La chute de Mishin
Le troisième échec du N1 le 27 juin 1971, s’était produit trois jours avant la mort des cosmonautes de Soyouz-11 Dobrovolskiy, Volkov et Patsayev. Malgré le troisième échec, le programme n’a pas été abandonné. Le prochain booster serait un modèle considérablement amélioré, tandis que le suivant, proposerait des moteurs entièrement nouveaux sur les trois premiers étages, ainsi que des systèmes grandement optimisés. Le plan de vol du booster 7L a été signé le 18 juillet 1972 par Mishin et ses trois principaux concepteurs en chef adjoints, Okhapkin, Chertok et Tregub. Le plan prévoyait une mission lunaire-orbitale complète pour le LOK, du lancement à l'atterrissage.
Le N1 n°7L sur son pas de tir à Baykonur
Pour la première fois lors d'un lancement N1, le concepteur en chef Mishin était absent. Il avait été hospitalisé, malade, et n’était pas présent pour diriger les opérations techniques. Son premier adjoint Okhapkin, avait lui aussi été hospitalisé, victime d’un accident cérébral. Chertok, le concepteur en chef adjoint, avait été nommé pour servir de « directeur technique » de la Commission d'État. Le 24 août, le N1 n° 7L avec sa charge utile, l'étage supérieur L3, avait été déployé sur le site de lancement.
Le quatrième N1 n°7L a décollé à 09 heures 11 minutes 55 secondes, heure de Moscou, le 23 novembre 1972. Selon les observateurs, le vol semblait se dérouler tout à fait normalement. La télémétrie a indiqué que les moteurs fonctionnaient normalement et que tous les paramètres semblaient normaux. Dépassant la barre des soixante-douze secondes, le N1 avait déjà volé depuis plus longtemps que ses prédécesseurs. Les six moteurs principaux se sont arrêtés automatiquement à T+90 secondes, apparemment sans problème. A T+104 secondes, les premiers troubles sont apparus. En trois secondes, une puissante explosion dans la queue du premier étage a détruit la partie inférieure du réservoir sphérique de comburant. Le booster a explosé et s’est brisé en morceaux dans les airs. Il ne restait que sept secondes avant l'arrêt du premier étage et le tir du deuxième étage. Le système de sauvetage d'urgence s'est activé et a sauvé l'appareil de descente LOK de la destruction.
La commission d’enquête, après de longs débats, a déclaré qu’une panne du moteur n°4 avait causé l’explosion. Le texte final du rapport avait une conclusion sans équivoque : « La fusée a effectué un vol sans anomalie pendant 106,93 secondes, mais 7 secondes avant le temps calculé pour la séparation des étages un et deux, la pompe à comburant du moteur No 4 a connu une désintégration quasi instantanée, qui a entraîné la destruction de la fusée ».
Le coût total du programme N1-L3 jusqu'au 1er janvier 1973 était de 3,6 milliards de roubles, dont 2,4 milliards de roubles destinés aux N1. Selon des estimations approximatives, les dépenses totales au milieu des années 1970 atteignaient 4,0 à 4,5 milliards de roubles. Les nombreuses équipes qui ont travaillé sur le N1 ont été extrêmement touché par cette décision. L'ancien concepteur en chef adjoint de l'OKB-1, Sergey S. Kryukov, l'un des "pères" du N1, a écrit plus tard : « Glushko a enterré le N1, le relayant dans le musée privé du bureau d'études. Le projet n'existerait que dans la mémoire de ses participants. Le rêve qui avait commencé avec Sergueï Pavlovitch Korolev en Allemagne en 1945 se termina par quelques signatures en 1974.[3] »
Mishin a ajouté :
Nous avons ressenti une profonde tristesse. C'était un projet colossal auquel nous avons consacré nos meilleures années. J'étais jeune à l'époque. Et c'était l'œuvre d'un grand nombre de personnes et il a disparu du jour au lendemain. Les Américains avaient gagné. J'ai été le bouc émissaire[4].
Après avoir été licencié en mai 1974, Mishin a refusé d'accepter l'offre de Brejnev de l'aider à trouver un emploi, et il est retourné enseigner à plein temps au prestigieux Institut d'aviation de Moscou. Dans le cadre de son enseignement, il a dirigé un projet de conception qui a conduit à la création des satellites de communication amateur Radio-1 et Radio-2. Son nom a été mentionné pour la première fois par un émigré soviétique en 1982 et plus tard par un journaliste français en 1985, mais la plupart des analystes occidentaux sont restés sceptiques, pensant que c'était Yangel ou Chelomey qui avait succédé à Korolev en 1966.
En 1986, le journaliste Yaroslav K. Golovanov a été autorisé, par autorisation spéciale du Comité central, à publier un article en six parties paru dans le journal officiel soviétique Jzuestiya, sur la mission de Gagarine. A cette occasion, le nom de Mishin a été évoqué. En 1989, dans une longue interview, Mishin n’a pas caché son amertume d'avoir été rayé de l'histoire du programme spatial soviétique. Il a visé Glushko, Ustinov, et tous les autres individus qui l'avaient réduit au silence pendant quinze ans. Mishin est décédé le 10 octobre 2001.
[1] Il existe peu d’écrits sur les hospitalisations de Mishin. Dans ses carnets, Kamanin fait allusion a l’addiction de Mishin à l’alcool et à plusieurs cures de désintoxication.
[2] Mozzhorin, et at. eds., Dorogi v kosmos: I. p. 183. The Politburo meeting to discuss the reorganization was held on May 14, 1974, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.
[3] Iaroslav Golovanov, "Just Where Are We Flying t07" p. I, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.
[4] "The Russian Right Stuff : The Dark Side of the Moon." NOVA television show, #1808, WGBH-TV. Boston. February 27. 1991, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.


Kuznetsov, constructeur des moteurs, a tenté de mettre en cause une dépressurisation de la canalisation d’oxygène avant l’explosion, mettant hors de cause ses moteurs. Bien entendu, tout le monde s’est interrogé sur la fiabilité des moteurs de Kuznetsov, les anciens, comme les nouveaux annoncés. Si Kuznetsov n’avait pas été capable de construire des moteurs fiables après dix ans de recherche pour l’ancien N1, pourquoi réussirait-il pour les nouvelles versions ?
Dans cette situation, la direction spatiale soviétique a demandé à deux autres bureaux d'études en 1973 de développer des moteurs de remplacement pour le N1. Le premier était le bureau KB EnergoMash dirigé par Valentin Glushko, qui retrouvait, dix ans après le projet N1. Le second était le bureau de conception de l'automatisation chimique (KB KhimAvtomatiki), l'ancien bureau de Kosberg dirigé par le concepteur en chef Aleksandr D. Konopatov. Malgré les doutes croissants sur les moteurs de Kuznetsov, le bureau d'études de Mishin a continué à travailler sur deux nouveaux boosters N1, 8L et 9L. Ces deux fusées seraient équipées du nouveau moteur de Kuznetsov, le NK-31, sur ses trois premiers étages. Les nouvelles fusées seraient les premières équipées de filtres aux entrées des pompes à comburant des moteurs, dont l'absence avait provoqué la panne catastrophique de juillet 1969. Le lancement du 8L était prévu pour août 1974.
Début 1974, le TsKBEM de Mishin travaillait encore sur plusieurs projets majeurs autour de l’exploration spatiale pilotée :
Une nouvelle variante du vaisseau Soyouz, le 7K-S, version améliorée de Soyouz pour les missions de ferry en solo et dans la station spatiale.
La poursuite du développement du programme DOS dont le quatrième de la série est quasiment prêt pour le lancement.
La préparation des versions 8L et 9L du N1.
Même si Mishin avançait sur ces projets, son bilan en tant que concepteur en chef de TsKBEM au cours des huit années précédentes n'avait rien d'exceptionnel. C’est pendant son mandat qu’ont eu lieu les deux principaux accidents de l'histoire de l'espace : Soyouz-1 et Soyouz-11. Il y avait eu les échecs d’amarrage de Soyouz 2/3, Soyouz 7/8 et Soyouz 10, les échecs répétés des programmes L1 et DOS, et enfin, les catastrophes et les retards du projet de fusée N1. Beaucoup d’autres concepteurs auraient été remercié pour un tel bilan, mais certains diront qu’il était protégé par d'Andrey P. Kirilenko, le puissant membre du Politburo, dont le gendre, Yuriy P. Semenov, était un concepteur en chef au bureau d'études de Mishin. Mais peu de concepteurs auraient réussi à faire mieux vu le manque de moyens et les innombrables projets à mener. Mishin a indéniablement bénéficié de l’âge d’or de la nomenklatura où clientélisme et népotisme dominaient. L’URSS de la fin des années Brejnev était un pays où l’on parlait de plus en plus de « corruption » et de « mafias ». Selon le Parti, la mafia et le crime organisé n’existaient que dans l’Occident décadent, pas en URSS. Un pays qui construisait le communisme ne pouvait connaître ces plaies.
Mishin avait un caractère difficile, ses relations avec ses adjoints étaient compliquées. Les dissensions grandissaient au sein du bureau d'études. En 1973, trois des plus puissants associés de Mishin, Bushuyev, Chertok et Kozlov, ainsi que l'ancien concepteur en chef adjoint de l'OKB-1 Kryukov et le chef du département TsKBEM Feoktistov, ont rédigé une lettre, validée par le secrétaire du Comité central Ustinov, au Comité central et au Conseil des ministres décrivant le travail insatisfaisant de Mishin en tant que chef et concepteur en chef de TsKBEM. Ils terminaient leur lettre en demandant la mise à pied de Mishin.
Il n’est pas étonnant de retrouver ces noms sur ce courrier. Bushuyev, Chertok et Feoktistov étaient de fervents partisans du programme DOS, ils se sont sentis trahis par l'accord de 1972 entre Mishin et Chelomey dans lequel le premier promettait de transférer le programme DOS à Chelomey. Kozlov s'était brouillé avec Mishin à propos d’un programme militaire à la fin des années 1960 et avait eu par la suite de plus en plus de mal à s'entendre avec lui. Kryukov était aussi un fervent défenseur du programme DOS. Mishin était resté attaché au programme N1-L3, comme l’œuvre de sa vie, alors que ces détracteurs, plus pragmatiques, estimaient qu'il était temps d'admettre l'échec et de passer à des projets plus réalistes, c'est-à-dire au programme DOS.
La dernière erreur de Mishin a été de protéger Kuznetsov qui était de plus en plus accusé des difficultés sur le N1. Lors du rapport sur le quatrième échec de lancement, Mishin a accepté de partager la responsabilité de l’accident avec Kuznetsov, pensant protéger ce dernier aux yeux de Brejnev. Mais c’était un échec de trop.


Andrey P. Kirilenko, le "protecteur" de Mishin
Yevgeniy V Shabarov, un des associés de Mishin a rappelé plus tard cette journée du 22 mai 1974. Mishin était malade et hospitalisé[1] :
... de manière tout à fait inattendue pour nous, un jour de 1974, nous avons reçu l’ordre de rassembler tous les chefs adjoints du bureau d'études dans le bureau du concepteur en chef. Nous nous sommes réunis dans une ignorance totale. Là, nous nous sommes assis et avons attendu. Soudain, la porte s'est ouverte et le ministre de la Construction des machines, Sergey Aleksandrovich Afanasyev est entré, accompagné de Valentin Petrovich Glushko et d'un certain nombre d'autres employés du ministère. "Bon après-midi, camarades." a dit Afanasyev… Il a annoncé : "Le Politburo a pris une décision-Vasiliy Pavlovich Mishin a été démis de ses fonctions de concepteur en chef de votre organisation et Valentin Petrovich Glushko a été nommé concepteur général. Votre organisation à partir de maintenant sera connue sous le nom de « Energiya· Scientific -Association de production ». Je vous souhaite plein succès." Sur ce, il est parti. Tout cela s'est produit de manière si inattendue et si rapide (en l’espace de deux-trois minutes) que nous étions stupéfaits et ne comprenions pas vraiment ce qui s'était passé.[2]"
La liste des échecs du TsKBEM depuis la nomination de Mishin a inévitablement joué contre Mishin :
Novembre 1966 – Le premier Soyouz sans pilote (Cosmos 133) a subi une série de pannes ; il a été délibérément détruit lors de son retour afin de l'empêcher d'atterrir en Chine.
Février 1967 – Bien que le deuxième Soyouz (Cosmos 140) ait été meilleur que le premier, il a également subi diverses difficultés et s'est retrouvé au fond de la mer d'Aral.
Avril 1967 – Malgré deux vols d'essai sans pilote moins que satisfaisants, il est décidé de lancer des vols habités.
Soyouz 1 subi de sérieux problèmes et le cosmonaute Vladimir Komarov est tué à l'impact après l'échec du déploiement du parachute.


Le 22 mai 1974, Sergey A. Afanasyev destitue Mishin
Octobre 1968 – Le cosmonaute Georgiy Beregovoy n'arrive pas à amarrer son Soyouz 3 avec le Soyouz 2 sans pilote.
Janvier 1969 – Le premier lancement de la fusée lunaire N1 échoue.
Juillet 1969 – Le deuxième N1 échoue.
Octobre 1969 – L'amarrage de Soyouz 8 avec Soyouz 7 doit être annulé en vol à la suite de l'échec du système de rendez-vous automatisé Igla.
Novembre 1969 – Le programme circumlunaire L1 est abandonné sans qu'un seul cosmonaute vole dans le vaisseau spatial.
Avril 1971 – Soyouz 10 ne parvient pas à s'arrimer complètement à la première station spatiale DOS en raison d'une panne technique.
Juin 1971 – Le troisième N1 échoue.
Juin 1971 – Après avoir passé un temps record dans l'espace à bord de la première station spatiale DOS, l'équipage Soyouz 11 meurt sur le chemin du retour.
Juillet 1972 – La deuxième station spatiale DOS ne réussit pas à atteindre l'orbite en raison d'une défaillance technique du lanceur Proton – même si pour être juste, ce n'était pas la faute du TsKBEM.
Novembre 1972 – Le quatrième (et comme les événements le montreront, le dernier) N1 échoue.
Mai 1973 – DOS-3 est perdu peu de temps après avoir atteint son orbite initiale à la suite d'erreurs de procédure
Ce qui venait de se passer si rapidement dans ce bureau, était pourtant la plus grande réorganisation au sein de l'industrie spatiale soviétique depuis la mort de Korolev. Le 22 mai 1974, Mishin a été officiellement libéré de ses fonctions de concepteur en chef de TsKBEM. Le même jour, son ancien bureau d'études (TsKBEM), avec toutes ses filiales a fusionné avec une autre organisation spatiale puissante (KB EnergoMash de Glushko) pour former la nouvelle Energiya Scientific-Production Association (NPO Energiya). Glushko avait, 65 ans, il a été nommé nouveau directeur et concepteur général de ce nouvel empire gigantesque. Ainsi, Glushko supervisait le développement de presque tous les engins spatiaux pilotés soviétiques, véhicules de lancement, satellites de reconnaissance automatisés et moteurs-fusées à forte poussée. Il supervisait leur fabrication et leurs essais. C'était plus de pouvoir que Korolev n'en avait eu à son apogée.
Mishin, à sa sortie de l’hôpital, a été reçu sur la place Staraya, la résidence du Comité central du Parti communiste, par Ustinov qui lui a annoncé : « Leonid llyich Brejnev m'a demandé de vous remercier pour votre travail et de vous aider à trouver un autre emploi. »
Glushko n’a pas souhaité que Mishin soit rétrogradé à un poste inférieur au sein de la nouvelle entité. Étant donné son passé et ses contributions au programme spatial, Glushko était assurément le mieux placé pour hériter d’un tel empire.
Le projet N1-L3 a été la première victime de la réorganisation de mai 1974. La suspension des travaux sur le N1 signifiait la fin de tous les programmes associés à son développement : les missions avancées d'atterrissage lunaire L3M, le géant MOK en orbite terrestre et les conceptions proposées d'armes spatiales antibalistiques. L'expansion massive du programme spatial soviétique envisagé pour la fin des années 1970 par Mishin, disparaissait tout simplement.


A 65 ans, Valentin Glushko devient directeur de NPO Energiya