Les travaux du N1 au point mort
Le principal problème de développement du N1 était financier. La dépression économique qui touchait la région avait mis en difficulté l'OKB-276 de Kuznetsov et son usine de production, ainsi que de très nombreux sous-traitants régionaux. L'OKB-276 avait des installations d'essais moteurs extrêmement médiocres qui ne lui permettait pas de tester des moteurs de 150 tonnes de poussée. Le programme N1 était devenu le fournisseur de toute la région de Kuibyshev, même si la destination finale des pièces restait un secret d’Etat. Malheureusement, la crise économique avait provoqué d’énormes lenteurs de production de pièces, nécessitant souvent la visite d’un personnage important ou d’un appel téléphonique d’un haut fonctionnaire pour tenir les délais. Les centaines d’usines et d’Instituts n’étaient pas coordonnées et s’attendaient parfois mutuellement plusieurs mois pour produire un élément.
Faute de temps et d’argent, la décision a été prise de ne pas réaliser d’essais statiques sur les 24 moteurs du premier étage de la fusée. C’était un choix risqué, un vrai pari pour Korolev. Dans le même ordre d’idée, il a refusé que le premier essai en vol soit réalisé avec des étages deux et trois factices. Il souhaitait des essais complets avec des étages prêts au vol. Pour minimiser les risques, l’OKB-1 a décidé d’utiliser le système KORD qui a été conçu pour arrêter certains moteurs parmi les vingt-quatre si le moindre dysfonctionnement était détecté. Des mesures ont été mises en place pour effectuer des études statistiques sur les moteurs du deuxième étage. Sur les six moteurs, deux seront testés au banc et si les statistiques étaient correctes, les six moteurs seraient retenus. Tel était le prix à payer pour compenser le manque de temps et d’argent.
Le 25 janvier 1962, la NASA a officialisé le développement d'un propulseur à trois étages, appelé Saturn C-5, renommé Saturn V en février 63, pour des missions d'atterrissage lunaire Apollo. Il aura une longueur totale de 111 mètres et une poussée au décollage de 3,404 tonnes. Contrairement à la version initiale du N1, les ingénieurs américains ont choisi d'utiliser des propulseurs cryogéniques à haute énergie dans les étages supérieurs de la Saturn V, profitant de la précieuse expérience acquise avec le Centaur. La Saturn V aura la capacité éventuelle de mettre en orbite une charge utile de 130 tonnes sur une orbite terrestre de 195 kilomètres, bien au-delà du N1. Le programme Saturn V était l’antithèse du programme N1, il était doté d’un budget à faire rêver l’OKB-1, d’une infrastructure gigantesque répartie sur tout le territoire et s’appuyait sur une technologie hors de portée de l’industrie soviétique de l’époque.


Atelier d'assemblage et de tests des moteurs NK-9
Le retrait de Glushko pour la conception des moteurs du N1 avait mis la pression à Kuznetsov. Malgré son peu d’expérience, il avait récupéré une documentation importante pour la conception du NK-9 et du NK-9V, le modèle pour haute altitude. Au cours des onze premiers mois de 1962, il y a eu cinquante-sept tirs au sol du moteur NK-9. Parmi ceux-ci, vingt-six ont été des échecs complets, vingt-trois présentaient des oscillations à haute fréquence et huit seulement étaient complètement réussis. Cette série d’échecs a certainement accéléré le développement du moteur NK-1S. En avril 1964, les ingénieurs de Kuznetsov ont présenté et construit une maquette grandeur nature et non fonctionnelle du NK-1S dans leur atelier d'assemblage. Il était indispensable de développer des moteurs à hydrogène liquide. Malgré l’enthousiasme de Korolev, ils restaient confrontés à deux problèmes : l'absence d'une industrie de production d'hydrogène liquide en Union soviétique, malgré les lettres de 1960 et l'absence de terrains d'essai et d'installations pour la mise à feu statique de ces moteurs. Les travaux de construction de bancs d'essais statiques pour les moteurs à hydrogène liquide LOX ne commenceront qu'en 1965, dans la vaste installation d'essai NII-229 à Zagorsk.


satellite Poliot-1 lors de sa préparation
Des retards ont entravé également la construction du nouveau site de lancement du N1. Après de nombreux débats entre Korolev et Barmin sur la conception du site de lancement, la construction proprement dite sur les sites a commencé en 1964 sous la direction de Barmin, mais à une allure très réduite. Les fonds versés par le ministère de la Défense pour la construction du complexe en 1965 représentait un tiers du budget sollicité.
Pendant que Korolev s’enlisait dans son projet de N1, Chelomey lançait son premier satellite en orbite le 1er novembre 1963, à partir du site 1 de Tyura-Tam, en utilisant une variante de l’ICBM R-7. Chelomey a nommé son petit satellite Polet qui devenait le tout premier satellite à manœuvrer dans l'espace en changeant d'orbite. C’était le premier lancement réalisé par l’OKB-52 de Chelomey, malgré sa puissance. Mais le principal problème de Korolev n’était pas Chelomey, mais le désintérêt quasiment total du ministère de la défense, principal financier de l’OKB-1. En 1964, l'OKB-1 n'avait reçu que 23 millions de roubles sur les 45 millions demandés, l'OKB-276 avait reçu 20 millions alors que 50 millions étaient nécessaires. En mars 1964, malgré cela, l’OKB-1, sous la supervision de Kryukov et Okhapkin, a terminé l’ensemble des plans du lanceur, validant sa mise en construction. Mais les caisses étaient vides, tous les travaux sur le N1 étaient à l’arrêt et les usines et instituts ont arrêté de travailler sur le sujet, abandonnant tout le travail déjà effectué. Korolev a décidé alors de ne plus dépendre de l’armée, si l’armée était incapable de définir une charge utile pour son véhicule, il s’en occuperait lui-même.