an abstract photo of a curved building with a blue sky in the background

Recherches en Allemagne

Dans les archives du ministère de l’Air nazi, les Russes ont retrouvé des dessins détaillés d'un missile conçu par Tikhonravov à la fin des années 1930 au NII-3, documents qui avaient été classés en URSS. Le 14 juillet 1945, Chertok et les autres membres du groupe sont arrivés à l’usine Mittelwerk de Nordhausen. Comme les Américains, les Russes ont été très impressionnés par cette usine, construite à flanc de montagne, avec des galeries permettant à des trains entiers de circuler. Les ingénieurs soviétiques n’avaient jamais rien vu de semblable, le complexe, à 200 mètres sous terre était immense, avec ses quarante-deux kilomètres de tunnels, ses ponts roulants. Les Russes ont découvert plusieurs V2 à différentes étapes de construction, apportant de solides informations. Mais globalement, l’usine a révélé peu de secret. Les Américains avaient emporté une centaine de missiles intactes et avaient rempli seize Liberty Ships de 360 tonnes de composants en direction de White Sands[5] au Nouveau-Mexique. Ils avaient emmené toute une usine d'oxygène liquide, toutes sortes d'équipements de ravitaillement, des bancs d'essais statiques et une douzaine de lanceurs mobiles. La plupart des outils de précision et des tableaux de bord sensibles de Mittelwerk avaient disparu, tout comme les ingénieurs allemands qui savaient les utiliser. Même les lumières géantes du tunnel aérien qui illuminaient les lignes de production souterraines avaient été mises hors d’usage, obligeant les forces russes à tâtonner dans le noir. Les Allemands capturés ont indiqué que jusqu’à fin mai, l’usine produisait jusqu’à 35 V2 par jours.


Peenemünde après les bombardements de 1943

Une des entrées des tunnels souterrains de Mittelwerk, en avril 1945

A la fin du printemps 1945, la guerre touchait à son terme. Toutes les grandes puissances commençaient à enquêter et à exploiter rapidement la technologie allemande. Staline a joué un rôle important en détournant ses troupes vers Peenemünde plutôt que vers Berlin dans les derniers mois de la guerre. Peenemünde était le berceau des V2 nazis. Cinq jours après le suicide d’Hitler, le 5 mai 1945, une unité d’infanterie soviétique dirigée par le major Vavilov a pris le contrôle du centre de Peenemünde sans rencontrer la moindre résistance, l’endroit était quasiment désert. Pour les soviétiques, la prise de contrôle de Peenemünde et de l’usine de production de V2 de Nordhausen, située au pied sud du massif de Harz, était plutôt décevante en termes d’informations. La plupart des ingénieurs allemands travaillant sur le programme des V2 s’étaient livrés volontairement aux américains. Wernher von Braun, l'ingénieur le plus talentueux et le plus puissant parmi les Allemands, avait commencé à faire des plans pour un tel départ bien avant la fin de la guerre. Dès janvier 1945, von Braun et d'autres avaient commencé à se préparer à déménager dans une région qui avait une plus forte probabilité d'être occupée par les forces américaines. En avril 1946, sous la surveillance des SS, ils avaient été emmenés par train dans les Alpes Bavaroises. Début mai, son groupe avait réussi à fausser compagnie aux SS et s’était rendu aux mains de l'armée américaine[1]. Outre les 525 ingénieurs qui constituaient l'élite de l'équipe de fusées, les Américains avaient récupéré plus de treize

années de travail inscrites dans les archives emmenées par les Allemands. En avril, les forces américaines avaient également occupé l'usine géante de A-4 de Nordhausen, avant les Russes. Aux côtés des corps empilés de centaines de prisonniers assassinés, ils avaient trouvé des dizaines de missiles à divers stades d'assemblage. En quelques jours, les pièces d'au moins 100 missiles A-4 avaient été emballées et expédiées en Amérique avant l'arrivée des forces soviétiques. L’Etat-major soviétique a été surpris par l’efficacité et la vitesse d’action des Américains qui avaient capturé ce précieux butin. Staline a déclaré : « C'est absolument intolérable. Nous avons vaincu les armées nazies, nous avons occupé Berlin et Peenemünde : mais les Américains ont récupéré les ingénieurs des fusées. Comment cela est-il possible ? Comment et pourquoi cela a-t-il pu se produire ? C’est inexcusable »[2]

Il semble, en fait, que l’effort mis en place par les soviétique pour récupérer ce savoir-faire allemand ait été plutôt désorganisé, manquant de coordination entre l’armée de l’Air soviétique très intéressée, et les responsables de l’Artillerie plutôt réservé.

L'artillerie soviétique, principalement représentée par l'Unité de mortier de la Garde et la Direction générale de l'artillerie, a montré un intérêt assez limité pour les fusées allemandes. Elle pensait que ces missiles n’étaient qu’une simple version améliorée des petites roquettes Katyusha utilisées avec beaucoup de succès. Les missions des deux organisations se chevauchaient sans aucune entente, ni efforts concertés. Les officiers d'artillerie avaient été confortés dans leurs idées par le rapport présenté fin 1944, par Tyulin et Semenov au major général Gaydukov, qui indiquait que les fusées ne seraient que de simples extensions des roquettes. Mais, le manque d’expertise dans la technologie des fusées a obligé les officiers d’artillerie à se rapprocher des jeunes ingénieurs du NII-1.

La première équipe est entrée en Allemagne le 24 mai 1945, dirigée par le major général Andrey Sokolov, chef adjoint de l'unité des mortiers de la Garde, assisté du lieutenant-colonel Georgiy A. Tyulin, familier des

V1 et des V2. L’équipe d’inspection était composée du lieutenant-colonel Anatoliy I. Semenov, du colonel Aleksandr G. Mrykin qui devaient évaluer les moyens de production, ainsi que de plusieurs ingénieurs aéronautiques qui avaient été sollicités pour assister les officiers d'artillerie sur des questions techniques. On retrouvait parmi eux : Aleksey M. Isayev, spécialiste des moteurs de fusée au NII-1, et Arvid V. Pallo, du NII-3, ex-collègue de Korolev avant les purges. L’équipe de Sokolov et de Tyulin est arrivée fin mai à Peenemünde. La déception a été énorme, le site avait été détruit par les bombardements, puis par les Allemands dans leur fuite, ne laissant qu’un tas de décombre. Les Allemands capturés et interrogés n’étaient pas des experts du site.

Tyulin a déclaré : « Les bancs d'essai, les bâtiments du laboratoire, les bâtiments de l'usine expérimentale et de l'équipement de lancement du V2 étaient déprimants à regarder ».

Le 1er juin, un autre groupe d'ingénieurs et d'officiers soviétiques, issus de l'armée de l'air est arrivé à Peenemünde. Il était notamment composé de Boris Y. Chertok, un jeune ingénieur de 33 ans qui avait travaillé pour le groupe Raketa . Boris Chertok était chargé d'étudier les réalisations des ingénieurs allemands qui avaient pris une avance technologique considérable en développant le missile V2. A la fin de la guerre, le moteur de fusée soviétique opérationnel le plus puissant avait une poussée d'une tonne et demie. Le V2, quant à lui, utilisait un moteur avec une poussée de vingt-sept tonnes, un écart stupéfiant si l’on considère le travail réalisé par les chercheurs russes dans les années 30. En 1945, les soviétiques n’avaient aucun programme de recherche en cours pour un missile balistique à longue portée. Ce retard s’expliquait principalement par les purges staliniennes qui avaient entravé le travail des chercheurs. Tyulin a déclaré quelques années plus tard : « En Allemagne, nous avons réalisé que s'il n'y avait pas eu d'arrestations, nous aurions atteint un très haut niveau technique dès la fin des années

Georgiy A. Tyulin, en 1945

trente. A la suite des répressions dans l'armée et dans la communauté scientifique, le développement de notre fusée s'était arrêté au propergol solide, C’est seulement lorsque nos dirigeants ont appris l'existence des V2 que Staline s'est intéressé aux fusées »[3]. Ironie du sort, les Russes ont découvert à Peenemünde un ouvrage de Tsiolkovsky sur les fusées et les vols spatiaux. Toutes les pages étaient annotées de commentaires de Wernher von Braun. En théorie, les experts soviétiques étaient aussi compétents que les ingénieurs nazis, mais à la grande différence des soviétiques, les Allemands étaient passés au stade opérationnel alors que les Russes étaient restés au niveau des études théoriques. Un membre de l’équipe d’évaluation de la force aérienne a précisé : « … en ce qui concerne la théorie et les projets, nos scientifiques et nos ingénieurs n’ont rien à envier à leurs homologues allemands ; en revanche, les allemands ont mis ces théories en pratique et nous ont laissé à des kilomètres derrière eux... »[4]

Boris Chertok et Nikolay Pilyugin en Allemagne en 1945

[1] Deborah Cadbury, Space Race: The Epic Battle between America and the Soviet Union for Dominion of Space

[2] G. A. Tokaty, Technology and Culture, Vol. 4, No. 4, The History of Rocket Technology (Autumn, 1963), pp. 515-528

[3] Mariya Pastukhova, Brighter Than Any Legend (English title), Ogonek 49 (December 1987): 18-23

[4] G. A. Tokaty, Technology and Culture, Vol. 4, No. 4, The History of Rocket Technology (Autumn, 1963), pp. 515-528

[5] Base militaire au Nouveau-Mexique, à l’ouest des États-Unis où a été testé la technologie des V2 à la fin de la seconde guerre mondiale