Naissance de l'OKB-1
1] I. K Golovanov, K. Korolev, Facts and myths, Nauka, Moscow, 1994, page 376-377.
[2] Boris Y. Chertok, Rockets and People, vol. 2: Creating a rocket industry, NASA, coll. « NASA History series », 2006, page 136.
[3] Le complot des blouses blanches est une affaire tournant autour d'un prétendu complot de médecins soviétiques, presque tous juifs, accusés en janvier 1953 d'avoir assassiné deux dirigeants soviétiques et d'avoir prévu d'en assassiner d'autres. Il s’agissait d’une machination montée de toutes pièces par le NKVD pour le régime stalinien, et l’affaire est abandonnée deux mois après la mort de Staline.


Igor M. Yatsunsky
Korolev considérait son travail pour l’Armée comme une étape nécessaire vers la conquête spatiale qui restait son objectif final. Lorsqu’il a fait la connaissance des Allemands pour la première fois en 1945, alors que les Soviétiques n'avaient pas de missiles balistiques à longue portée, Korolev a tenté de stimuler leur travail en lors expliquant que l’objectif final était d’atteindre la Lune. Bien entendu, il était un des seuls à partager cet objectif parmi les Concepteurs de l’époque. De nombreux membres du gouvernement le soupçonnait de travailler pour les forces de défense soviétique dans l’unique but de préparer son projet d’exploration spatiale. Vu la paranoïa régnant à cette époque et la terreur infligée par la police secrète, Korolev s’est bien gardé de conserver son projet final secret, n’en parlant qu’à ses amis les plus proches.
Mikhail K. Tikhonravov était certainement l’un des seuls ingénieurs imminents à partager les visions de Korolev sur la conquête spatiale. Malgré la dissolution de son groupe de travail sur les fusées orbitales à plusieurs étages et sur la faisabilité du lancement d'un satellite artificiel, Tikhonravov et un de ses ingénieurs, Igor M. Yatsunsky, avaient continué à travailler sur ce sujet. Au milieu de 1949, Yatsunsky a terminé une série de calculs déterminant la masse relative d'une fusée à trois étages optimisée dans le but d'atteindre la vitesse orbitale, et a appliqué ces calculs aux missiles en cours de développement au NII-88, dont le R-3. Pour coordonner ce travail, Tikhonravov a invité Korolev à rencontrer Yatsunsky dans les locaux du NII-4 à Bolchevo en juillet 1949. Korolev a été impressionné par le travail de Yatsunsky
qui portait sur un lanceur composé de trois missiles R-3 attachés ensemble en "paquet". Korolev a encouragé Tikhonravov à préparer un rapport sur le lancement d'un satellite qui serait présenté à la prochaine session de l'Académie des sciences de l'artillerie.


Le groupe Tikhonravov en 1949 : assis de gauche à droite : Yan Ivanovich Koltunov , Lidiya Nikolaevna Soldatova, Yatsunsky Igor Marianovich Yatsunsky, debout : Gleb Yurievich Maksimov, Anatoly Viktorovich Brykov
Boosté par le soutien de Korolev, Tikhonravov a constitué un nouveau groupe pour étudier les lanceurs de satellites par paquets. Le groupe original avec A. V. Brykov, Ya. I. Koltunov, G. Yu. Maksimov et L. N. Soldatova a été créé à la fin de 1949 ; il a été complété par G. M. Moskalenko et B. S. Razumikhin en 1950 et par I. K. Bazhinov et O. V. Gurko en 1951. Tous étaient récemment diplômés de l'école technique supérieure N. E. Bauman de Moscou, où des cours spéciaux d'ingénierie avancée sur la conception de missiles avaient été dispensés par Korolev (1947-49), Glushko (1947-53) et Tikhonravov (1947-52) entre autres. Les cours de cette période contribuaient à la formation d'une nouvelle génération de jeunes ingénieurs qui rejoindraient les principaux bureaux de conception et instituts de recherche et apporteraient des contributions significatives au programme spatial. Donc au moment où Brykov, Koltunov, Maksimov et les autres ont rejoint l'équipe de Tikhonravov en 1949-51, ils avaient une solide formation sur les missiles balistiques soviétiques. Le 15 mars 1950, Tikhonravov a présenté officiellement lors d'une session spéciale de l'Académie des sciences de l'artillerie un rapport détaillé intitulé "Sur la possibilité d'atteindre la première vitesse cosmique et de créer un satellite artificiel à l'aide d'un missile à plusieurs étages en utilisant le niveau actuel de technologie". Parmi les nombreux représentants militaires de cette institution, trois ingénieurs du NII-88 étaient présents pour entendre le discours de Tikhonravov : Korolev, Mishin son premier adjoint et Bushuyev chef du département de planification. Basé sur l’utilisation du R-3, Tikhonravov a présenté le projet d’une fusée à étage capable de lancer un petit satellite artificiel. A la fin de son intervention, il a évoqué la possibilité à court terme de lancer un humain en orbite. La réaction de l’assemblée a été encore plus négative qu’en 1948, Tikhonravov faisant l’objet de sarcasmes et de railleries. Mishin lui-
même a exprimé de sérieux doute sur ce projet. Korolev était un des seul à le soutenir publiquement. Même si le groupe a été à nouveau dissous en 1951, de nombreuses études étaient engagées sur différents sujets tels les transferts inter-orbital, la désorbitation et la récupération d'un satellite. Mais les priorités de recherche restaient avant tout militaire, plus que scientifique.


Le 29 août 1949, explosion de la première bombe atomique soviétique au Kazakhstan
Le 29 août 1949, l'Union soviétique a fait exploser sa première bombe atomique dans un désert au sud de Semipalatinsk au Kazakhstan. Il est important de souligner que ce fut Washington qui en fit officiellement le premier l’annonce le 22 septembre 1949 après avoir détecté des retombées radioactives. Cette explosion est intervenue beaucoup plus tôt que ne l’avaient imaginé les Américains. Elle était le fruit du travail de Bérya, auquel Staline avait donné tous les moyens. La bombe russe signifiait la fin du monopole nucléaire américain ; Bien sûr, matériellement, la situation avait peu changé, la supériorité américaine restait considérable, et l’URSS ne disposait pas encore de moyens de véhiculer cette arme. La possession de la bombe par les soviétique et la guerre de Corée a conduit les Américains à renforcer considérablement leurs moyens militaires, aussi bien nucléaires que conventionnels. Les dépenses militaires américaines sont passées de 12 milliards de dollars en 1949 à 22 en 1951, 44 en 1952 et 50 milliards en 1953, soit 15% du PIB. Les effectifs ont augmenté de 50% et sont passés à 3.5 millions d’hommes. L’effort nucléaire s’est également considérablement accru : on est passé de 200 bombes en 1949 à 873 en 1953 et 1418 en 1954.
Deux mois après la perte du monopole américain, la réaction ne s’est pas fait attendre. Washington a soumis au président un plan d’extension de la production d’armes atomiques plus efficaces. Malgré l’opposition d’Oppenheimer, la décision a été prise de travailler sur la bombe à hydrogène, l’arme thermonucléaire. Pour certains membres du Comité consultatif, c’était le seul moyen de s’opposer aux Soviétiques : la guerre paraissait difficile à éviter, la bombe à hydrogène semblait le seul moyen de l’arrêter et d’empêcher l’Union Soviétique d’envahir l’Europe le jour où elle possèderait suffisamment de bombes atomiques classiques.
Côté soviétique, les priorités ont aussi clairement évolué à ce moment. Dans l'immédiat après-guerre, la priorité absolue de Staline était la création d'armes nucléaires soviétiques. Bien que de modestes fusées aient été développées au cours de la même période, l'industrie des missiles ne bénéficiait pas d’une telle priorité politique. Tenant toujours une deuxième place
dans l'industrie de l’armement en 1949, la question du transport de la bombe par des missiles a commencé enfin à recevoir un soutien plus marqué. Malheureusement, aucun missile disponible dans l'arsenal soviétique tels que les R-1 et R-2 n’était suffisant pour satisfaire les besoins de la politique de défense soviétique. Aucun de ces missiles n'avait la capacité de transporter les ogives nucléaires lourdes disponibles à l'époque. Le temps de préparation du missile était beaucoup trop long. Plus important encore, ils étaient d’une portée très courte et ne pouvaient être utiles que dans des batailles tactiques sur le théâtre européen. De toute évidence, l’intérêt de Korolev pour un véhicule destiné à emmener un satellite dans l’espace n’était ni dans l'intérêt de l'armée, ni dans celui du Parti communiste.


Le 26 août 1946, Korolev est nommé directeur de l'OKB-1
Pourtant, les choses allaient évoluer rapidement. Nesterenko, le directeur du NII-4, ennemi de Korolev qui avait qualifié son travail de perte de temps et de ressources, a été démis de ses fonctions en 1950, ainsi que le président de l'Académie des sciences de l'artillerie, l'académicien Blagonravov qui a été rétrogradé au poste de vice-président au même moment, en décembre 1950. Les restructurations structurelles ont touché aussi le NII-88. Depuis quelques années, Korolev avait essayé de convaincre le ministre de l’Armement que la chaine de décision était trop longue et trop bureaucratique. Korolev réclamait une organisation centralisée sur une seule unité, la sienne. Au cours d’une conversation particulièrement enflammée, Korolev s’était montré particulièrement explicite : « Dmitriy Fedorovich. Vous et vos adjoints essayez de faire de moi un concepteur de simple missile. Même pas un missile ! simplement un très gros canon automatisé ! Ecoutez, si je travaille comme le font les autres designers, toute notre entreprise sera bientôt caduque. Vous devez comprendre, je dois être le concepteur en chef de l'ensemble du système »[1]. Ce sentiment d’exaspération et d’inertie exprimé par Korolev et Mishin a été amplifié par la démission à l'automne 1949 de Yuriy A. Pobedonostsev, l’un des meilleurs éléments du NII-88. A la suite de cette démission, à la demande de Lev Gonor, et devant l’obstination de Korolev, le ministre Ustinov a accepté de tenir une réunion pour évoquer la restructuration de l’Institut. Sous prétexte de discuter des questions relatives aux plans de 1950, Ustinov a convoqué Gonor, Tritko, Korolev et Chertok dans son bureau un samedi soir de mai à 22 heures. Korolev a souhaité s’exprimer sur les relations chaotiques au sein du NII-88 et proposer la création de son propre bureau d’étude indépendant. Mais Ustinov n’était pas ouvert au débat, il a demandé aux interlocuteurs de
travailler à l’amiable et harmonieusement dans la structure existante, en apportant une attention particulière au R-2. Korolev a tenté d’interrompre le long monologue du ministre, mais sans succès. Les interlocuteurs ont quitté cette réunion particulièrement déçu de n’avoir pu s’exprimer. Tritko a proposé à Gonor, Korolev et Chertok d’aller diner au restaurant Moskva pour pouvoir débattre. Chertok a mentionné dans ses mémoires que les débats très alcoolisés se sont poursuivis jusqu’au petit matin, et que Korolev et Tritko ont souhaité se battre. Ni Korolev, ni Tritko n’ont jamais évoqué cette soirée[2]. Ils ont commencé à réorganiser le personnel, bouleversant la stabilité prônée par le ministre. Un certain nombre de départements de l'institut ont été regroupés pour créer le nouveau Bureau de conception spéciale n°1 (plus communément appelé OKB-1) au NII-88. Korolev a été officiellement nommé chef et concepteur en chef d'OKB-1, une organisation dédiée exclusivement au développement des missiles balistiques à longue portée. Ustinov a officiellement nommé Mishin, âgé de seulement 33 ans, premier concepteur en chef adjoint de Korolev. Le 1er juin 1950, le Major général Lev R. Gonor, qui avait été directeur de NII-88 depuis sa création en 1946, a été relevé de ses fonctions, et s’est envolé vers Krasnoïarsk, sans même avoir le temps de dire au revoir. Gonor s’était continuellement heurté à Korolev et à Mishin. Korolev, par son tempérament agressif et imprévisible, était très souvent à l’origine de ces conflits. Le général d'artillerie a également eu le malheur d'être l'un des très rares juifs de haut rang dans l'industrie des fusées. Il est évident que le départ de Gonor n’était pas uniquement lié à


Konstantin N. Rudnev, directeur du NII-88
un caprice d’Ustinov, mais à la politique de Staline et de Bérya, et qu’il valait mieux se taire. Gonor a déménagé pour diriger une usine d'artillerie à Krasnoïarsk. Le 1er janvier 1953, il a été arrêté avec d’autres, dont le maréchal Yakovlev, au cours du prétendu « complot des blouses blanches[3] » et jetés en prison. Heureusement pour les personnes concernées, Staline est décédé seulement deux mois plus tard. Gonor, Yakovlev et les autres ont été libérés. Réhabilité, Gonor a mené une brillante carrière dans l'industrie aéronautique, malheureusement stoppé par la gangrène dans l'un de ses membres. Il est décédé le 13 novembre 1969, à l'âge de soixante-trois ans. Le remplaçant de Gonor, Konstantin N. Rudnev, a pris ses fonctions au NII-88 le 18 août 1950. Agé de 39 ans, il était diplômé de l'Institut de Mécanique de Tula. Pendant la guerre, Rudnev avait été directeur d'une célèbre usine de munitions. Il a été accueilli avec une certaine appréhension par les ingénieurs du NII-88, mais son intelligence et sa modestie apparente ont très rapidement atténué les craintes. Beaucoup moins têtu que Gonor, Rudnev a établi tout de suite un bon climat de travail avec Korolev. Lors de la nomination de Rudnev, de nombreuses rumeurs au NII-88 prétendaient que Korolev allait devenir l’ingénieur en chef de tout le NII-88. Ustinov, certainement par peur de confier trop de pouvoir à Korolev a désigné Mikhail S. Ryazanskiy comme ingénieur en chef du NII-88. Il était le supérieur de Korolev en tant qu’ingénieur en chef et premier directeur adjoint de l’institut. Avec l’arrivée de Ryazanskiy, le pouvoir au NII-88 était partagé entre Rudnev, Ryazanskiy et Korolev.