Le décret du 13 mai 1946


Le 18 mars 1946, lors d’une session du Soviet suprême, le parlement a adopté un décret recommandant le développement de nouvelles technologies dans le cadre de la reconstruction de l'Union soviétique. Ce décret appelait clairement à réaliser « des efforts visant à accroître encore les capacités défensives de l'URSS et à doter les forces armées de l'Union soviétique des dernières technologies militaires ». A la suite de ce décret, une commission de hauts dirigeants industriels et militaires s’est rendue en Allemagne pour évaluer les travaux de l’OTK. Cette commission était présidée par le maréchal Nikolay D. Yakovlev, accompagné du commandant en chef des forces d'artillerie de l'Armée rouge, Nikolay N. Voronov, du chef d'état-major du Groupe des forces du Sud de l'Armée rouge, le Colonel Général Mitrofan I. Nedelin, et du commissaire aux armements Ustinov. Nedelin était âgé de quarante-trois ans et était l'un des officiers les plus brillants du secteur de l’artillerie. Il avait acquis une solide expérience de l’utilisation des fusées à combustible solide, les fameuses Katyusha, pendant la guerre. Lors de cette visite, Ustinov a rencontré pour la première fois Korolev et a été très impressionné par les qualités de celui-ci. Ustinov, conforté par Gaydukov, a confirmé probablement à Korolev son intention de le nommer concepteur en chef de tous les missiles à longues portées. C’est à cette période que Korolev a proposé à Mishin de devenir son adjoint sur ce projet lorsqu’ils seraient de retour à Moscou. Dans un premier temps, Mishin a refusé cette proposition, puis finalement a accepté en mai 1946, suite au passage de la commission Yakovlev, de diriger un bureau d’étude conjoint soviéto-allemand en tant qu’adjoint. L’objectif de ce bureau était de centraliser les plans techniques pour faire voler l’A-4.
Mishin a déclaré plus tard : « C’est à Berlin que j’ai fait la connaissance de Sergueï Korolev, qui m’a tout de suite fait forte impression. C’était la première fois que je rencontrais quelqu’un qui connaissait toutes les subtilités de la fabrication des fusées. Mais c’était aussi un homme dur et méfiant qui ne tolérait pas le mensonge. S’il était difficile de gagner sa confiance, il était aussi très facile de la perdre... »[1]


Décret du 13 mai 1946
A l’issue du court voyage en Allemagne, la commission Yakovlev a préparé un décret sur les "Questions d'armement à réaction", le décret n°1017-419ss qui allait marquer l’histoire des programmes spatiaux soviétique. Staline et les généraux d’infanterie avaient bien compris que les forces d’infanterie soviétique en Europe ne seraient qu’un facteur de dissuasion temporaire. Les Soviétiques devaient rattraper et distancer les Américains dans la technologie des armes nucléaires, et compte tenu du retard observé dans la technologie aéronautique, il fallait rapidement développer de nouveaux types d’armements, et en premier lieu des missiles. Staline a signé officiellement ce décret le 13 mai 1946, soit un an après la fin de la guerre, et a lancé ainsi l’ère de la technologie des missiles russes. Ce décret jetait les bases de la création de toute l’infrastructure de l’industrie des fusées de l’URSS, des plus grandes agences d'État aux organisations et entreprises de recherche scientifique, de conception et de production, en passant par les unités militaires qui testeraient et utiliseraient ces armes.
Lev Gaydukov, Georgiy Pashkov et Vasiliy Ryabikov ont préparé le texte principal du décret avec la participation directe du maréchal Alexandre Yakovlev et du ministre Dmitriy Ustinov. Comme Gaydukov l'a raconté de nombreuses années plus tard, ce texte a été écrit et signé en une vingtaine de jours démontrant ainsi son urgence. En moins de trois semaines, le texte a été vu par tous les ministres, par Malenkov lui-même, qui l’a présenté à Staline qui l’a lu et signé sans aucun commentaire. Le document était essentiellement stratégique, comparable au décret sur la problématique nucléaire qui l’avait précédé. La vitesse de rédaction et de publication était à mettre au crédit de Malenkov, qui bénéficiait des connaissances et de l'expérience qu'il avait acquis lors de la préparation et de la publication de tous les décrets « atomiques » et de sa proximité avec Staline.
Par analogie avec le décret atomique précédemment publié en août 1945, ce décret sur les missiles prévoyait la création d'un « comité spécial » pour la coordination de tous les projets. Ce Comité spécial, top secret, était composé de neufs membres et rattaché directement au Conseil des Ministres. Georgiy M. Malenkov, âgé de quarante-quatre ans, était nommé président du Comité, choix assez surprenant, dans la mesure où Malenkov avait très peu d’expérience dans le domaine de l’artillerie et des fusées. Malenkov était entouré de deux vice-président : Ustinov, chef du commissariat aux armements et Ivan G. Zubovich, quarante-cinq ans, expert en électronique qui, jusqu'à sa nouvelle nomination, avait
occupé le poste de premier commissaire adjoint du peuple de l'industrie électronique. L’autre membre le plus important était Ivan A. Serov, quarante ans, vice-ministre de la sécurité intérieure et bras droit de Bérya. Serov avait rejoint le NKVD en 1969 et avait été rapidement promu après avoir mené quelques campagnes brutales dans les territoires occupés par les Soviétiques. Il avait fait ses armes en expulsant les éléments antisoviétiques des Pays Baltes. Ces mêmes séquences de terreur s’étaient répétées en Ukraine avec la collaboration du premier secrétaire du Parti Ukrainien, Nikita Khrouchtchev. Grâce à toutes ses victoires, Serov avait été promu en mai 1945 et avait reçu le titre de « héro de l’Union Soviétique » avec des pouvoirs étendus sur les territoires occupés par l’Armée soviétique. Serov, du fait de sa proximité avec l’appareil de sécurité d’état, était certainement un des membres les plus influents. Bérya n’était pas dans ce comité, gardant un œil sur le développement important de la bombe atomique, mais était informé par Serov. Les documents officiels ne montrent pas l’influence réelle que Serov et Bérya ont exercé sur ce Comité, mais leur influence sur Malenkov était très importante. Le seul militaire du Comité était le maréchal Yakovlev qui avait dirigé la commission en Allemagne. Le décret précisait clairement que ce Comité travaillerait en totale indépendance, et n'aurait de compte à rendre qu'au Conseil des Ministres : « Aucune institution, organisation et individu, sans autorisation spéciale du Conseil des Ministres, n'aura le droit d'interférer ou d'exiger des informations ». Aucun des Concepteurs en chef n'était nommé à ce Comité. Ils n’avaient que très peu d’influence à cette période, ils commençaient simplement à travailler ensemble en Allemagne aux instituts RABE, Nordhausen et à Berlin. L’objectif du Comité était purement militaire, on ne parlait pas d’exploration spatiale. La mission de ce Comité spécial allait au-delà de la simple supervision des efforts sur les missiles balistiques. Le décret prévoyait des recherches scientifiques et des essais de reproduction des fusées A-4 et du missile sol air Wasserfall. Ces engins devaient être fabriqués à partir de matériaux produits dans des usines d’Union Soviétique. Bien entendu, le ministère de l’armement dirigé par Ustinov devait contribuer à cette réorganisation industrielle, mais d’autres ministères étaient sollicités pour développer et fabriquer des pièces pour les systèmes de guidage ((Ministère des industries électroniques), pour les gyroscopes (Ministère des industries de construction navale), les propulseurs liquides (Ministère des industries chimiques), les moteurs de fusée (Ministère des industries d’aviation) et les complexes de lancement (Ministère de la construction de machines et de la construction d'instruments).




Sergeî Korolev, Igor Kurchatov, Mstislav Keldysh et Vassily Mishin.
Chaque Ministère concerné de près ou de loin par les fusées devait créer en son sein une Direction chargée de ces activités. Le ministère de l’Armement, principal intéressé, a créé sa 7ème Direction Principale en nommant à sa tête Sergueï Vetoshkin. Le Comité Spécial des Techniques à Réaction était chargé de superviser les activités relatives aux fusées, et le point n°5 fixait comme priorité « la reproduction, avec des moyens nationaux, d'une fusée du type du V-2 ». Le document réclamait la création d'un polygone de tir, qui deviendrait la base de Kapustin Yar, futur cosmodrome russe. Ustinov décida de créer un nouvel institut de recherche appliquée rassemblant les ingénieurs et techniciens travaillant sur le sujet. L'Institut de recherches NII-88 a été créé le 13 mai 1946 à Podlipki (aujourd’hui Kaliningrad) dans la banlieue nord-est de Moscou et a été installé dans les locaux de l'usine de canons n°88 dans laquelle était fabriqué munitions et blindés pendant la guerre. Cette usine avait été créée en 1866 à Léningrad, avant d’être transférée à Moscou en 1920. Elle avait été évacuée à Perm dans l’Oural de 1941 à 1943. L'institut NII-88 a été rattaché à la 7e direction générale au sein du ministère des Armements et son premier responsable était Lev Gonor, son adjoint l’ingénieur principal A. S. Spiridinov, tous les deux anciens directeurs d’usines d’artillerie. Le chef de bureau d’étude central était K. I. Tritko. Ce bureau était divisé en plusieurs sections de fusées balistiques et zénithales, ainsi que des moteurs fusés à liquide et à poudre. L’institut devait coordonner l’activité des instituts qui travaillaient sur la technique des fusées. Le 13 mai 1946, l’institut de balistique et d’artillerie a été créé, le NII-4, sous la direction du lieutenant-général d’artillerie Aleksey I. Nesterenko, qui commandait les unités de Katioucha pendant la guerre. Son adjoint était le colonel Tikhonravov, ancien chef de brigade du GIRD et chef de secteur du RNII. Le NII-4 était chargé entre autres de la création des moyens de trajectographie et de télémesure, et de proposer un site à partir duquel les A-4 et autres missiles pourraient être testés.


Lev R. Gonor




Aleksey I. Nesterenko


Mikhaïl K. Tikhonravov
Le décret de mai 1946 a eu aussi d’importantes répercussions sur le travail en Allemagne. Le document précisait que le travail de l'OTK en Allemagne se terminerait à la fin de 1946 avec le transfert de tout le personnel allemand et russe sur le territoire soviétique, principalement au NII-88. Bien entendu cette information était restée totalement secrète, pilotée uniquement par Bérya. Début août 1946, les membres du Comité spécial pour les fusées, se sont rendus officiellement en Allemagne pour réaliser une seconde mission d’évaluation sur l’A-4.
Le 9 août, Ustinov a nommé officiellement Korolev, nouveau "concepteur en chef" de tous les missiles balistiques soviétiques à longue portée, chef d'un département spécial du NII-88. Ce choix n’a pas fait l’unanimité dans les hauts rangs du Parti communiste. Le passé de Korolev, son séjour à la Kolyma, et son accusation comme « ennemi de l’état » ne plaidaient pas en sa faveur pour jouer un rôle aussi important dans un programme national top secret. De nombreux membres soutenaient la nomination de Yevgeniy V. Sinilshchikov, autres ingénieurs de l’OTK qui avait travaillé sur le missile sol-air Wasserfall. Ustinov a choisi Korolev, impressionné par son travail en Allemagne et sur les recommandations de Gaydukov.
La première décision du nouveau concepteur en chef a été de nommer Mishin, alors âgé de seulement vingt-neuf ans, comme premier adjoint. Très rapidement, Mishin et quelques ingénieurs sont repartis à Moscou pour préparer le transfert de la documentation scientifique de l’A-4. Mishin était responsable par intérim du département des missiles balistiques à Kaliningrad jusqu'au retour de Korolev .
Pour Korolev, ce retour en grâce n’était que justice après ses épreuves du Goulag. Il profita pleinement de son séjour en Allemagne pour reprendre goût à la vie, accueillant sa femme
et sa fille à l’été 1946, et se promenant avec elle pendant ses quelques heures de détente. Sa fille Natasha avait onze ans, il a essayé de rattraper le temps perdu en la gâtant et en l’emmenant avec Ksenia visiter l’Allemagne. Natasha était assez âgée pour comprendre que trop de chose désormais séparaient ses parents.
Korolev s’était très rapidement imposé auprès de ses équipes comme leader grâce à ses qualités techniques et ses compétences organisationnelles. Il était craint de ses hommes. Sa forte personnalité et ses réaction colériques faisaient peur. Un de ses collaborateurs a déclaré quelques années plus tard : « Korolev n’a jamais été indulgent avec nous. Il était dur et colérique. Chacun d’entre nous dans le bureau d’étude savait qu’il était impitoyable lorsqu’il voyait des collaborateurs flâner ou être inattentif »[2]. Pour autant, il était aussi connu pour sa gentillesse et sa générosité, il récompensait largement les équipes qui le méritaient réellement. Pour l’ensemble des ingénieurs soviétiques, il était le patron légitime et méritait amplement ce poste.