an abstract photo of a curved building with a blue sky in the background

Prise de conscience

[1] Après le départ de Zarubin d’Allemagne en 1937, l’agent Breitenbach continua à fournir des rapports sur le programme des fusées allemandes. Le 19 juin 1941, il a prévenu l’administration soviétique qu’Hitler avait l’intention d’envahir l’URSS le 22 juin à 3 heures du matin. Il s’était trompé d’une demi-heure. Willy Lehmann a été arrêté et exécuté en 1942.

Walter Dornberger (à gauche) et Wernher von Braun (en civil) à Peenemünde, printemps 1941

Jusqu’en 1944, les dirigeants soviétiques s’étaient relativement peu intéressés au développement des missiles balistiques. C’est à la fin de la guerre qu’ils ont très rapidement compris l’intérêt d’acquérir cette technologie que les Allemands maîtrisaient. Les recherches sur le sujet étaient peu avancées en URSS et aux Etats-Unis. C’est en Allemagne que l’on trouvait les fusées les plus sophistiquées technologiquement. A Peenemünde sous la direction du général Dornberger et d’un jeune ingénieur brillant nommé Wernher von Braun, un groupe d’ingénieurs avait développé l’une des armes la plus redoutée de la seconde guerre mondiale, le missile balistique A-4. Plus connu en Allemagne sous le nom de V-2, arme de vengeance, il avait réussi son premier vol le 3 octobre 1942, après trois échecs en mars, juin et août de la même année. Avec une portée maximale d'environ 300 kilomètres et une altitude d’environ quatre-vingt-dix kilomètres, l'A-4 devait être produit par milliers grâce au travail des prisonniers, dernier espoir de renverser le cours inévitable de la guerre. Une deuxième arme, la « bombe volante » Fieseler Fi-103, connu sous le nom de V-1, faisait aussi partie de l’arsenal allemand visant à anéantir la Grande-Bretagne. Ces deux missiles faisaient régner un sentiment de terreur inimaginable parmi les victimes, pour la plupart civiles. L’effet était certainement plus psychologique que matériel, car les dégâts réels créés par ces nouvelles armes étaient largement inférieurs à ceux subis par les bombardements aériens classiques.

Dès 1935, le gouvernement soviétique avait reçu des renseignements sur le programme secret de développement des missiles allemands, via Willy Lehmann, un haut fonctionnaire SS, en charge de superviser la sécurité de l'industrie militaire dans le Troisième Reich. Il faut rappeler qu’entre sa création en 1922 et le début de la guerre, l’URSS avait maintenu des liens économiques et militaires avec l'Allemagne, renforcée par des services de renseignement actifs des deux côtés. Ainsi, l'un des correspondants et amis de Konstantin Tsiolkovsky, un dénommé Shershevsky, aurait été un espion soviétique travaillant en Allemagne. Lehmann avait personnellement été témoin de nombreux tirs de missile à propergol liquide développées par Wernher von Braun. Dès 1934, Lehmann, sous le nom de code A-201 Breitenbach[1], avait relayé des informations à Moscou, via Vasily Mikhailovich Zarubin, le chef du réseau d'espionnage soviétique à Berlin. Un rapport détaillé sur les essais de missiles allemands aurait été remis à Staline, Vorochilov et Toukhatchevski. En revanche, il semble que les services de renseignement soviétiques n'aient eu aucune information sur le développement du missile balistique A-4 en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale.

Bombardement de Peenemünde, 17 août 1943

Dans une lettre datée du 13 juillet 1944, le Premier ministre britannique Winston Churchill a demandé personnellement la coopération de Staline pour localiser et récupérer les matériels de production des A-4 et des Fi-103 laissés derrière eux par les Allemands pendant leur retraite. Pour ralentir la production de ces missiles, la Royal Air Force a bombardé massivement le site de Peenemünde le 17 août 1943. Après le raid aérien, le commandement stratégique allemand a décidé de répartir le travail sur la fusée V-2 entre trois centres d'exploitation indépendants. Les usines de montage ont été transférées dans des usines souterraines qui avaient été construites dans des grottes sous les montagnes du Harz en Allemagne. La recherche, le développement et la conception ont été gérés par des bureaux secrets à Ebensee, en Autriche. Le principal site d'essai, d'entraînement et de lancement de fusées a été transféré à Blizna, dans le sud-est de la Pologne, près de Cracovie, hors de portée des bombardiers alliés.

En mai 1943, après des années de scepticisme, les services de renseignement britanniques ont pris conscience de l'existence et du niveau de développement du programme allemand. Des mesures urgentes devaient être prises pour contrer la nouvelle arme nazie.

Débris d’une fusée A4 retombée au sol près du polygone de tir de Blizna durant l’été 1944

Les premiers rapports sont arrivés en octobre 1943 du QG du renseignement de l'armée de l'intérieur polonaise (Armia Krajowa) à Varsovie, sur l’activité allemande autour de Blizna. Un certain nombre de village de la région avait été évacué de force. Cette région était déjà connue pour son centre de formation SS-Truppenübungsplatz Heidelager, qui assurait la formation des unités militaires collaborationnistes. La base militaire SS a été installée à Debica, près de Blizna le 5 novembre 1943, et a lancée 139 roquettes A4 à des fins expérimentales. Le site a été opérationnel jusqu'au début de juillet 1944. Des agents polonais ont tenté de récupérer certains missiles qui s’étaient écrasés avant que les Allemands ne les récupèrent, dans l’espoir dans savoir plus sur la technologie employée.

Staline a accepté les demandes de Churchill et de coopérer avec les Britanniques ; cependant, dans un même temps, il a chargé Alexei Shakhurin, commissaire du peuple à l'industrie aéronautique, de préparer ses équipes de renseignements à l'examen des missiles allemands. Les experts britanniques ont été retardés pendant près de cinq semaines avant de pouvoir rejoindre Blizna, suite de problèmes de visas les retenant à Téhéran. Bien entendu, une équipe d’experts soviétiques étaient déjà sur place mandatée par Staline.

Les officiers du renseignement avaient été autorisés à inspecter tous les composants des A-4 capturés sur la base de lancement de Blizna. Cette base, en juillet 1944, ne se trouvait qu'à une cinquantaine de kilomètres des lignes de front soviétiques. Mais dans leur retraite, les Allemands avaient réalisé un important travail de destruction.