Pilotes, ingénieurs ou médecins ?
[1] Nikolay Kamanin, “I Would Never Have Believed Anyone ... “, Sovetskaya rossiya. October 11 1989 p.4, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.
Il restait à savoir qui participerait à cette nouvelle mission. Depuis longtemps Korolev parlait publiquement d’envoyer des passagers dans l’espace, il pensait que les membres de son équipe qui construisaient les vaisseaux pourraient avoir la possibilité de s’y embarquer. Il avait exprimé cette idée au gouvernement soviétique en 1962 dans une lettre. Sur la mission Voshkod, un siège pouvait être réservé au pilote de l’Armée de l’air et deux à des personnes civiles. Bien entendu, l’Armée avait déjà refusé cette idée.
Pour Voskhod, Korolev voulait faire voler un ingénieur de l’OKB-1 et un médecin. Pour le poste d'ingénieur, il avait obtenu le soutien du président de l'Académie des sciences Mstislav V. Keldysh, même si Keldysh était plus enclin à proposer un scientifique plutôt qu'un ingénieur, question de sémantique, un ingénieur était-il un scientifique ? Le vice-ministre de la Santé Avetik I. Burnazyan, un vétéran du service médical pour le programme des armes nucléaires, avait apporté également son soutien à Korolev pour un médecin sur le vol. Devant ces différents soutiens, l’Armée a cédé et un décret du 13 mars de la Commission militaro-industrielle a approuvé un équipage composé d’un pilote, d’un ingénieur et d’un médecin.
Pour les médecins, la Commission des mandats, chargée d'approuver les personnes pour la formation des cosmonautes, a examiné les demandes d'un certain nombre de médecins de diverses institutions militaires et civiles en avril et mai, retenant quatre finalistes le 26 mai : le lieutenant- Colonel Vasiliy G. Lazarev (trente-six ans), le Major Boris I. Polyakov (vingt-six ans), Aleksey V. Sorokin (trente-deux ans) et Boris B. Yegorov (vingt-six ans). Yegorov et Lazarev étaient favoris, ils avaient de nombreux soutiens politiques. Korolev connaissait le père de Yegorov et l’avait rencontré récemment. Bien que civil, il avait travaillé pendant un certain temps à l'Institut de médecine aéronautique et spatiale de l'armée de l'air et, en février 1962, il avait été choisi comme l'un des principaux médecins faisant partie des équipes de parachutistes pour récupérer les cosmonautes de Vostok. Son concurrent Lazarev, était un officier et médecin accompli de l'armée de l'air, également de l'institut de médecine aéronautique et spatiale.


Georgiy P. Katys
Pour le troisième siège, Korolev avait envoyé quatorze de ses ingénieurs pour participer à des examens médicaux ; un seul avait été accepté pour la formation, il s’agissait de Feoktistov, âgé de trente-huit ans. Mais Keldysh avait aussi son poulain, Georgiy P. Katys, également trente-huit ans, possédant un doctorat de l'institut de télémécanique et d'automatisation. Katys avait été choisi parmi une liste de dix-huit scientifiques de l'académie le 26 mai 1964.
Sept candidats, Feoktistov, Katys, Lazarev, Polyakov, Sorokin, Yegorov et Benderov ont rejoint le centre de formation en juin. Benderov était pilote d’essai à l’OKB-156 de Tupolev. Benderov et Polyakov ont rapidement quitté le groupe en raison de problèmes médicaux au début de l’entrainement. Il restait donc cinq candidats pour deux sièges.
Pour le siège de pilote et commandant de la mission, l’armée de l’air avait sélectionné dès 1960 Komarov et Volynov. Ils étaient tous les deux réservistes sur les programmes Vostok. Korolev avait repéré Komarov assez tôt dans sa formation. Même si les choix officiels n’était pas encore public, Korolev déclarait que l’équipage qui piloterait Voshkod serait composé de Komarov-Feoktistov-Yegorov.
Le 21 août 1964, la Commission militaro-industrielle s’est réunie pour discuter des préparatifs du vol Voskhod. La commission a accepté de lancer un précurseur automatisé avec des mannequins avant le 5 septembre et la mission pilotée proprement dite début septembre, entre le 1er et le 20. Le lieutenant général Kamanin, l'un des participants, a écrit plus tard dans son journal :
Le Voskhod ... présente un certain nombre de lacunes. La plus importante d'entre elle est l'absence de matériel de sauvetage des équipages. . . De plus, il n'y a absolument aucun moyen pour le Voskhod d'atterrir en toute sécurité grâce à la décélération naturelle - les réserves d'air, d’eau et de nourriture sont petites et la probabilité de surchauffe est élevée. L'équipage est très à l'étroit dans le Voskhod : il y a moins d'espace et d'air dans l'engin "par habitant" que dans le Vostok. Les conditions de survie et de sécurité sont bien pires dans le nouveau vaisseau que dans le Vostok.[1]
Pendant cette période, chaque parti a manœuvré pour positionner son candidat. Kamanin insistait sur Komarov, Volynov et Lazarev, c'est-à-dire un équipage entièrement militaire avec un médecin de l'armée de l'air. Cette position était soutenue par des hauts fonctionnaires de l'armée de l'air jusqu'à ce que le Comité central intervienne. La mère de Volynov était juive et sa candidature était inacceptable pour le chef du département de l'industrie de la défense, Ivan D. Serbin, l'un des apparatchiks du Parti les plus redoutés surnommé Ivan le Terrible. Katys, le protégé de Keldysh, était la deuxième victime politique. La Commission du mandat savait que le père du scientifique Katys avait été arrêté et abattu en 1937 lors des Grandes Purges. Bien qu'il ait été entièrement disculpé en 1957, son fils était considéré comme suspect en raison du sort de son père. Le KGB avait également découvert en août 1964 que le demi-frère et la demi-sœur de Katys avaient résidé à Paris, jetant ainsi des soupçons sur la véritable adhésion de Katys à l'idéologie de la classe ouvrière. Ces deux décisions politiques ont affecté Korolev, même s’il n'était pas résolument antisémite, cette décision le peinait. Pour Katys, ce choix lui rappelait sa déportation à la Kolyma et la difficulté a effacé son passé. Il restait donc, après élimination de Volynov et de Katys, deux variante possible : Komarov-Feoktistov-Lazarev ou Komarov-Feoktistov-Yegorov.


Feoktistov, Yegorov et Komarov lors d'une cérémonie au Kremlin à l'occasion du 47ème anniversaire de la révolution d'Octobre
Le 18 septembre, un petit groupe de hauts fonctionnaires de la Commission d'État s’est réuni pour discuter de la composition de l'équipage. Le président de la Commission, Tyulin, s’est mis d'accord avec Korolev et a proposé l'équipage Komarov-Feoktistov-Yegorov, avec seulement un seul représentant de l'armée de l'air. Le maréchal Sergey I. Rudenko et Kamanin s’y sont opposé, Korolev s’est emporté, perdant son sang-froid en criant : « L'armée de l'air est constamment en train de brouiller les travaux ! On dirait que je vais devoir entraîner mes propres cosmonautes… ». Korolev était extrêmement tendu et fatigué à cette période. Malgré sa mauvaise santé, sa charge de travail n’avait pas diminué, et il venait d’apprendre que sa femme devait subir une opération chirurgicale importante le 1er octobre. Il s'est envolé à deux reprises vers Moscou depuis Tyura-Tam pendant les préparatifs intenses du lancement pour être avec elle.
Le maréchal Rudenko a finalement cédé aux caprices de Korolev et Kamanin s’est retrouvé seul. A son tour, isolé, et épuisé par Korolev, il a accepté. Komarov, Feoktistov et Yegorov voleraient, comme Korolev l'avait prédit deux mois auparavant.