Les différents concepteurs de moteurs
Les moteurs à haute énergie pour les étages supérieurs - en particulier ceux utilisant de l'hydrogène liquide (LH2) et LOX - étaient confiés pour le développement à Lyulka et Isayev. En 1961, la fabrication de LH2 à des fins de fusée en Union soviétique était presque inexistante. Ni la technologie, ni les ressources n’étaient disponibles. Tout le monde savait que la combinaison LH2-LOX était la plus efficace : les impulsions spécifiques étaient significativement plus élevées avec LH2 qu'avec les composants stockables de Glushko ou le cycle LOX-kérosène du R-7. Malheureusement, LH2 était également extrêmement difficile à fabriquer, à entretenir et à utiliser comme propulseur. La température d'ébullition du LH2 était de -252,6 degrés centigrades, nécessitant des techniques de réfrigération bien au-delà des moyens de l'industrie soviétique de l'époque.
Korolev croyait depuis de nombreuses années aux capacités du LH2. Le 8 avril 1960, il avait envoyé une lettre au gouvernement russe dans laquelle il soutenait :
L’OKB-1 considère qu'il est extrêmement important de développer sur un large front la création d'une base industrielle pour la création d'hydrogène liquide, pour les travaux sur les méthodes de sa réalisation, de son transport et aussi l'étude de ses caractéristiques et les caractéristiques opérationnelles de l'hydrogène, et la préparation de recommandations pour la conception d'agrégats et de dispositifs spéciaux pour le travail avec l'hydrogène.[1]
La résistance de Glushko a certainement freiné le développement d’un tel travail. Des travaux sur les moteurs à LH2 commençait dans les bureaux d'études de Isayev et de Lyulka en 1960, mais les moyens octroyés étaient très faibles, freinant le développement. Les militaires n’y voyaient aucun intérêt direct. Korolev savait que c’était une erreur stratégique qui couterait chère à l’Union soviétique, mais il n’avait pas le pouvoir d’influer la décision. Les versions initiales des fusées N1 et N2 devraient s'appuyer sur des combinaisons moins efficaces.
Les moteurs nucléaires pourraient théoriquement fournir une impulsion spécifique plus importante que le LH2. Ils pouvaient potentiellement avoir des impulsions spécifiques allant de 800 à 1000 secondes (avec combustible solide) ou même 2 000 à 5 000 secondes (avec des plasmas composés d'uranium), alors qu’un mélange LH2-LOX fournirait une impulsion entre 400 à 450 secondes. Malgré les études de plusieurs instituts, aucune de ces propositions n’était poursuivie avec sérieux après la fin des années 1960, les projets restants très théorique.
[1] G. Vetrov, “The Difficult Fate of the N I: Part I”, Nauka i zhizn no. 4 (April 1994): 78-80 cité par Boris Chertok dans, Rockets and People, vol. 4: The Moon Race, NASA, coll. « NASA History series » (no 4110), 2006
Le plan spatial complet publié par le gouvernement en juin 1960 faisait clairement apparaître la nécessité de développer des lanceurs lourds, en particulier le N1 et le N2. Malgré les succès élogieux du vaisseau spatial Luna et les vols de Gagarine et Titov, des problèmes se profilaient à l'horizon pour le bureau d'études de Korolev. La pression venait de tous les côtés. Khrouchtchev avait trouvé en Yangel et Chelomey des alternatives à Korolev et à son caractère. Yangel et Chelomey étaient plus intéressés à adapter leurs produits aux besoins militaires qu'au rêve de jeunesse d’explorer l’espace. Chelomey était sorti de nulle part, menaçant de vampiriser le programme spatial soviétique. L'armée continuait d’être en désaccord avec Korolev qui persistait à vouloir utiliser des propulseurs cryogéniques plutôt que des propulseurs stockables. Enfin, Korolev avait rompu avec son plus proche collaborateur, Glushko, à la suite de plusieurs problèmes techniques de conception du moteur.
La période post vol de Gagarine était très incertaine pour Korolev. Dans ce climat de concurrence exacerbée, les fusées N1 et N2 permettraient à Korolev de maintenir sa domination sur le secteur spatial. Les grands projets du décret de juin 1960, les stations spatiales, les véhicules spatiaux lunaires pilotés, les vaisseaux interplanétaires, reposaient sur le sort de ces nouveaux propulseurs. Le décret de 1960 précisait que les plans du N1 seraient achevés fin 1962. Pour ce faire, l’OKB-1 a demandé à quatre bureaux de conception de moteurs de fusées de développer des moteurs de très haute performance. Les moteurs seraient en cycle fermé avec des chambres de combustion à haute pression, avec des impulsions spécifiques élevées et une masse relativement petite. Les quatre organisations contactées étaient l'OKB-456 de Glushko à Khimki, l’OKB-2 d'Isayev à Kaliningrad, l’OKB-154 de Kosberg à Voronej, et l’OKB-276 de Kuznetsov à Kuibyshev.








Aleksei M. Isayev, OKB-2
Valentin P. Glushko, OKB-456
Nikolai D. Kuznetsov, OKB-276
Semyon A. Kosberg, OKB-154
Glushko, Isayev et Kosberg avaient déjà travaillé sur des moteurs de fusée pour des missiles balistiques. La tâche était plus nouvelle pour l’OKB-276 de Kuznetsov. Il avait travaillé sur le sujet à la fin des années 50, lors de la querelle entre Korolev et Glushko au sujet de l’ICBM R-9. Mishin insistait auprès de Korolev pour travailler avec Kuznetsov plus favorable aux combinaisons cryogéniques par opposition aux stockables de Glushko. Glushko était en avance sur le sujet, travaillant déjà sur une puissante série de nouveaux moteurs pour les ICBM de Yangel avec des propulseurs stockables, alors que Kuznetsov partait de zéro.
Il semble que l'OKB-154 de Kosberg ait rapidement abandonné la course en raison d'engagements pris sur d’autres projets pour Chelomey, remplacer par l’OKB- 165 dirigé par le designer général Arkhip M Lyulka, concepteur de turboréacteurs pour divers avions militaires et civils soviétiques. Les quatre concepteurs restants - deux de l'industrie aéronautique (Kuznetsov et Lyulka) et deux de l'industrie de l'armement (Glushko et Isayev) – ont signé un document de mission technique modifié le 1er mars 1961. Glushko et Kuznetsov étaient chargés de développer des moteurs pour les trois premiers étages, tandis que Lyulka et Isayev se concentreraient sur les étages supérieurs à haute énergie.
Le choix de Glushko était évident : ses propulseurs étaient tous destinés à une double utilisation sur les ICBM militaires ainsi que sur les lanceurs spatiaux, une stratégie qui prenait tout son sens compte tenu des exigences économiques du moment. Parmi les quatre moteurs du premier et du deuxième étage, les préférés pour les boosters N seraient les deux moteurs tétroxyde d'azote (Ni04) – UDMH, connu respectivement sous le nom de RD-253 et RD-254. C’étaient les premiers moteurs de fusée à cycle fermé développés par Glushko. Au début des années 1960, Glushko avait abandonné l'oxygène liquide (LOX) en raison de problèmes liés aux oscillations à haute fréquence. Le moteur à base de fluor était plus une curiosité qu'autre chose. Théoriquement, les moteurs de fusée de type fluor offriraient des impulsions spécifiques élevées, mais cela restait à prouver dans des conditions de test.
Kuznetsov avait développé le moteur NK-9, moteurs-fusées à propergol liquide à forte poussée, pour le premier étage d'une variante abandonnée du R-9 ICBM de Korolev, appelé le R-9M. Le missile R-9M n'a finalement jamais été construit à cause de la forte pression de Glushko, et Kuznetsov a simplement décidé d'utiliser le même moteur pour la conception du N1 et du N2. Le NK-9 à chambre unique de quarante tonnes servirait de base. Premièrement, les ingénieurs de
Kuznetsov augmenteraient ses performances pour produire un moteur d'une poussée de 150 tonnes ; deuxièmement, ils produiraient des variantes du moteur pour les deuxième et troisième étages du N 1.