Le crépuscule de Khrouchtchev
Korolev a essayé de saisir ce moment pour transférer au ministère autant de ses sous-traitants que possible. Par exemple, en octobre 1965, il a tenté de prendre le contrôle de l'usine de Balashikha qui s'était vu confier la production d'un système d'avitaillement pour la fusée N-1. Il s'est plaint que les performances de l'usine étaient "exceptionnellement médiocres". A moins d'un an de l'échéance, l'usine n'avait achevé qu’un pour cent des tâches qui lui avaient été confiées. Korolev a perdu ce tour de force bureaucratique : l'usine a été transférée à un autre ministère. La restauration du système du ministère n'a pas résolu le problème de l'approvisionnement en composants ; à certains égards, le système est devenu encore plus compliqué. Tout contrat entre deux organisations de ministères différents devait désormais être approuvé par les deux ministères. Essayant de réduire leur charge globale, divers ministères ont souvent refusé des contrats pour des fusées complexes et des équipements spatiaux. Par exemple, en février 1966, le ministère de l'Industrie électronique a catégoriquement rejeté une demande de démarrage de la production d'équipements de contrôle au sol pour missiles et engins spatiaux. Le chef du ministère a déclaré que la proposition était "totalement irréaliste et manifestement irréalisable". En août 1966, le ministère de la Machinerie lourde a refusé de produire des poutres et des constructions de soutien pour assembler le N-1, même si le ministère avait été chargé de cette tâche par le Comité central du Parti, le Conseil des ministres et la Commission militaro-industrielle. Chaque ministère semblait avoir tous pouvoirs, il était aussi difficile de négocier avec un ministère qu’avec un gouvernement.
[1] Le Conseil supérieur de l'économie nationale était un organe de courte durée créé par Nikita Khrouchtchev en 1963 pour coordonner l'industrie soviétique. C'était une couche supplémentaire de bureaucratie qui a finalement été abolie en 1965, un an après le renversement de Khrouchtchev. Au cours de sa brève période d'existence, le VSNKh était dirigé par Ustinov. L'organisme gouvernemental a été modelé sur un conseil du même nom qui était beaucoup plus puissant et plus durable qui a fonctionné entre 1917 et 1932.
De gauche à droite : Brejnev, Kosyguin, Podgorny et Suslov
Le 15 octobre 1964, le Comité central a publié un bref communiqué annonçant que le plénum du Comité central « avait donné suite à la demande de N. Khrouchtchev d’être libéré de ses fonctions de premier secrétaire du Comité central, de membre du Présidium du Comité central et de président du Conseil des ministres de l’URSS, en raison de son âge avancé et de l’aggravation de son état de santé ». Deux jours plus tard, la Pravda a publié les critiques qui avaient été reprochées à Khrouchtchev : « style personnel de direction, subjectivisme, initiatives désordonnées, précipitation, vantardise, phraséologie, ignorance des réalités, mépris des masses ». Dans les faits, Khrouchtchev a été victime d’un complot. Le 30 septembre, ces collègues du Présidium l’ont envoyé se reposer à Sotchi. Ils ont préparé une réunion du Présidium, à son insu, le 12 octobre, et convoqué le Comité central le lendemain. De retour à Moscou le 13, Suslov a aussitôt accusé Khrouchtchev devant le Présidium et a réclamé sa démission. Réuni en séance plénière, le Comité central a exclu Khrouchtchev de ses fonctions : Léonid Brejnev l’a remplacé au poste de premier secrétaire et Kosyguin à la tête du gouvernement. Depuis plus de deux ans, la politique de Khrouchtchev était contestée. Par les réformes continuelles qu’il avait mises en place, Khrouchtchev s’était mis à dos la nomenklatura, inquiète des réformes qui menaçaient les plans de carrière, la sécurité de l’emploi, les privilèges des nantis. Les réformes sur la décentralisation (1957) et les réformes fonctionnelles de 1961-1962 avaient suscités inquiétudes et mécontentements parmi les cadres du Parti et les technocrates.
Le 15 octobre 1964, le Comité central a publié un bref communiqué annonçant que le plénum du Comité central « avait donné suite à la demande de N. Khrouchtchev d’être libéré de ses fonctions de premier secrétaire du Comité central, de membre du Présidium du Comité central et de président du Conseil des ministres de l’URSS, en raison de son âge avancé et de l’aggravation de son état de santé ». Deux jours plus tard, la Pravda a publié les critiques qui avaient été reprochées à Khrouchtchev : « style personnel de direction, subjectivisme, initiatives désordonnées, précipitation, vantardise, phraséologie, ignorance des réalités, mépris des masses ». Dans les faits, Khrouchtchev a été victime d’un complot. Le 30 septembre, ces collègues du Présidium l’ont envoyé se reposer à Sotchi. Ils ont préparé une réunion du Présidium, à son insu, le 12 octobre, et convoqué le Comité central le lendemain. De retour à Moscou le 13, Suslov a aussitôt accusé Khrouchtchev devant le Présidium et a réclamé sa démission. Réuni en séance plénière, le Comité central a exclu Khrouchtchev de ses fonctions : Léonid Brejnev l’a remplacé au poste de premier secrétaire et Kosyguin à la tête du gouvernement. Depuis plus de deux ans, la politique de Khrouchtchev était contestée. Par les réformes continuelles qu’il avait mises en place, Khrouchtchev s’était mis à dos la nomenklatura, inquiète des réformes qui menaçaient les plans de carrière, la sécurité de l’emploi, les privilèges des nantis. Les réformes sur la décentralisation (1957) et les réformes fonctionnelles de 1961-1962 avaient suscités inquiétudes et mécontentements parmi les cadres du Parti et les technocrates.
La direction immédiate post-Khrouchtchev était caractérisée par une dilution relative des responsabilités de direction ; le pouvoir était réparti entre le Parti communiste et le gouvernement. Le président du Conseil des ministres, Aleksey N. Kosyguin, était un personnage froid, qui n'avait jamais été épris de propagande et de « spectacles spatiaux ». Ses préoccupations concernaient l'économie nationale et sa réorganisation. On disait qu'il avait conçu une réforme qui établirait de nouvelles procédures dans l'industrie et l'agriculture. Ses relations avec Ustinov étaient loin d'être chaleureuses. Ustinov avait été de 1963 à 1965 président du Conseil suprême de l'économie nationale (VSNKh)[1] et premier vice-président du Conseil des ministres de l'URSS. Après l'éviction de Khrouchtchev, le VSNKh avait été progressivement supprimé. Ses fonctions avaient été transférées au Conseil des ministres et aux ministères de l'industrie rétablis. Ustinov n'avait pas été activement impliqué dans le renversement de Nikita Khrouchtchev, et il aurait pu prétendre au poste de président du Conseil des ministres. Cependant, de nombreux membres du nouveau Politburo de Brejnev craignaient la nature volontaire d'Ustinov et les conséquences possibles d’une nomination en tant que numéro deux de la hiérarchie du Parti et du gouvernement. Ustinov s'est vu offrir le poste honorifique de secrétaire du Comité central pour les questions de défense. Ustinov a concentré toute son énergie sur l'industrie de la défense [plutôt que sur l'armée] et était assez familier avec toutes ses branches. Entre lui et les ministères se trouvait le président du VPK, Leonid Smirnov, qu'Ustinov avait promu.
Gromyko, Brejnev et Mikoyan
Kosyguin n’avait pas non plus été impliqué dans le complot contre Khrouchtchev, il n’était pas menaçant et s’intéressait principalement à l’économie, peu à la direction politique. Il entendait faire des économies sur l'armée qui, depuis le départ de Khrouchtchev, fondait ses espoirs sur le rétablissement de la puissance d'antan des flottes aériennes et navales. Le Conseil de l'économie nationale de l'ensemble de l'Union (Sovnarkhoz) avait été progressivement supprimée. Brejnev, après être devenu secrétaire général, a été obligé de montrer sa gratitude aux dirigeants du Parti et des républiques qui l'avaient porté au pouvoir lors de la session plénière d'octobre 1964. Ces dirigeants n'avaient pas pardonné à Khrouchtchev sa campagne antistalinienne, qui avait réduit leur influence sur les masses et avait fait naître des querelles intra et extra-Parti. Au début, le nouveau secrétaire général n'avait pas constitué sa propre faction de gens fidèles ; il devait faire preuve de prudence. Au cours des deux dernières années de son administration, Khrouchtchev avait réussi à réduire considérablement les dépenses en armes conventionnelles, la construction de grands navires de surface, la production de bombardiers lourds et l'armée en général. Pour plaire aux responsables militaires qui l'avaient soutenu en 1964, Brejnev était censé corriger les « erreurs » de Khrouchtchev.
Cette nouvelle « direction collective » a eu de profondes répercussions sur la politique spatiale dans l'ère post-Khrouchtchev. A la fin de 1955, moins d'un an après la chute de Khrouchtchev, un triumvirat s'était hissé au sommet des programmes spatiaux et de missiles, chacun ayant des motivations différentes. Dans un mouvement visant à inverser les tentatives de décentralisation drastiques et ratées de Khrouchtchev à la fin des années 50, la nouvelle direction Brejnev-Kosyguin-Mikoïan a recréé le système ministériel centralisé par ordre officiel le 2 mars 1965. Six comités d'État concernés par l'armement ont été renommés ministères, tandis qu'un septième, le ministère de la Construction générale des machines, a été créé sur la base de l'ancienne septième direction générale.
Le Ministère de la construction générale des machines, plus connu sous son abréviation russe « MOM », est devenu le centre de toutes les activités de conception et de production liées aux missiles et à l'espace en Union soviétique. Alors qu'avant, les bureaux de conception spatiale et de missiles, les instituts de recherche scientifique et les usines de production étaient dispersés entre divers ministères, la création du nouveau ministère était un pas de géant pour unifier les différentes structures. MOM avait la juridiction officielle sur presque toutes les entités soviétiques impliquées dans la conception, la production expérimentale et la production en série de missiles balistiques à longue portée, de lanceurs spatiaux et de satellites artificiels, des engins spatiaux pilotés, des moteurs de fusée à propergol liquide, des complexes de lancement et des systèmes de guidage et de contrôle. Curieusement, MOM n’avait pas en charge les équipements électroniques modernes, ce qui poserait des problèmes par la suite, au niveau des technologies radio-électronique.
Les bureaux de conception et les instituts intégrés à MOM étaient :
• Comité d'État pour la technologie de la défense :
GSKB SpetsMash (V. P. Barmin)
OKB-456 (V. P. Glushko)
OKB-2 (A. M. Isayev)
OKB-1 (S. P. Korolev)
NII-88 (Yu. A. Mozzhorin)
• Comité d'État pour la technologie aéronautique :
OKB-52 (V. N. Chelomey)
OKB-154 (S. A. Kosberg)
• Comité d'État pour l'électronique radio :
Institut de recherche scientifique de la construction d'instruments radio (M. S. Ryazanskiy)
Institut de recherche scientifique de l'automatisation et de la construction d'instruments (N. A. Pilyugin)
• Comité d'État pour la construction navale :
NII-944 (V. I. Kuznetsov)
Sergey A. Afanasyev, en charge du MOM
Sergey A. Afanasyev, âgé de quarante-sept ans, a été nommé à la tête de ce ministère. Nomination assez étonnante, car Afanasyev ne faisait pas partie des nombreuses personnalités expérimentées qui pouvaient revendiquer ce poste. Il avait été à la tête de plusieurs directions techniques du ministère des Armements d'Ustinov pendant les années 1950. Ancien protégé d’Ustinov, Afanasyev s'était aligné non pas sur Ustinov, mais sur le maréchal Andrey A. Grechko, vice-ministre de la Défense. Tyulin, qui aurait pu prétendre à ce poste a été nommé premier vice-ministre d’Afanasyev. Afanasyev est l'un des trois membres du triumvirat qui dominera le programme missile et spatial jusque dans les années 1980.
Le deuxième personnage important était Leonid V. Smirnov, le président de 49 ans de la Commission Militaire-Industrielle. Plus communément appelée par son abréviation russe « VPK », la Commission militaro-industrielle était le cœur du complexe militaro-industriel soviétique. Au milieu des années 1960, le VPK était composé des chefs des sept ministères impliqués dans la conception et la production des équipements militaires : le président de l'Organe de planification de l'État (Gosplan) chargé de l'affectation du budget : les commandants en chef de l'armée de l'air, des forces de missiles stratégiques, de la marine et des forces de défense aérienne ; le sous-ministre de la défense chargé


Smirnov à gauche et Kosyguin à droite
des achats d'armement ; et le président de l'Académie des sciences. Le président du VPK était également en même temps vice-président du Conseil des ministres de l'URSS. Smirnov était à la tête du complexe militaro-industriel soviétique, supervisant la création et la fabrication non seulement de missiles et d'engins spatiaux, mais aussi des chars, des navires, des avions de combat, des bombardiers, des hélicoptères, des sous-marins, des bombes nucléaires, des canons. Ainsi, Smirnov n'était pas seulement le patron d'Afanasyev, mais aussi le patron des sept autres chefs industriels militaires. Smirnov devait toute sa carrière à Ustinov. Au sein du programme spatial lui-même, il avait clairement soutenu les projets de Yangel et peut-être de Korolev. Smirnov a géré l'ensemble de l'industrie de la défense soviétique pendant près d'un quart de siècle, survivant à Khrouchtchev, à Brejnev, à Kosyguin, à Andropov et à Tchernenko. Il ne prendra sa retraite qu'à l'époque de Gorbatchev. Officiellement, le VPK de Smirnov était le principal organe de coordination de la recherche, du développement et de la production militaires. Il a joué également un rôle clé dans les évaluations techniques des nouvelles armes.
Si Smirnov et Afanasyev étaient responsables de la gestion de la politique spatiale soviétique, Dmitriy Fedorovich Ustinov était son maître absolu. Depuis la création de l'industrie soviétique des fusées en mai 1946, il avait occupé le poste de directeur industriel du programme soviétique de missiles balistiques et de l'espace. Il avait été nommé président de VPK en décembre 1957. Au fil des années, il avait côtoyé presque quotidiennement les designers en chef tels que Korolev, Glushko et Yangel. Il ne serait pas surestimé de dire qu'à l'exception de Korolev, Ustinov était la figure la plus importante de l'histoire du programme spatial soviétique. Sa signature se retrouvait dans presque tous les décrets et décisions des premiers programmes de missiles et spatiaux, couvrant une période de près de quarante ans. Jusqu'en 1965, Ustinov est resté un fonctionnaire du gouvernement soviétique, engagé dans l'administration de projets plutôt que dans la partie politique.
Le 26 mars 1965, peu de temps après la création de MOM, Ustinov a été transféré du gouvernement (c'est-à-dire de la direction) au Parti (c'est-à-dire à la partie politique). Son nouveau titre était celui de secrétaire du Comité central des industries de la défense et de l'espace, chef de file du programme spatial soviétique. Il a été également intronisé en tant que membre candidat du présidium (qui a été rebaptisé Politburo en avril 1966).


Officiellement, l'objectif du Secrétariat était de fournir « des analyses et des recommandations » aux membres du Politburo. Dans le cas du programme spatial, Ustinov a jeté les bases de la politique spatiale soviétique. Il a décidé sur quels programmes mettre l'accent, dans quelles directions mener les recherches, comment concurrencer le programme spatial américain. Il pouvait nommer ou renvoyer les concepteurs en chef. Ustinov était un fervent défenseur de Korolev, mais il soutenait aussi Glushko, ce qui n’était pas sans entraîner quelques complications entre les deux.
Ustinov, Smirnov et Afanasyev sont les trois hommes forts qui ont dirigé le programme spatial soviétique à partir des années 1960. Pour Ustinov et Smirnov, le programme spatial n'était qu'une partie de leurs responsabilités ; ils avaient également à administrer l'ensemble de l'industrie de la défense soviétique alors qu'elle cherchait à atteindre la parité stratégique avec les États-Unis.
Organisation en 1965 des organes administratifs du programme spatial soviétique