse du « plus grand chef des peuples » et les pressions idéologiques constantes du Parti communistes se révélaient si forts qu'en dépit de tous les sacrifices consentis pendant la guerre, le peuple soviétique était prêt à endurer les difficultés d'après-guerre, et à accomplir de nouveaux exploits pour accroître la puissance militaire et pour réaliser de grands progrès dans la science et la technologie nationale.
Il y a eu une vague d'euphorie importante, une véritable exultation nationale, mais au lieu de se laisser rattraper par cet enthousiasme et de libérer la libre initiative créative, contre toute logique et tout bon sens, Staline et son entourage ont intensifié leur régime de répression. Une nouvelle série de représailles a suivi. Une campagne de répression idéologique contre l'intelligentsia s'est intensifiée. Le gouvernement a procédé à l'exil massif de groupes ethniques entiers, un processus qui avait commencé pendant la guerre. D’anciens prisonniers de guerre, des officiers et des millions de jeunes soviétiques, qui avaient déjà subi les affres de la guerre, ont été soumis à des répressions inexplicables pour avoir été forcés par les Allemands à travailler en Allemagne en tant que prisonnier de guerre.
[1] Pierre Kohler et Jean-René Germain, Von Braun contre Korolev, Editions Plon, 1994, page 118
[2] Chertok fait référence aux tendances culturelles du « Temps de Jdanov » et aux campagnes « anti-cosmopolitisme » promues par le Parti communiste soviétique à la fin des années 40 et au début des années 50, lorsque de nombreux domaines de la recherche intellectuelle étaient otages d'interférences et de distorsions idéologiques. L'une des missions principales de ces campagnes était de nier toute influence occidentale sur le développement de la science et de la technologie russes et soviétiques. Une autre était de diaboliser les Juifs en Union soviétique.
[3] Boris Y. Chertok, Rockets and People, vol. 2: Creating a rocket industry, NASA, coll. « NASA History series », 2006, page 34