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Le Groupe Raketa

Débris v1 dans la forêt

B. Chertok (au centre) et S. P. Korolev (en haut à gauche) en Allemagne en 1946

Tyulin et Korolev en Allemagne en 1946

[1] Asif A. Siddiqi, Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974, University Press of Florida, 2000, page 20

[2] Ibid

[3] Peter Stache, Soviet Rockets, Translation Division, Foreign Technology Division, 1988, page 168

Staline a ordonné la formation d'un groupe expéditionnaire secret composé de spécialistes soviétiques pour enquêter sur les restes de Debica. Sous l'œil vigilant du NKVD, le 5 août, le major général Fedorov a conduit à Debica un petit groupe d'ingénieurs du NII-1. Les recherches ont été menées conjointement avec une équipe britannique. L’équipe anglo-russe a collecté près de Blizna et autour des sites d’impact de nombreux débris, dont une chambre de combustion du V2. Elle a aussi trouvé des réservoirs de propergol, des morceaux du corps de la fusée, des gouvernails en graphite. Le matériel a été soigneusement emballé et envoyé à Londres via Moscou. Selon les Britanniques, les pièces ne sont jamais arrivées à Londres, la cargaison reçue contenait de vieilles pièces d’avions, erreur de conditionnement ?

A Moscou, Bolkhovitinov, directeur adjoint du NII-1, a reçu l'ordre de former un petit groupe d'ingénieurs talentueux pour étudier les aspects techniques de l'A-4. Ce groupe de chercheurs restreint a été nommé de façon top-secrète groupe Raketa. Il était composé d’anciens du RNII, tels Tikhonravov et Pobedonostsev, et de plus jeunes ingénieurs comme Chertok, Isayev et Mishin, ainsi que de nouveaux venus comme Nicolay A. Pilyugin et Leonid A. Voskresenskiy.

Le plus jeune du groupe, Vasiliy Pavlovich Mishin, spécialiste des systèmes de pilotage, deviendra vingt ans plus tard le leader du programme lunaire soviétique. Mishin est né le 5 janvier 1917 à Byualino non loin de Moscou. Son frère et sa sœur sont décédés dans leur enfance et il a été élevé par son grand-père lorsque son père a été envoyé en prison pour ne pas avoir dénoncé l'auteur d'une plaisanterie sur Staline. Après la libération de son père, il a déménagé à Moscou. En 1935 il a eu la chance de pouvoir entrer à l'âge de 18 ans à l'Institut aérospatial de Moscou. Il était considéré comme un étudiant particulièrement brillant. Il a validé son parcours universitaire en effectuant un stage au bureau d'études de V.F. Bolkhovitinov qui comme le NII-3 travaillait sur les fusées. En 1941, il a intégré le bureau de Bolkhovitinov et a travaillé sur l'avion-fusée BI-1 qui a effectué son premier vol en 1942. Doté d'une personnalité très affirmée, il a joué un rôle déterminant dans la récupération d'informations importantes sur le fonctionnement du missile allemand à partir des quelques pièces retrouvées. En raison des antécédents « suspects » de son père, Mishin était considéré comme un « risque potentiel » pour l'État et n'était pas autorisé à voyager sans autorisation.

Chertok raconte dans ses mémoires que lorsqu’il entra pour la première fois au NII-1, il découvrit les jambes d’un homme qui se trouvait sous le moteur d’une fusée, sa tête dans le moteur. Chertok demanda : « qu’est-ce que c’est ? ». « C’est ce qui ne peut être », fut la réponse de son futur collègue Isayev. Il semblait tout à fait impossible que pendant cette période de guerre, les Allemands aient pu développer une conception aussi innovante. Chertok a mentionné : « Nous avons été très étonnés et choqués d’une telle technologie ».

Les principaux objectifs des opérations de récupération de 1944 étaient de déterminer s'il était possible de créer une arme analogue à l’A-4 dans l'industrie soviétique. L’équipe d’évaluation était scindée en deux groupes : l’un, chargé d’enquêter sur les restes récupérés, et le second, chargé de conseiller Staline sur l’utilisation possible d’une telle arme en temps de guerre. Ce deuxième groupe était constitué d’officiers d’artillerie qui allaient jouer un rôle important dans le futur développement et l'exploitation du programme spatial soviétique.

A la fin de l’été 1944, le chef d'état-major de la troisième armée de l'unité de lance-roquettes Katyusha, le jeune major Georgiy A. Tyulin a été rappelé de ses fonction et affecté à une mission secrète dirigée par le lieutenant-colonel Anatoliy I. Semenov, avec l’objectif d’étudier les missiles

allemands Fi-103 et A-4 capturés. L’ensemble de la mission était coordonné par le major général Lev M. Gaydukov, chef du département du Comité central du Parti pour l'artillerie. On ne sait pas s’il y a eu des relations directes entre le groupe NII-1 Raketa et ce groupe d’officiers d’artillerie. Selon Tyulin, il devait « étudier en profondeur les modèles d'artillerie de campagne allemande, dont de grandes quantités étaient disponible dans les dépôts de munitions capturés, et préparer des propositions sur le développement de futurs systèmes de fusées »[1]. Dans son rapport, Tyulin s’est montré beaucoup plus intéressé par l’A-4 que par le missile de croisière Fi-103 concluant qu'il ne valait pas la peine de se lancer immédiatement dans le développement d'une réplique de ce modèle. Tyulin était déçu par la vitesse du Fi-103 et sa vulnérabilité face aux défenses aériennes. Plus intéressé par l’A-4, il était frustré par le faible niveau de connaissance technologique russe pour pouvoir analyser plus en détail ce missile. Il a déclaré : « nous ne savons pratiquement rien du missile [A-4], sauf qu'il vole »[2]. A la fin 1944, Tyulin et Semenov ont présenté un rapport complet au major général Gaydukov en insistant sur l’impérative nécessité de capturer autant d'A-4 que possible ; ils insistaient dans ce rapport sur l'importance de ces armes pour le secteur de l'artillerie en cas de guerre.

Dans le groupe NII-1 Raketa, les travaux de reconstitution de l'A-4 ont progressé lentement jusqu’à la fin de 1944. Quelques années plus tard, l'ingénieur Isayev a déclaré : « Au cours de l'été 1944, un tas d'acier plié, du verre brisé, un câble électrique et un boîtier abîmé, avec des dispositifs électroniques, ont été amenés dans la salle de conférence de notre institut. Pendant les deux mois suivants, la salle de conférence est devenue un laboratoire où nous avons reconstruit « l’arme miracle » d’Hitler à partir de ce peu d’éléments. » [3]

Les membres du groupe Raketa ont été impressionnés par les éléments récupérés qui leur ont montré à quel point l’avance technologique des Allemands était importante. Les conclusions étaient claires, il faudrait fournir des efforts considérables pour combler ce retard. Bolkhovitinov présenta un long rapport à Shakhurin, commissaire de l'industrie aéronautique, et à son premier adjoint Dementyev, dans lequel il précisait les efforts à réaliser pour reconstituer et recréer le missile allemand, puis en créer une version améliorée pour l’Armée. Malheureusement, les conclusions du groupe Raketa n’ont pas été entendues, la priorité militaire soviétique demeurait la construction d’avions. Shakhurin interrogea lors d’une réunion quelques concepteurs d'aviation soviétiques pour entendre leur position. Tupolev, Yakovlev, Mikoyan et Lavochkin ont tous répondu, sans surprise, que

les missiles n’auraient aucune utilité en tant qu'armes militaires dans un avenir proche : les chasseurs et les bombardiers étaient suffisant pour le moment.

L’équipe Raketa a été dissoute en novembre et chaque ingénieur a repris son travail initial. A ses risques et périls, Bolkhovitinov a demandé à Mishin de poursuivre ses études et ses calculs sur le missile A-4 à partir des pièces récupérées. Début 1945, une nouvelle information sur la découverte de documents complémentaires à proximité de Debica est parvenue à Moscou. Une deuxième équipe a été constitué pour enquêter sur place. Elle a quitté Moscou le 7 février 1945, mais malheureusement l’avion s’est écrasé à proximité de Kiev tuant douze membres d'équipage et les passagers constituant l’équipe de recherche. Mishin était censé être sur ce vol, mais à la dernière minute, les officiers de sécurité soviétiques ne lui avaient pas permis de monter à bord de l'avion, à cause du passé de son père.

Valentin Glushko à 25 ans

Vladimir N. Chelomey au TsIAM

La décision de Shakhurin de ralentir les recherches aura des répercussions importantes vingt ans plus tard lors de la course à la conquête de la Lune. Mais à l’époque, les soviétiques semblaient plus intéressés par le modèle du Fi-103 découvert en Allemagne (le V-1) que par l’A-4, peut-être à cause de sa ressemblance avec un avion. Toujours est-il qu’un troisième groupe de travail, en plus du NII-1 et de l'OKB-SD de Glushko a été désigné pour reproduire le Fi-103 allemand, il s’agissait de l’OKB-51, créé initialement par le constructeur d’avions Nikolaï Polikarpov. Le travail a été confié à un brillant mathématicien de trente ans Vladimir Nikolayevich Chelomey. Même si les trois groupes dépendaient du Commissariat du peuple à l'industrie aéronautique, le NII-1, l’OKB-SD et l’OKB-51 travaillaient assez indépendamment les uns des autres.

Vladimir N. Chelomey est né le 30 juin 1914, dans la petite ville ukrainienne de Sedlets. Chelomey a été diplômé de l'Institut de l'aviation de Kiev en 1937, l’institut où Korolev avait étudié au milieu des années 1920. C'était un étudiant exceptionnellement doué. En tant qu'étudiant de premier cycle, Chelomey avait publié son premier manuel sur l'analyse vectorielle, et en 1938, à 24 ans, il avait déjà publié quatorze articles sur les mathématiques dans le journal officiel de l'Institut de l'aviation de Kiev. En 1939, il avait soutenu sa thèse de maîtrise à l'Institut de mathématiques de Kiev. En 1941,

Chelomey avait travaillé au TsIAM à Moscou , où il avait créé le premier moteur à réaction à air pulsé soviétique en 1942, totalement indépendamment des développements similaires réalisés en Allemagne nazie. Le 9 octobre 1944, à la suite d'une décision du Comité de défense de l'État de l'URSS et du commissaire du peuple à l'industrie aéronautique Alexey Shakhurin , Chelomey avait été nommé directeur et concepteur en chef de l'usine n°51, son ancien directeur Nikolay Polikarpov étant décédé peu de temps auparavant. Chelomey devait concevoir, construire et tester le premier missile de croisière soviétique le plus tôt possible. Dès décembre 1944, le missile, nommé 10Kh, a été testé à partir des avions Petliakov Pe-8 et Tupolev Tu-2.