Korolev contre Glushko : aucun compromis
Yangel est intervenu après Korolev, il a proposé un nouvel ICBM massif (le R-36), un autre système de bombardement orbital (le R-36-O) et un lanceur spatial de transport lourd (le R-56). Ce dernier aurait une masse de lancement de 1.400 tonnes et une capacité de levage de quarante tonnes sur une orbite de 200 kilomètres, des spécifications similaires à celles du N1. Très intéressé par la performance du bureau d'études de Yangel dans le développement rapide de nouveaux systèmes militaires performants, les dirigeants soviétiques, en particulier ceux de la partie militaire, ont été très réceptifs aux nouvelles propositions. Trois d'entre elles ont été approuvés.
Si Korolev était arrivé à Pitsunda avec encore un peu d’espoir, la publication du décret du 16 avril 1962 du Comité central du Parti communiste et du Conseil des ministres de l'URSS intitulé « Sur les travaux importants sur les missiles balistiques et mondiaux intercontinentaux et les porte-fusées pour objets spatiaux » a brisé ses derniers rêves. Le décret précisait que tous les travaux sur le N1 en 1962 devaient se limiter aux travaux sur plan avec « une justification économique nécessaire du coût de sa création ». Il était évident que le conflit opposant Korolev et Glushko avait ralenti le projet.
Le décret précisait que chacune des différentes versions proposées - c'est-à-dire celle avec les moteurs de Glushko par rapport à celle avec les moteurs de Kuznetsov - devaient être évaluée en termes financiers avant de prendre une décision. Pour Yangel et Chelomey, le décret était favorable. Il approuvait trois des propositions de Yangel, posant ainsi le R-56 de ce dernier comme un concurrent direct du N1. Un deuxième décret fin avril accordait à Chelomey l'autorisation d'aller de l'avant avec ses propositions de Pitsunda. Avec deux systèmes de bombardement orbital parallèles, le R-36-O de Yangel et l'UR-500 de Chelomey, il n'y avait guère besoin d'un troisième projet porté par Korolev. Il repartait de Pitsunda les mains vides.
[1] Boris Dorofeyev, “History of the Development of the N I-L3 Moon Program” cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974
[2] Iaroslav K. Golovanov , Sergeï Korolev: The apprenticeship of a space pioneer, Editions MIR, 1975

Propulseur auto-inflammable toxique
Le 1er janvier 1961, une grande réunion des concepteurs en chef, officiers supérieurs de l’armée et des représentants de l'industrie de la défense a eu lieu à Tyura-Tam, concernant l'avenir des propulseurs lourds en Union soviétique. Glushko, en tant que l'un des principaux concepteurs en chef du programme spatial, a été nommé président ad hoc de cette réunion. La plupart des travaux se sont déroulés sans heurts, avec un accord sur la conception principale du N1 et du N2.
Les progrès de la série des propulseurs N étaient considérablement affectés par le décret gouvernemental de mai 1961 qui donnait à Chelomey une place prépondérante dans le programme spatial. Comme l'a rappelé un ingénieur de l’OKB-1 : « L'autorisation gouvernementale du développement du N1 a été réduite à une simple étude sur le papier »[1]. Un certain nombre de sous-traitants du N1, y compris le bureau d'études de Kosberg, ont reçu l'ordre de réorienter leurs efforts vers les projets de Chelomey. Le décret de mai 1961 reportait les dates d'achèvement du projet N1 à 1962-1965, alors qu’elles étaient 1960-63 et à 1963-1970 pour le N2, au lieu de 1963-67.
En juillet 1961, deux semaines avant la mission Vostok 2 d'une journée de Titov, Korolev s’est rendu personnellement au bureau d'études de Glushko à Khimki, avec l'intention d'essayer de convaincre le concepteur du moteur d'envisager la possibilité d'utiliser des propulseurs cryogéniques. La conversation a commencé calmement mais le ton est monté rapidement. Glushko a rappelé à Korolev l'échec du moteur cryogénique de 20 tonnes pour le programme R-3 au début des années 1950, qui a retardé l'ensemble du programme de fusées soviétiques. Les problèmes d'oscillations à haute fréquence dans ce moteur LOX-kérosène avaient été très difficiles à surmonter. Pour sa part, Korolev a rappelé à Glushko la catastrophe de 1960 impliquant l'ICBM R-16, une fusée qui utilisait des propulseurs auto-inflammables toxiques. La réunion s’est terminée sans accord possible, les arguments rationnels du début d’entretien se sont rapidement transformés en attaques personnelles.
Le problème du propulseur a atteint son paroxysme en décembre 1961, lorsque Glushko a demandé, dans une lettre officielle à Korolev, que le N1 soit repensé pour être équipé de propulseurs stockables. Comme l'a rappelé un historien de l'espace soviétique, c’était « une sorte d'ultimatum ». Glushko affirmait qu'il avait une « autorité spéciale » venant de Khrouchtchev lui-même pour faire une telle demande. En fait, ce courrier sous forme d’ultimatum s’expliquait par l’engagement donné à Chelomey de construire les moteurs à propergol stockable de 150 tonnes pour le nouveau booster UR-500. Il ne pouvait mener les deux projets de front. Glushko s’en tiendra à ses moteurs RD-253 et RD-254 et les proposera pour les boosters N1 et N2. Cette lettre a mis fin à toute possibilité de négociation. En quelques jours, le gouvernement soviétique a créé une commission, dirigé par le président de l'Académie des sciences, Keldysh, pour se pencher spécifiquement sur la question et faire une recommandation formelle sur le choix du propulseur.
Les réunions des commissions ont commencé dans un climat très tendu. Sentant peut-être que Keldysh se rangeait du côté de Korolev, Glushko, pour la première fois, se disputa ouvertement avec Keldysh. Glushko avait des raisons d’être sur la défensive. En janvier 1962, la commission avait rendu visite au bureau de conception des moteurs de Kuznetsov à Kuibyshev, favorisant ainsi Korolev.
L'affaire a finalement été portée devant le « ministère » avec une série de réunions intensives entre le 10 février et le 21 février 1962, dans les locaux du Comité d'État pour la technologie de la défense au Kremlin. Le président du Comité d'État, Smirnov, qui avait été nommé à ce poste neuf mois plus tôt, devait faire face à une bataille complexe. Outre les problèmes purement techniques, il est clair que Korolev et Glushko avaient besoin l'un de l'autre pour avancer sur les boosters de la série N. Il était difficile pour Korolev de construire la pièce maîtresse du futur programme spatial soviétique sans l'aide du constructeur de moteurs le plus renommé d'Union soviétique. Glushko pouvait peut-être se passer du N1 de Korolev ; il avait le soutien de Chelomey sur son nouveau booster UR-500. Les réunions chez Smirnov se révélèrent être le point de rupture du conflit. Lors d’une réunion, les discussions dégénérèrent en un échange d'insultes et d’attaques personnelles entre les deux antagonistes. Lorsque Korolev compara les propulseurs stockables a des barils de poudre, Glushko répondit : « Oh, je comprends, vous aimeriez idéalement une machine à vapeur ! ... Alors vous voulez voler dans l'espace mais rester Mr Propre ? ». Glushko a commencé à invoquer la « raison d’Etat » insistant sur la préférence de l'armée pour les stockables, mais Korolev ne voulait pas l'entendre. Korolev, furieux aurait crié : « Écoutez, si vous ne voulez pas, alors ne le faite pas ! Nous nous en sortirons sans vous »[2]. Un silence de mort a suivi alors que même Smirnov restait muet. Les ingénieurs de Korolev et de Glushko ont quitté tranquillement la pièce, sans solution et sans compromis possible.
La Commission Propulseur, après ces réunions houleuses, a recommandé les paires de propulseurs suivantes pour les boosters N, par ordre de préférence : LOX-kérosène, LOX-UDMH et acide nitrique-UDMH. Bien évidemment, Glushko n’était pas satisfait de cette décision. Dans ce climat tendu, certains hauts fonctionnaires ont tenté de calmer les débats. Korolev, qui avait compris que Glushko n’accepterait aucun compromis à décider de remettre son avenir entre les mains du bureau d’étude de Kuznetsov. Sur les quatre concepteurs de moteurs engagés dans le cadre de la mission technique initiale, seuls Kuznetsov et Glushko avaient accepté de concevoir les moteurs du premier et du deuxième étage. Avec Glushko sortit du marché, Korolev n’avait pas d’autres solutions. Pour autant, l’avenir du programme N1 n’était pas assuré. Le nouveau R-9 ICBM de l’OKB-1 fonctionnait mal depuis le mois d’avril, les relations entre les membres d’OKB-1 et des personnalités importantes du Parti communiste et de l'armée se détérioraient. L’arrivée de Kozlov comme chef du Parti du programme spatial n’était pas rassurante. Lors du décret de mai 1961, il avait favorisé Chelomey. C’était pourtant le principal décideur du programme et le sort du N1 reposait dans une large mesure sur lui.
projet du missile GR-1 de Korolev
Début 1962, les ingénieurs de Korolev avaient abandonné les propositions initiales du N1 qui proposait de lancer quarante à cinquante tonnes en orbite terrestre basse, et ont renommé la proposition N2 plus puissante, cinquante à quatre-vingts tonnes en orbite terrestre basse, en nouveau lanceur N1. La charge utile était fixée à 75 tonnes, suffisante pour effectuer différents types de missions, militaires et d’exploration. Le projet était extrêmement ambitieux, il faudrait passer directement du modeste propulseur Vostok (environ six tonnes) au N1 (soixante-quinze tonnes). Korolev devait batailler devant les différents conseils scientifiques et techniques d'examen pour obtenir la validation et le financement d’un tel projet, surtout en l’absence de Glushko.
Korolev, intelligemment, s’est appuyé sur son missile militaire GR-1 pour défendre son projet N1. Désigné le Global Missile N° 1 (GR-1), l’OKB-1 travaillait sur le projet d’une fusée lançant une ogive de 2,2 mégatonnes sur une orbite de 150 kilomètres autour de la Terre. En cas d'hostilités, les conteneurs d'ogives en orbite, se désorbiteraient, entreraient à nouveau dans l’atmosphère et atteindraient les « cibles désignées ». Ce projet visait à calmer l’Armée qui était agacée par les performances erratiques du R-9. D'autre part, le missile servirait également de banc d'essai pour la technologie des moteurs du N1. Le moteur du premier étage du GR-1, le NK-9 était le même que celui utilisé pour l'ICBM R-9M abandonné. Le deuxième étage du GR-1 utiliserait simplement une variante du NK-9 nommé le NK-9V. Ces deux moteurs étaient des prototypes pour les moteurs des trois premiers étages du géant N1. Enfin, le troisième étage du GR-1 serait équipé du moteur 8D726, autre prototype de moteur d'étage supérieur du N1.
Ainsi les étages utiliseraient la combinaison LOX-kérosène préférée de Korolev. Cette proposition était parfaite, le GR-1 effectuerait des dizaines de missions de test ; au moment où le N1 serait mis en service au milieu des années 60, tous ses principaux composants de propulsion auraient été testés et seraient prêts. Encore fallait-il obtenir l’approbation de mener ces deux projets de front.
Au début de février 1962, Korolev a reçu une invitation de Khrouchtchev pour assister à une réunion top secrète du Conseil de défense dans la station balnéaire de Pitsunda. Tout le haut commandement de l'industrie de défense soviétique, du Parti communiste, des forces armées et les bureaux d'études étaient présents. C’était très certainement la réunion politique la plus importante du premier programme spatial soviétique. Les trois principaux concepteurs - Korolev, Chelomey et Yangel – étaient invités. C’était une des dernières chances pour Korolev de sauver son projet N1. Une approbation de Khrouchtchev aurait un réel effet sur ses détracteurs et influencerait certainement Kozlov. Chaque concepteur est arrivé avec son projet respectif et sa présentation illustrée. Le premier jour de la réunion, le 22 février, était consacré aux briefings de plusieurs commandants navals, se terminant par une présentation de Chelomey. Sa performance a été brillante. A l’issue de sa présentation, il a obtenu le feu vert pour procéder à une nouvelle version de l'ICBM UR-200, ainsi qu'à l’étude du tout nouveau système ICBM/lanceur spatial/bombardement orbital tout usage, l’UR-500. Vu l’heure tardive, le discours de Korolev a été reporté au deuxième jour.


Photo prise en Crimée, à la Datcha de Khrouchtchev. De gauche à droite Chelomey ,Khrouchtchev, Korolev, Pilyugin et Barmin
Le discours de Korolev était plus technique, moins sophistiqué. Présentant ses plans du N1, il a insisté sur la nécessité de porter la capacité de charge utile du véhicule de ses quarante tonnes actuelles à soixante-quinze tonnes, soulignant les retards et les problèmes de financement. Les calculs montraient que quarante tonnes seraient tout simplement insuffisantes pour les missions sur la Lune et les autres planètes. Korolev a présenté un modèle avec des moteurs qui utiliseraient du LOX et du kérosène pour le premier étage, et du LH2 pour les étages supérieurs. Korolev a surpris Khrouchtchev en disant que tous ces moteurs seraient conçus non pas par Glushko mais par un nouvel entrant dans le programme spatial, Kuznetsov. Lorsqu'on lui a demandé pourquoi Glushko ne participait pas, Korolev s’est montré franc, répondant que Glushko avait refusé de travailler sur les moteurs et qu'il était également accaparé par les projets de Yangel et Chelomey. Étonnamment, Glushko et Korolev ont commencé à se disputer avec véhémence devant la digne assemblée. Khrouchtchev, silencieux un long moment, les a arrêtés et a chargé Ustinov d'évaluer soigneusement les propositions de Korolev et de préparer des recommandations. La proposition de Korolev sur le GR-1 a été rejetée, principalement à la demande du secrétaire du Comité central Kozlov, qui s’était toujours opposé à l'idée. Les problèmes persistants avec le R-9 ICBM avaient creusé un fossé entre son bureau d'études et le Comité central.