La crise des missiles de Cuba
Ainsi s’achevait la crise la plus dangereuse que le monde ait subi depuis la fin de la guerre. Le conflit entre les deux grands avaient pu être conjuré : il avait été provoqué par l’arme nucléaire et évité grâce à la crainte de l’emploi de celle-ci. L’équilibre de la dissuasion n’était plus seulement une vue de l’esprit des théoriciens de la stratégie nucléaire, mais une réalité politique indiscutable. La crise des missiles était terminée. Les lancements vers Mars pouvaient se poursuivre. Le lancement suivant, le 1er novembre 1962, est entré dans l'histoire de la cosmonautique mondiale. Le lancement a été un succès. C'était le neuvième lancement du lanceur Molniya (la Foudre). Dans le rapport de TASS, le satellite a été nommé Mars-1. Pesant 893,5 kilogrammes dans sa configuration complète, il s'est envolé vers Mars sur sa trajectoire optimale calculée. Lors de la réunion de la Commission d'État après le lancement, les experts en balistique ont déclaré qu'il faudrait sept mois et environ trois jours pour que la station atteigne Mars. A Tyura-Tam, un ingénieur a mentionné : « Encore une alerte de préparation aux missiles de combat comme celle de Cuba et il n'y aura personne pour enquêter s'il y a de la vie sur Mars ». Korolev, d’excellente humeur a réagi : « Au lieu de faire des blagues idiotes, vous feriez mieux de vous préparer pour le prochain lancement. C'était un survol, mais ce serait bien mieux d'envoyer un module de descente sur Mars ! »
Le vol de Gagarine aurait pu fournir une occasion de rapprochement avec John F. Kennedy, en imaginant le début d’une coopération vers l’espace. Mais cet espoir a été de très courte durée. Trois jours après l’annonce par les radios américaines de l’exploit soviétique, des rapports alarmants en provenance de Cuba ont commencé à faire la une des journaux. Les journaux américains ont crié à la menace communiste du régime de Fidel Castro. Les premières pages des journaux soviétiques publiaient la déclaration préalable au vol de Gagarine : « Je dédie ce vol aux peuples communistes » et des titres tels que : « Les nouveaux crimes de l'impérialisme. Intervention armée contre Cuba en cours » et « Nous sommes avec toi, Cuba ! » résonnaient dans la presse. Trois jours plus tard, les gros titres soviétiques annonçaient : « La contre-révolution écrasée », « Une leçon pour les fauteurs de guerre », en référence à l'invasion désastreuse de la Baie des Cochons du 15 au 19 avril 1961.
Côté soviétique, quelques ingénieurs souhaitaient réellement un relâchement des tensions qui s'étaient produites après l'incident de l'U-2 et espéraient pouvoir entrer en contact avec des scientifiques spatiaux américains. Après le célèbre discours de Kennedy au Congrès le 25 mai sur la préparation d'une mission sur la Lune, Korolev, lui-même, avait laissé échapper : « Ce serait bien de traverser l'océan et de voir comment ils prévoient de le faire ». Keldysh, devenu président de l'Académie des sciences en mai, avait également fait savoir qu'il poursuivait ses efforts pour établir des contacts scientifiques entre les créateurs d'engins spatiaux pilotés. Comme nous l’avons vu précédemment, ces espoirs ont été très vites déçus. Les Américains ont intensifié fortement leur course aux armements nucléaires. Les travaux sur les sous-marins nucléaires porteurs de missiles Polaris ont été accélérés. Le commandement de l'Air Force a souhaité produire des centaines d'ICBM Minuteman pour pouvoir lancer une « frappe préventive » à partir de sites de lancement souterrains.
En juillet 1961, pour répondre à l’augmentation du budget de la défense nationale américaine, Khrouchtchev était revenu sur le plan septennal en augmentant de 34% les dépenses militaires. En octobre 1961, lors du 22ème congrès du PCUS, la priorité de l’industrie lourde était de nouveau affirmée. Bien évidemment cette augmentation eu un effet négatif sur les autres budgets, dont celui de l’agriculture. La récolte de 1961 s’était déjà révélée très inférieure aux prévisions du plan, plus particulièrement dans le domaine des produits d’origine animale. Une augmentation très importante des prix à la consommation de ces produits avait dû être décrétée en juin 1962, prémices des problèmes agricoles de 1963.
Pour combler leur retard militaire, les soviétiques avaient demandé à deux usines, l'usine n°1 à Kuibyshev et l'usine n°586 à Dniepropetrovsk, de travailler 24 heures sur 24 pour produire les missiles intercontinentaux à ogives nucléaires R-7A, R-9 et R-16. Mais, il n’existait toujours que quatre rampes de lancement R-7A. Les R-9 et R-16 n'avaient pas encore été optimisés pour les lancements depuis des silos. Les premières dizaines de ces missiles ont été mise en service sur des positions au sol qui n'étaient pas protégées contre les frappes nucléaires.


Déploiement de missile Jupiter américain
Aux États-Unis, l'armée et l'armée de l'air développaient séparément des missiles balistiques. Le premier missile de combat à courte portée Redstone avait été développé sous la supervision de Wernher von Braun à l'Arsenal de Redstone. La fusée à moyenne portée Jupiter y avait également été développée en 1956 avec la participation directe des Allemands. La fusée Jupiter était entrée en service à l'été 1958. Les Allemands étaient restés fidèles à l'oxygène liquide, mais ils avaient remplacé le carburant, l'alcool éthylique, par du kérosène. Le Jupiter disposait d'un système de guidage et de contrôle inertiel autonome et transportait une ogive thermonucléaire d'une puissance d'une mégatonne. Des escadrons de missiles stratégiques Jupiter avaient été déployés en Turquie et en Italie. Leur portée de tir maximale de 3 180 kilomètres leur permettait de viser des cibles dans toute l'Ukraine, le Caucase et le sud et le centre de la Russie.
En 1962, l'armée américaine et l'armée de l'air avaient stationné plus de 100 missiles Jupiter et Thor en Turquie et en Europe capables de lancer une frappe nucléaire contre des cibles en Union soviétique avec une puissance totale pouvant atteindre 125 mégatonnes. Les États-Unis avaient 10 fois plus de missiles sur les sous-marins que les Russes. Les États-Unis disposaient de 55 000 unités d'armes nucléaires pouvant frapper le territoire de l'URSS contre 300 unités en l'URSS. L'arsenal américain comprenait des ogives nucléaires qui pourraient être lancées par des missiles intercontinentaux, des bombardiers lourds, des sous-marins nucléaires et des missiles à portée intermédiaire basés sur les territoires des alliés américains de l'OTAN.
Le 17 avril 1961, des exilés anticastristes soutenus par la CIA et des mercenaires, avec le soutien de l'US Navy et de l'Air Force,
avaient donc envahi Cuba à La Playa Girón (la baie des Cochons). L'armée cubaine, grâce aux armes russes et à l'expérience acquise auprès des conseillers soviétiques avait totalement repoussé les troupes d'invasion.
Fin 1961, à la demande de Castro, en réponse à la menace d'une nouvelle invasion américaine, Khrouchtchev avait consenti à établir des groupes de forces armées soviétiques à Cuba. Mais les Américains n'étaient pas effrayés par ces forces conventionnelles. Pour contrer une menace militaire réelle, Khrouchtchev a pris une décision exceptionnellement audacieuse : amener des missiles nucléaires jusqu'à la frontière américaine. Ni le ministre de la Défense, le vieux maréchal Rodion Malinovskiy, ni les membres du Présidium du Comité central n'auraient décidé de prendre une mesure aussi risquée. La décision finale a été prise après que le chef d'état-major général, le maréchal Sergey Biryuzov, ait effectué un voyage d'inspection de reconnaissance à Cuba à la tête d'un groupe de spécialistes des missiles militaires dirigé par Smirnitskiy. La 43e division des forces de fusées stratégiques était censée être le principal groupe de combattants des forces armées soviétiques à Cuba.
Si une division de missiles lançait tous ses missiles en premier (un deuxième lancement ne serait pas possible), la division serait capable de détruire au moins 40 cibles militaires stratégiques vitales sur la quasi-totalité du territoire américain (à l'exception de l'Alaska). Le potentiel nucléaire total d'une division lors du premier et unique lancement, si chaque missile avait un site de lancement et atteignait sa cible, pourrait atteindre, selon le type d'ogive, jusqu'à 70 mégatonnes.
Deux divisions de missiles antiaériens et un régiment d'aviation de chasse fourniraient une couverture pour protéger les missiles des frappes aériennes. Quatre régiments de fusiliers motorisés étaient censés protéger les missiles contre une attaque terrestre américaine au cas où les États-Unis envahiraient l'île, accompagnés de bateaux armés de systèmes de missiles à salve et de bombardiers Iliouchine II-28 pour combattre les débarquements d'assaut amphibie.
En mai 1962, Nikita Khrouchtchev a donné l’ordre de lancer secrètement l’opération Anadyr, pour préparer et expédier des missiles nucléaires vers Cuba ; L’opération est restée si secrète que les ingénieurs de l’OKB-1 ignoraient dans quel but étaient développés les missiles de Dniepropetrovsk. Dès septembre, les missiles R-12 et les avions II-28 ont commencé à arriver à Cuba. Le premier missile R-12 a été préparé à Cuba pour le ravitaillement et pour être couplé à une tête nucléaire le 4


Opération Anadyr, transport de missiles vers Cuba
octobre 1962. Avant le 10 octobre, 10 autres missiles étaient prêts à être installés sur les aires de lancement ; le 20 octobre, il y avait 20 missiles.
Malgré une défense aérienne active, les avions américains U-2 ont pénétré l'espace aérien cubain et ont intensément photographié l'île ennemie. Le 14 octobre, un U-2 a rapporté des images montrant clairement l’installation de missiles soviétiques sur le territoire cubain. Le président Kennedy en a été informé le 16 octobre, la surprise fut immense, Khrouchtchev l'avait déjoué.
Les chefs d'état-major américains ont immédiatement proposé qu'une série de raids aériens massifs sur Cuba soit préparée et exécutée. Kennedy a su résister à la pression et a rejeté cette proposition. Si un tel plan avait été exécuté, la Troisième Guerre mondiale aurait commencé le lendemain le 17 octobre 1962. Certains historiens pensent qu'en affrontant les militaires et les membres plus agressifs de son cabinet, Kennedy a signé sa propre condamnation à mort.
Le 21 octobre, loin de s’imaginer le contexte qui régnait, la première fusée martienne a été déployée sans fanfare particulière et installée sur le site de lancement de Tyura-Tam pour commencer sa préparation.


Site de lancement soviétique à proximité de San Cristobal
Le 22 octobre, le président Kennedy a prononcé un discours télévisé devant le peuple américain les informant des « sites de missiles offensifs » qui avaient été détectés à Cuba. Il a appelé à "un blocus strict sur tout le matériel militaire offensif expédié à Cuba". Les spécialistes soviétiques des missiles en URSS, ont appris le déploiement des missiles via le discours de Kennedy. Les Américains ont concentré 180 navires de guerre près de Cuba et ont mis l'US Navy, l'Air Force et le Marine Corps en état de préparation au combat. Les troupes en Europe occidentale ont également été mises en état de préparation au combat complet.
Le 23 octobre, le président Kennedy a signé un décret appelant à un blocus naval de Cuba. Cet ordre menaçait les navires russes transportant des missiles R-14 sous escorte sous-marine. Khrouchtchev a envoyé à Castro un message décrivant les actions américaines comme une intervention sans précédent dans les affaires intérieures de Cuba et un acte équivalant à une provocation contre l'Union soviétique. Le gouvernement soviétique a publié une annonce sur les « actions agressives sans précédent des États-Unis, qui étaient prêts à pousser le monde au bord de la catastrophe militaire. Si les agresseurs déclenchent la guerre, alors l'Union soviétique lancera une puissante frappe de
représailles. » Le gouvernement soviétique a exigé une session du Conseil de sécurité de l'ONU. Le même jour, le renseignement américain a informé Kennedy qu'il y avait 24 sites de missiles R-12 (SS-4 dans le jargon américain) et 20 bombardiers II-28 à Cuba.
Le 24 octobre, dans l’ignorance la plus totale, le lanceur Molniya, transportant le vaisseau spatial 2MV-4 véhicule no. 3 destiné à photographier Mars, a décollé. Les trois étages ont fonctionné correctement, mais le quatrième étage, le bloc L, n'a pas pu démarrer et le vaisseau spatial Mars est devenu un satellite terrestre inutile. L’OKB-1 n’avait informé personne de ce lancement de satellite vers Mars. Dans ces conditions tendues, les systèmes de défense aérienne des Etats-Unis auraient pu le percevoir comme un lancement de combat. Heureusement, la technologie radar, et peut-être aussi le renseignement préliminaire, avait déjà permis de distinguer les lancements spatiaux des lancements de combat.
Le 27 octobre, l’U-2 du commandant Rudolf Anderson Jr. fut abattu au-dessus de Cuba lors d'une mission de reconnaissance. Khrouchtchev n'avait pas donné cet ordre. Le Conseil de sécurité nationale américain a considéré cette action comme une escalade de la violence. Toutefois, Kennedy n'a pas ordonné de riposte immédiate et a donné l'ordre de ne bombarder les sites de missiles qu'en cas de nouvelle agression. Le même jour, Khrouchtchev a laissé entendre par courrier qu'il était prêt à négocier. Le 28 octobre au matin, une deuxième lettre de Khrouchtchev, rédigée par le Politburo, laissait entendre qu'aucune négociation ne pouvait se faire. Le même jour, la CIA a annoncé que 24 missiles soviétiques étaient désormais opérationnels et pointés sur des points précis du sol américain. Si les Soviétiques ne démantelaient pas leurs installations avant le 29 octobre, les États-Unis lanceraient une attaque aérienne sur les sites de missiles. Dans la soirée, Robert Kennedy est allé à l'ambassade soviétique à Washington pour une rencontre de la dernière chance avec le tout nouvel ambassadeur, Anatoliy Dobrynin. Un compromis fut finalement trouvé.

La crise des missiles de Cuba, reportage du 27 octobre 1962
Nikita Khrouchtchev a annoncé sur Radio Moscou qu'il donnait l'ordre de démanteler les sites de missiles. Le 29 octobre, l'URSS a fait stopper ses navires en route vers Cuba et a promis également d'enlever toutes ses installations militaires à Cuba. Le compromis nécessaire à la négociation fut un engagement des États-Unis à ne pas attaquer Cuba et à démonter dans 6 mois leurs 15 fusées PGM-19 Jupiter installées en Turquie, ainsi que d'autres en Italie, et donc pointées vers le bloc de l'Est (cette dernière partie de l'accord devait au départ resté secrète).


Le 1er novembre 1962, lancement de Mars-1, premier satellite vers Mars