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La Commission Keldysh

Contrairement au lanceur américain Saturn V, le N1 n’a jamais été proposé comme une fusée à mission unique. Les décrets de 1960-1962 restaient assez ambiguë sur le sujet, proposant le N1 comme un lanceur universel, ne précisant pas son utilisation ultime, faisant simplement allusion à des missions militaires, scientifiques et interplanétaires. Korolev, conscient que le ministère de la défense serait la principale source de financement avait toujours mentionné le N1 pour des projets militaires. Il avait déjà employé cette stratégie avec le R7. Le manque de suggestions du ministère de la Défense ou de l'académie a permis de réaliser de nombreuses études internes à l’OKB-1 sur d'éventuelles charges utiles des N1. Selon le Concepteur en chef adjoint Kryukov, le N1 devait lancer en orbite plusieurs engins spatiaux ainsi que des engins spatiaux géants « pour surveiller, inspecter ... mettre dans l’espace des moyens de destruction ». Bien que les détails restent encore obscurs, il est clair que toutes ces études sont restées au stade des propositions : elles sont restées consignées sur papier, proposées uniquement pour assurer la survie du projet N1 en rassurant les principaux financiers du programme.

[1] G. Vetrov, “The Difficult Fate of the N I: Part II”, p. 20 cité par Boris Chertok dans, Rockets and People, vol. 4: The Moon Race, NASA, coll. « NASA History series » (no 4110), 2006

Lors des travaux sur le N1, les ingénieurs avaient abordé également les questions de construction, de transport, et de montage de la fusée L'un des principaux obstacles rencontrés était le déplacement du véhicule de l'usine de fabrication au site de lancement de Tyura-Tam. Le transport ferroviaire ne permettait pas de transporter un tel mastodonte. Les réservoirs des propulseurs devaient être réalisés sur place à Tyura-Tam, dans un nouveau bâtiment d’assemblage énorme à construire. Bien entendu, ces coûts étaient pris en compte dans le budget final.

Parmi les éléments du N1 étudiés, les plus importants étaient peut-être la détermination du nombre de moteurs requis pour le premier étage du lanceur géant et leur poussée. Après une analyse approfondie des options possibles, l’OKB-1 a opté pour l'utilisation d'un grand nombre de moteurs à moyenne poussée au lieu d'un petit nombre de moteurs à forte poussée, comme le fera la NASA dans le cas du Saturn V, le raisonnement de l'OKB-1 était justifié par quatre facteurs :

  • Le développement et la fabrication de moteurs avec des niveaux de poussée de 150 tonnes pouvaient être réalisés avec la base technique actuelle sans remodelage ni construction importante, comme cela serait nécessaire pour des moteurs plus gros de 600 à 900 tonnes de poussée.

  • Des moteurs de poussée de 150 tonnes utilisés sur le premier étage pouvaient également être utilisés sur le deuxième étage sans modification significative, économisant ainsi tout un niveau de développement comme cela serait nécessaire pour des moteurs plus puissants.

  • Etant donné que la fiabilité et les capacités des moteurs dépendaient de la quantité d'essais au sol, une plus grande fiabilité pourrait être obtenue avec une dépense égale pour des moteurs de plus petite poussée sur des moteurs de plus grande poussée.

  • Avec l'utilisation d'un grand nombre de moteurs, une panne d'un ou deux moteurs ne posait pas de risques catastrophiques pour une mission, car les moteurs restants pourraient compenser les pannes.

Korolev a signé les quinze volumes du projet de plan initial du N1 le 16 mai 1962. Le projet de plan pour le missile GR-1 correspondant avait déjà été achevé et signé un mois plus tôt. Le projet de plan du N1, tel qu'il a été préparé à l'époque, comprenait un plan détaillé étape par étape, englobant différentes variantes du véhicule N1 de base. Dans sa configuration de base, le véhicule serait une fusée à trois étages (chacune connue sous le nom de Bloc A, Bloc B, et Bloc V) augmentée de deux étages supérieurs (Bloc G et Bloc D). Le projet de plan de mai 1962 comprenait des propositions pour trois lanceurs progressivement de plus en plus puissants - les N1, N11 et N111 - partageant tous des éléments communs. Une quatrième fusée, le GR-1 testerait les composants restants du N1.

Plan de la fusée N-1

Le N11 utilisait le deuxième, le troisième et quatrièmes étages du N1, sans le premier étage géant. Le N111 n’utilisait que les troisième et quatrième étage du N1 de base et un troisième étage transféré du deuxième étage de l’ICBM R-9A. Le plan présentait deux avantages. Premièrement, cela rendait la conception et les essais en vol du booster N1 de base beaucoup plus efficace en testant les étapes importantes et l'instrumentation sur des véhicules d'essai de plus petite taille. Deuxièmement, il introduisait trois nouvelles classes de lanceurs pour répondre à des exigences de mission très différentes. Le système de bombardement orbital du GR-1 serait sensiblement le même que le N111 proposé : la seule différence serait l'utilisation du cinquième étage critique du N1 (Bloc D) comme troisième étage du GR-1. Cette étape particulière, conçue pour une utilisation dans des conditions de vide devait effectuer plusieurs tirs au cours de la même mission. En effet, avec un tel programme progressif, au moment où le N1 effectuerait sa première mission, toutes les étapes, sauf la première étape, auraient déjà été testées en conditions de vol.

Le N1 était une fusée à 4 étages fonctionnant au kérosène RP-1 (le carburant) et à l'oxygène liquide (LOX) (le comburant), facile d'emploi mais moins performant que le couple hydrogène/oxygène liquides :

  • Un 1er étage (dit bloc A) comprenant pas moins de 30 moteurs-fusées NK-15 délivrant une poussée de 4 620 tonnes au décollage (154 tonnes dans le vide).

  • Un 2e étage (dit bloc B) comprenant 8 moteurs NK-15V délivrant une poussée de 1 427 tonnes au total ;

  • Un 3e étage (dit bloc V) comprenant 4 moteurs NK-21 (ou NK-39) de 653 tonnes de poussée totale ;

  • Un 4e étage (dit bloc G) comprenant un seul moteur NK-19 de 40,8 tonnes de poussée destiné à propulser le « train lunaire ».

Le budget pour la fabrication des dix premières fusées de la série était de 457 millions de roubles.

Une « commission d'experts » spéciale affiliée à l'Académie des sciences de l'URSS a examiné l'ensemble des moyens du projet N1, couvrant vingt-neuf volumes et huit annexes, au cours d'une série de réunions intensives tenues du 2 au 16 juillet 1962. La Commission se composait des principaux concepteurs en chef, des représentants industriels, des officiers militaires, des scientifiques et des apparatchiks du Parti impliqués dans le programme spatial soviétique. L’académicien Mstislav V. Keldysh, président de l'Académie des sciences, en assurait la présidence. Comme on pouvait s'y attendre, le principal sujet de discorde était le choix des propulseurs - un conflit qui menaçait de mettre le projet au point mort. Glushko et Korolev ont été autorisés à fabriquer des modèles pour leurs variantes respectives - le premier avec la combinaison N204-UDMH et le second avec la combinaison LOX-kérosène. Glushko a soutenu sa position basée sur plusieurs arguments. Il pensait que :

  • La création de moteurs à base de LOX très puissants serait la source de problèmes majeurs en raison de la combustion intermittente et de la nécessité de protéger la chambre de combustion et les parois des buses de la surchauffe. Son bureau d'études avait été confronté à ces problèmes lors du développement de plusieurs moteurs LOX-kérosène à chambre unique (en particulier les RD-110 et RD-111) au cours des années 1950 et 1960.

  • La création de très puissants moteurs à base de LOX serait en proie à des oscillations à haute fréquence, qui avaient été la cause de problèmes importants lors du développement des RD-110 et RD-111.

  • L'utilisation de propulseurs stockables, qui produisaient une combustion régulière dans la chambre du moteur à des températures de 280 à 580 degrés centigrades inférieures à celles contenant du LOX permettrait une phase de développement plus rapide.

  • L'utilisation de propulseurs hypergoliques ou auto-allumant permettrait une conception plus simple du moteur. Le développement de moteurs à propergol stockables pour le N1 ne nécessiterait pas de ressources supplémentaires importantes de sa part - c'est-à-dire moins de temps et d'argent - car son bureau d'études développe déjà des moteurs similaires pour les boosters de Chelomey (en particulier le RD-253).

Commission d'experts

Korolev a contre-argumenté chaque point. Sa conviction était que :

Les préoccupations de Glushko concernant les problèmes associés au développement du moteur au kérosène LOX ont été invalidées dans une large mesure parce que l’OKB-1 préconisait l'utilisation d'un système de cycle fermé pour la conception des moteurs - une conception qui contournait tous les problèmes énumérés par Glushko. L’OKB-1 et l’OKB-276 avaient déjà une expérience significative dans la conception de moteurs-fusées à cycle fermé (avec les moteurs S 1.5400 et NK-9).[1]

Korolev a avancé les éléments suivants :

  • L'utilisation de propulseurs stockables diminuerait considérablement l'impulsion spécifique des moteurs, abaissant ainsi la masse de la charge utile.

  • L'utilisation de propulseurs stockables augmenterait considérablement la masse des réservoirs de propulseur.

  • L'utilisation de propulseurs cryogéniques serait nettement moins coûteuse que les propulseurs stockables. Concernant le coût de développement des moteurs, le premier serait deux fois moins coûteux, concernant les composants eux-mêmes, le coût du premier serait sept fois moins cher.

  • L'utilisation de propulseurs stockables augmenterait considérablement le danger de travailler avec la fusée non seulement en raison de la forte toxicité des propulseurs, mais aussi en raison de leurs caractéristiques hypergoliques.

Sur ce dernier point, Korolev a mis en garde :

Ces composants s'enflamment et sont toxiques, ce qui augmente le potentiel de mise sous pression des composants. Le danger pour le personnel de service en cas de fonctionnement anormal et des systèmes est particulièrement élevé.

Après d’interminables débats, la commission a trouvé un consensus : elle a voté pour recommander la variante LOX-kérosène de Korolev, ajoutant dans son rapport officiel que le projet de plan N1 satisfaisait aux « normes scientifiques et techniques élevées » qui avait été initialement exigées dans les propositions de base. Glushko était atterré. Malgré cette décision, il a continué à demander une révision du N1 avec l’utilisation de ses moteurs. N’étant pas entendu, il a refusé de fabriquer les moteurs LOX nécessaires au projet. Malgré les efforts de certains concepteurs tels Barmin et Ryazanskiy et du lieutenant général Mrykin des forces de missiles stratégiques, personne n’est arrivé à infléchir la décision de Glushko. Le développement des moteurs du N1 a donc été confié au bureau de Nikolaï D. Kuznetsov.

Keldysh a fractionné le programme spatial en deux camps

La décision de juillet 1962 de la Commission Keldysh a fractionné le programme spatial en deux camps, détruisant tout semblant d'unité qui avait pu exister à l'époque de Spoutnik. Korolev a tourné le dos au concepteur de moteurs de fusée le plus puissant et le meilleur du pays, faisant appel à quelqu'un qui n'avait presque aucune expérience dans le domaine, tandis que Glushko perdait son rôle dans ce qui devait être le projet le plus vaste et le plus important de l'histoire du programme spatial soviétique. Ce décret a certainement mis fin au programme spatial soviétique dès sa naissance. Cette rupture n’a été connu en occident que vingt-cinq ans plus tard à l’époque de la glasnost.

Le projet N1 a été gâché par la bataille Korolev-Glushko et est né dans l’indifférence général de la Direction du Parti. La réunion de Pitsunda avait certes donné l’autorisation à Korolev de poursuivre les études sur le papier, mais sans grand enthousiasme, contrairement aux projets de Yangel et de Chelomey. La décision de la commission Keldysh en juillet 1962 a remis le projet à l’ordre du jours. Deux mois plus tard, les dirigeants russes ont donné enfin le feu vert au projet. Le 24 septembre 1962, le Conseil des ministres de l'URSS et le Comité central du Parti communiste ont publié un décret conjoint (n° 1021-436) qui approuvait un travail à grande échelle sur le développement du

booster N1, ses lanceurs N11 et N111, ainsi que le système de bombardement orbital GR-1. Le décret affichait l’objectif ambitieux « d'assurer la position de leader de l'Union soviétique dans l'exploration de l'espace ». Le décret appelait à travailler sur la création du propulseur de 2.200 tonnes avec une capacité de levage de soixante-quinze tonnes en orbite terrestre basse. Dans les versions avec des étages supérieurs utilisant le LH, le booster aurait une capacité de levage d'environ quatre-vingt-dix à 100 tonnes. Le décret de septembre 1962 programmait un premier lancement en 1955. Bien qu'il s'agisse du lanceur spatial le plus puissant jamais construit en Union soviétique, il resterait toujours en deçà de la capacité du tout aussi géant Saturn C-5, qui avait été officiellement approuvé par la NASA le 25 janvier 1962.

Saturn V vs N-1

Des centaines d'organisations ont été invitées à participer au programme N1, le seul absent de marque était l'OKB-456 de Glushko. L'OKB-1 de Korolev serait le principal contractant responsable de la conception globale. Sa filiale n°3, située à Kuibyshev et dirigée par le concepteur en chef adjoint Dmitriy I. Kozlov, était chargée de superviser la fabrication et la production dans son usine adjacente. Comme à l’époque de la construction du A-4, les systèmes de guidage inertiel et de radiocommande seraient développés par NII-885 sous la direction des concepteurs en chef Pilyugin et Ryazanskiy. Le GSKB SpetsMash sous la direction du concepteur en chef Barmin concevrait et construirait un nouveau grand complexe de lancement à Tyura-Tam spécialement pour les opérations du N1. Le développement des principaux moteurs de fusée était bien sûr confié à OKB-276 de Kuznetsov. Parmi les autres sous-traitants importants figuraient le NII-4 (pour les complexes de télémétrie au sol), l’OKB-12 (pour les systèmes de chargement de propulseur), le NII-88, l'institut central d'aérohydrodynamique, et NII-1 (pour la recherche aérodynamique) et le NII-229 à Zagorsk (pour les essais au sol de tous les composants).

La Commission Keldysh et le décret gouvernemental qui a suivi abordaient également la question problématique du transport et du montage du N1. Comme la fusée entière ne serait pas transportable en un seul morceau, la commission a recommandé des recherches supplémentaires sur les moyens de transporter la fusée par voie aérienne, maritime ou terrestre. La proposition initiale d'OKB-1 était de fabriquer les composants de la fusée à l'usine Progress de Kuibyshev, d'assembler et de tester la fusée entière au même endroit, de la démonter, puis de transporter les pièces à Tyura-Tam. Sur le site de lancement, les pièces seraient ensuite assemblées et testées à nouveau. Le test serait réalisé horizontalement dans un bâtiment d'assemblage massif près de la zone de la plate-forme. Ce projet impliquait la construction d’un complexe énorme à Tyura-Tam qui faisait débat.

Des études en 1962-63 exploraient plusieurs alternatives, y compris l'utilisation d'un dirigeable avec une capacité de levage de 250 tonnes ou en utilisant deux dirigeables assemblés. La construction d’une autoroute a été examinée mais rejeté par le ministère de la Défense en raison des coûts liés à la construction d'une route de 1300 kilomètres entre Kuibyshev et Tyura-Tam. Finalement, à la mi-1963, les militaires ont fait des concessions et ont accepté la proposition initiale d'OKB-1 de transporter la fusée partie par partie jusqu'au site de lancement et de l'assembler dans un bâtiment géant.