Friedrich Tsander et le GIRD
La première fusée à propergol liquide soviétique a été lancée. La journée du 17 août sera sans aucun doute une journée mémorable dans la vie de GIRD et à partir de ce moment, les fusées soviétiques devraient commencer à voler au-dessus de l'Union Soviétique. L’équipe du GIRD travaille pour la conformité de la fusée au cahier des charges et pour la livraison à l’Armée Rouge des ouvriers et des paysans […] Il faut aussi réaliser et expérimenter de nouveaux types de fusées en vue d’une étude complète et d’une maîtrise suffisante de la propulsion à réaction. Les fusées soviétiques doivent conquérir l’espace ! [v]
Cette cellule de jeunes gens enthousiastes, romantiques et rêveurs était déjà sous contrat avec l’Armée Rouge par le biais de l’Osoaviakhim, qui était une organisation paramilitaire, d’où cette allusion dans le discours de Korolev. Tsander, le créateur du GIRD, n’était malheureusement pas présent à ce premier succès retentissant. Il souffrait d'épuisement causé par le surmenage et certains de ses associés l'avaient contraint à se reposer à Kislovodsk. Lorsqu'il est arrivé au sanatorium, il avait une forte fièvre, ayant apparemment contracté la fièvre typhoïde pendant son voyage dans le train. A 6 heures du matin, le 28 mars 1933, Tsander a succombé à sa maladie. Son décès a marqué la fin de l’ère des fusées soviétiques amateurs. Dans les mois qui allaient suivre, Korolev et ses associés se retrouveraient employés du gouvernement soviétique. Korolev a continué de se faire remarquer. En mars 1934, à Leningrad, il est intervenu dans une conférence sur l’étude de la stratosphère. Il n’y a pas croisé Tsiolkovski qui, diminué, n’a pas pu faire le voyage. La Pravda commentera son intervention : « L’intéressant rapport de l’ingénieur S. P. Korolev envisage le vol d’un engin à réaction dans les plus hautes couches de l’atmosphère. Le problème majeur tient à la création d’un moteur à combustible liquide, tâche compliquée par une consommation très importante de propergols et un niveau de température particulièrement élevée, jusqu’à 3.000 degrés. »
[i] L’Osoaviakhim était une organisation paramilitaire. C’était une société de défense civile de masse, et aussi une institution industrielle et de modernisation de masse. Son objectif principal était d'inculquer des valeurs militaristes à la population, de fournir une défense civile solide et d'aider à moderniser l'Union soviétique.
[ii] Selon l’ancien calendrier russe, qui correspond au 12 janvier 1907 dans le nouveau calendrier.
[iii] L.K.Korneev, Problems of Flight by Jet Propulsion, Moscow, 1961 (English translation, NASA, TTF-147, 1964)
[iv] Marsha Freeman, The contributions of Fridrikh Tsander: a memoir, Acta Astronautica 52 (2003) 591 - 599
[v] I. K Golovanov , K. Korolev, Facts and myths, Nauka, Moscow, 1994


Troisième figure majeure de la période, Friedrich Arturovich Tsander est né en 1887 à Riga. Il a perdu sa mère à l’âge de deux ans. Son père, médecin employé au musée zoologique de Riga a largement participé à son éducation. Friedrich a souvent visité ce musée avec son père, et la découverte d’animaux étranges, de météorites et de modèles astronomiques, a éveillé sa curiosité. Il a déclaré « ces visites ont suscité en moi, dès la petite enfance le désir de voler vers les étoiles ». C’est pendant ses études à l’université technique de Riga qu’il a découvert les travaux théoriques de Tsiolkovsky. Au lycée, son professeur d’astronomie lit en classe, avant les vacances de Noël 1904, le traité de Tsiolkovsky, Etude de l’espace cosmique à l’aide d’engins à réaction. Dès lors, il n’a plus eu qu’un seul but : acquérir les connaissances nécessaires pour faire un voyage dans l'espace. En 1919, lorsque la Lettonie devient indépendante, Tsander quitte Riga et rejoint l’usine d’avions Motor n°4 à Moscou. Il devient chef du bureau technique et a en charge le développement de moteurs. En 1921, lors d'une conférence, il fait un rapport sur son projet favori : la construction d’un avion interplanétaire. En 1924, il publie dans la revue « Technologie et Vie » son étude intitulée « Vol vers d'autres planètes » dans laquelle il expose la conception des moteurs de fusée, les calculs de trajectoires interplanétaires, et les conceptions des systèmes de sécurité. Tsander multiplie les conférences sur le sujet à travers l'Union soviétique, popularisant les vols spatiaux. Il tente en vain d’obtenir de l’Etat et de l’Armée des subventions pour travailler à temps plein sur ses projets de vol spatial. En avril 1927, la première exposition internationale, organisée par l’Association des inventeurs, est inaugurée à Moscou. Elle présente les travaux de Tsander, de Tsiolkovsky, de Goddard, d’Esnault-Pelterie et d’Oberth, et de beaucoup d’autres.


En 1930, Tsander construit son premier moteur-fusée à partir d’un chalumeau, l’OR-1, fonctionnant au gaz comprimé et à l’essence. Tsander demande en vain au gouvernement de soutenir les projets de fusées expérimentales. En décembre 1930, il publie une annonce dans un journal moscovite pour rencontrer d’autres passionnés de voyages interplanétaires : « Tous ceux qui s’intéressent au problème des communications interplanétaires sont priées de contacter l’adresse suivante : n°6, rue Zelenogradsky (Appt n°1), Chaussée de Varsovie, Moscou 26 ». 150 personnes répondent à cette annonce et se rencontrent à plusieurs reprises au début de l'année 1931 sous la direction de Tsander. Les premières réunions conduisent à la formation, le 1er juillet 1931, du GIRD, Bureau d'études sur les moteurs réactifs et le vol réactif. Très rapidement, le modèle du GIRD moscovite se développe à Leningrad, Tbilissi, Kharkov, Arkhangelsk, Novotcherkassk et Briansk. A cette époque, Tsander développe son moteur expérimental à réaction, l’OR-1.


En septembre 1931, les membres du GIRD se réunissent sur un terrain d’aviation proche de Moscou pour tester en vol le planeur du constructeur Tcheranovski, le BITCH-8, propulsé par le moteur OR-1 de Tsander. Le test est une réussite et l’Osoaviakhim[i] décide d’attribuer une somme de quatre-vingt-treize mille roubles au GIRD afin de développer un nouveau planeur équipé d’un nouveau moteur, l’OR-2. Le 30 septembre, Tsander désigne comme directeur technique du GIRD un jeune ingénieur, Sergueï Korolev, ami du constructeur Tcheranovski. Tsander a rencontré par hasard au siège de l’Osoaviakhim Korolev et lui a proposé de rejoindre un petit groupe d’ingénieurs passionnés de la propulsion à réaction. Korolev a été impressionné par les propos de Tsander et ses idées sur la construction d’un moteur de fusée. Le jeune Korolev a imaginé combiner ce moteur avec un planeur et créer un avion volant à très haute altitude. Il a ainsi rejoint le GIRD. Une annonce est placardée au TsAGI, l’Institut central d'aérohydrodynamique de Moscou, pour recruter. Deux nouvelles recrues rejoignent le groupe : Mikhaïl Klavdevitch Tikhonravov, diplômé de l’Académie militaire de l’Air qui travaillait sur un moteur à propergols liquides pour avions et Youri Alexandrovitch Pobedonostsev, diplômé de l’Institut aéronautique de Moscou. Le noyau opérationnel du GIRD se forme autour de ces quatre hommes : Tsander, Korolev, Tikhonravov et Pobedonostsev.


Les membres de l'équipe GIRD en 1932. En haut au centre se trouve Yuriy Pobedonostsev, en bas au centre Sergey Korolev. À l’extrême droite se trouve Fridrikh Tsander.
Même si le soutien du gouvernement soviétique était faible, les ingénieurs et techniciens du GIRD faisaient preuve d’enthousiasme. Les sujets de prédilection tournaient autour de la construction de fusée permettant d’aller dans l’espace et d’atterrir sur Mars. Tsander, depuis des années, était fasciné par les voyage vers cette planète. Déjà en 1920, il s’était adressé à Lénine sur ce sujet lors d'une réunion d'inventeurs à Moscou. Il a rapporté plus tard à son ami et biographe Korneev : « Après le discours, j'ai été invité à rencontrer Lénine… Lénine était très intéressé par mon travail et mes projets pour l'avenir ; il a parlé avec une telle simplicité et une telle cordialité que j'ai peur d'avoir profité de son temps pour lui raconter trop en détail mon travail et ma détermination à construire un vaisseau spatial. J'ai aussi dit à Lénine que je travaillais sur un vol humain vers Mars… » Lénine m'a demandé : « Serez-vous le premier à voler ? ». « J'ai répondu que je devais donner l'exemple et que je n'aurais jamais cru possible de faire autrement. À la fin de notre conversation, Lénine m'a serré la main avec force, m'a souhaité plein succès dans mon travail et m'a promis son soutien ».
Le groupe de Tsander au GIRD était officiellement sous la juridiction de la Société bénévole « pour la promotion de la défense, de l'aviation et de la production chimique » (ou « Osoaviakhim »), une entité gouvernementale qui parrainait des activités amateurs et paramilitaires parmi la jeunesse soviétique dans différents domaines comme le vol à voile, la course automobile, les montgolfières et la construction de planeurs. La branche moscovite du GIRD a été la première créée et a inspiré de nombreux groupes de passionnés dans différentes villes du pays : Arkhangelsk, Bakou, Briansk, Kharkov, Leningrad, Novotcherkassk et Tiflis. Sous la direction de Tsander, le GIRD de Moscou a dirigé de nombreuses conférences, donné des cours publics et publié un certain nombre d’ouvrages sur les fusées. Parallèlement à ces efforts de promotion, Tsander et Korolev ont réalisé des travaux pratiques de construction de fusées.
Lors d'un discours prononcé au Grand Auditorium de physique de l'Institut de Moscou le 4 octobre 1924, un membre de l’auditoire a demandé à Tsander pourquoi il voulait aller sur Mars.
Il a répondu : "Parce que Mars a une atmosphère et une capacité à soutenir la vie. Mars est également considéré comme une étoile rouge et c'est l'emblème de notre grande armée soviétique."[iii] Le cri de ralliement des ingénieurs au GIRD était на Марс, « vers Mars », Tsander l’utilisait pour saluer chaque collègue[iv].Malheureusement, la situation économique de l’Union soviétique à cette époque ne permettait pas à l’Etat de soutenir l’association. Cela n’a pas entravé l’enthousiasme du groupe et de ses membres qui vendaient souvent des objets de famille de valeur pour financer leurs entreprises privées. Très rapidement, Korolev est devenu le leader naturel du groupe grâce à ses connaissances en gestion et son sens de l’organisation, en plus de son expertise technique. C’est à cette période que Korolev s’est découvert cette nouvelle passion pour le vol spatial, ce rêve qu’il n’abandonnera jamais.
Les sommes allouées à la recherche étaient très limitées et les sceptiques qualifiaient ces amateurs de fusées de « fous ». Le groupe a trouvé un sous-sol inoccupé à Moscou, et « l'exultation de Tsander à trouver ce local ne pouvait être décrite », a raconté Korneev. Tout comme les jeunes passionnés de l'espace en Allemagne à la même période, les membres du GIRD inventaient de nouvelles technologies, et construisaient tous les éléments nécessaires à leurs recherches. Korneev, qui participait à ce travail, a déclaré : « Ils ont passé beaucoup de nuits blanches, souvent l'estomac vide, à la recherche de solutions aux problèmes technologiques des fusées ». Il a raconté que les membres du GIRD étaient désignés avec humour sous le nom de « Groupe d'ingénieurs travaillant gratuitement », qui porte le même acronyme en russe.




Le 1er mai 1932, Korolev a remplacé Tsander en tant que chef officiel du GIRD, et simultanément, quatre divisions ont été formées pour optimiser les efforts des groupes dirigés par Tsander, Tikhonravov, Pobedonostsev et Korolev lui-même. Les efforts du GIRD se concentraient sur le développement de moteurs à propergol liquide à faible poussée pour de petites fusées et des planeurs construits par le groupe. Sous la direction de Korolev, le GIRD a commencé à obtenir des subventions plus importantes permettant l’acquisition de matériel pour la construction de fusées et de planeurs. Korolev s’est fait connaître dans les cercles politiques, il était reconnu comme un ingénieur brillant, mais aussi comme un organisateur et un planificateur de talent. En l’espace de trois mois, la Direction des inventions militaires du gouvernement soviétique a commencé à financer une partie du travail de l'organisation, le groupe restant toujours subordonné à l'Osoaviakhim. Les travaux ont abouti à la fin de l’été 1933 au lancement de la première fusée soviétique à propergol liquide. Désigné le GIRD-09, la fusée de 2,2 mètres de haut a été conçue par l’équipe de Tikhonravov.
Propulsée à l'oxygène liquide et à l'essence gélifiée, la fusée, chargée dans un camion, a été emmenée sur le champ de tir de Nakhabino à l'extérieur de Moscou pour son lancement le 1er août 1933. Cette tentative et une deuxième le 13 août ont échoué, mais un troisième essai le 17 août est entré dans l'histoire. Après un décollage extrêmement lent, la fusée a atteint la modeste altitude d'environ 400 mètres pendant un vol de treize secondes. Korolev, dans l’euphorie du lancement a rédigé un court article pour le journal d'information du GIRD :
Fusée GIRD-09, 2,2 mètres de haut, conçue par l’équipe de Tikhonravov
L'équipe GIRD en 1933, alimentant l'oxygène au '09', le premier propulseur liquide soviétique. De gauche à droite Sergey Korolev, Nikolaï Efremov et Youri Pobedonostsev.