an abstract photo of a curved building with a blue sky in the background

La station spatiale DOS

A la fin du printemps 1969, les responsables soviétiques avaient déjà décidé des trois options possibles pour répondre à Apollo 8. Ces options étaient une mission pilotée sur Mars, la modification du programme N1-L3 pour des séjours prolongés sur la Lune et la création de stations orbitales terrestres. Le discours de Brejnev a mis la station spatiale au premier plan, mais les concepteurs n’ont pas abandonné les deux autres options. Le financement octroyé au programme N1-L3 en 1970 l’illustre avec un budget record d’environ 1,8 milliard de dollars octroyé. Ustinov, Smirnov et Afanasyev avaient besoin de quelque chose de grand, le plus tôt possible. Ni le N1-L3, ni aucune expédition martienne proposée ne seraient prêts rapidement. Les stations spatiales étaient considérées comme une alternative acceptable. Une nouvelle fois, la politique de la NASA a servi d’amplificateur au projet soviétique. En août 1969, la NASA a signé un contrat avec McDonnell Douglas pour la construction d’une station spatiale, rebaptisée Skylab. Craignant de perdre une nouvelle course contre les Etats-Unis, Ustinov a voulu réagir rapidement.

Konstantin Feoktistov, l'un des principaux architectes du vaisseau spatial habité soviétique.

Ustinov a convoqué les « conspirateurs » du DOS dans son bureau rue Kuibyshev. Okhapkin, Chertok, Bushuyev, Raushenbach et Feoktistov représentaient TsKBEM. Mishin était encore en vacances à Kislovodsk. Ni Chelomey ni ses adjoints n'avaient été invités. Les principaux concepteurs de l'ancien conseil étaient présents : Pilyugin, Kuznetsov, Ryazanskiy et Barmin. Glushko n'avait pas été invité pour ne pas à avoir à écouter ses diatribes sur les moteurs de Kuznetsov. Keldysh était l’unique représentant des Sciences. Des hauts responsables de la cosmonautique étaient présents : Smirnov, Serbin, Afanasyev, Tyulin, Mozzhorin, Kerimov et Karas. Chelomey s'était vigoureusement opposé et avait demandé de l'aide aux militaires. Mais la perspective de construire une station spatiale rapidement - ce que les Américains n'avaient pas encore - à la veille de la vingt-quatrième Convention du Parti était si tentante que toutes les objections ont été balayées. Ustinov a introduit sa conférence en ces termes : « Je veux non seulement que vous compreniez ce qui perturbe le Comité central, mais je veux aussi que cette compréhension soit suivie par des actions. Préparez-vous pour ce projet et remplissez scrupuleusement cette ligne. Dieu vous garde de ne plus penser à faire atterrir un homme sur la Lune. Vous bénéficiez tous de la plus grande confiance, vous dépensez d'énormes ressources de l'État, vous êtes félicité dans le monde entier, mais vous avez remis en question la mission que le Parti s'était assignée. Gardez à l'esprit que la patience du Comité central prendra bientôt fin. Maintenant, nous avons une seule chance de corriger la situation. Nous devons utiliser le DOS non pas pour perturber les opérations sur le projet N1-L3, mais pour corriger la situation. Pour le moment, les Américains nous ont devancés dans le domaine lunaire. Mais, après tout, nous avons le Molniya, le Meteor, les satellites espions et les Soyouz. Nous sommes premiers partout, sauf sur la Lune. Surtout, il faut se le prouver : nous aurons notre revanche. Nous devons travailler là-dessus, et je le répète, Dieu vous garde de douter que nous puissions faire atterrir notre homme sur la Lune. Abandonné tous vos doutes. Les communistes doivent être en charge des opérations. La tâche numéro un devrait être le souci de la fiabilité. N'épargnez rien ni personne pour organiser ce travail. Si quelqu'un doute, qu'il cède sa place à quelqu'un d'autre. On m'a dit que Mishin se posait beaucoup de questions. Il se trompe souvent. J'ai donné des instructions pour préparer un décret concernant le DOS. Un mois s'est écoulé et il n'y a toujours pas de brouillon. Que fait le ministre ? »[2]

Le 9 février 1970, le Comité central et le Conseil des ministres de l'URSS ont publié un décret (n°105-41) prévoyant le développement d'un nouveau complexe de station spatiale, le DOS-7K, « DOS » signifiant « station spatiale de longue durée », tandis que le 7K désignait le véhicule desservant la station. Des années plus tard, il sera connu d'abord sous le nom de Salyut et plus tard sous le nom de Mir. Le projet de station militaire OIS de Mishin a été annulée et l'Almaz de Chelomey est passé en priorité numéro deux, derrière la station civile. Les transporteurs Soyouz 7K-S et 7K-ST, serait révisé sur les bases du Soyouz 7K-OK. Le groupe de cosmonautes OIS serait intégré au groupe Almaz. La première station devait être achevée en douze mois. Le 15 février, Ustinov s'est entretenu avec son cabinet. Il a été convenu que le travail se poursuivrait à la fois sur l'expédition lunaire et sur DOS.

D’après Chertok, cette idée a été soufflé à Ustinov par Keldysh, Afanasyev, Tyulin et Serbin. Elle émanait des trois concepteurs en chef adjoints principaux à TsKBEM, Bushuyev, Chertok et Okhapkin aidés de trois importants chefs de département, Feoktistov, Kryukov et Raushenbakh. Pour eux, ils étaient possibles de développer une station spatiale qui devancerait l’Almaz de Chelomey en moins d’un an. Il suffisait de « prendre n'importe quel Semiorka, de la remplir de systèmes Soyouz, d’ajouter des panneaux solaires plus puissants et bien sûr un nouvel ensemble d'amarrage avec transfert interne, et la station serait prête ! Il suffisait d'arriver à 18 tonnes pour pouvoir utiliser l'UR-500 »[3]. Ils construiraient un véhicule de livraison, un Soyouz modifié appelé le 7K-T. Mishin, qui souhaitait continuer à prioriser le programme N1-L3 semble avoir été mis quelque peu à l’écart de ce projet, la décision étant prise pendant ses vacances à Kislovodsk.


[1] "The Russian Right Stuff: The Dark Side of the Moon," NOVA television show, #1808. WGBH-TV, Boston, February 27. 1991, cité par Asif A. SIDDIQI dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

[2] Boris Y. Chertok, Rockets and People, vol. 4: The Moon Race, NASA, coll. « NASA History series » (no 4110), 2006, page 245

[3] Boris Y. Chertok, Rockets and People, vol. 4: The Moon Race, NASA, coll. « NASA History series » (no 4110), 2006, page 231

De nombreux concepteurs, qui travaillaient depuis plus de dix ans sur le projet N1-L3 étaient réticents à le voir passer en deuxième position des projets. Le débat « station spatiale contre programme lunaire » divisait les concepteurs. Feoktistov, ancien cosmonaute et chef de département adjoint au TsKBEM, partisan des stations spatiales, a décrit plus tard comment sa faction a réussi à influencer le contenu du célèbre discours de Brejnev en octobre 1969 :

Nous ne savions pas comment amener les patrons à changer d’avis, mais des sympathisants du Comité central du Parti ont astucieusement inséré un passage dans le discours de Brejnev disant que les stations orbitales étaient la bonne voie à suivre.[1]

Ustinov, mécontent des résultats du programme lunaire, a certainement été un de ces sympathisants. Il devait protéger sa réputation. En tant que secrétaire du Comité central pour les industries de défense et l’espace, il était directement responsable du programme spatial soviétique. Lorsque son patron Brejnev a annoncé que la station spatiale était la "route principale vers l’espace", la direction officielle était prise. Le programme N1-L3 se poursuivrait bien sûr, tout comme le projet martien, mais les priorités étaient données à la station spatiale et les premiers résultats attendus dès 1970 ou 1971. Depuis le début des années 1960, le regretté Korolev avait demandé aux ingénieurs de son bureau de conception d’explorer la possibilité de concevoir ce qu’on appelait de façon générique la station Orbitale lourde (TOS). Elle avait été surnommée Zvezda. Les travaux sur sa conception s’étaient poursuivis tout au long des années 60 sans aucune validation officielle ni aucun soutien financier.

Les dirigeants politiques les plus hauts placés considéraient le succès dans l'espace comme un facteur efficace d'influence idéologique sur le peuple soviétique et les peuples des nations du Pacte de Varsovie. Brejnev ne pouvait pas inviter des invités étrangers à un lancement lunaire de cosmonautes soviétiques comme les Américains pouvaient le faire. Pourtant, fin 1969, il osa s'envoler avec une délégation tchèque jusqu'au site de lancement N1, resté intact. Une clôture impénétrable entourait le site de lancement de droite, qui était « en réparation ». Les traces des récents incendies et explosions n'étaient plus visibles. Une maquette d'ingénierie N1 se trouvait sur le site de lancement de gauche. Brejnev a déclaré : « Cette fusée va nous permettre d'aller au-delà des limites du système solaire » ; c'est ainsi, selon les récits des membres de son entourage, que Brejnev a fait sa publicité, ventant la technologie des fusées soviétiques.

A la fin de 1969, les Soviétiques disposaient de deux programmes modestes de station spatiale de nature militaire. Ils étaient le produit de deux bureaux de conception différents. Le plus petit des deux était la station Soyouz-VI de TsKBEM, composé du bloc OB-VI, qui avait environ la taille d’un vaisseau Soyouz, et d’un véhicule de transport, le 7K-S, une variante du Soyouz 7K-OK de base modifiée pour le transfert de l’équipage interne dans le bloc OB-VI. Sous le contrôle du concepteur en chef adjoint Okhapkin, le bureau de conception avait déjà publié la documentation de conception complète. Cependant, les premiers plans de lancement du Soyouz-VI en 1969 se sont révélés trop optimistes. Vu le soutien mitigé de Mishin à la création de l’OB-VI, il n’est pas surprenant que les dates de livraison aient été repoussées à 1970. Mishin était beaucoup plus favorable au véhicule de transport Soyouz 7K-S. Présenté comme une version améliorée et plus fiable du Soyouz, il pensait qu’il était important que le 7K-S soit mis en service le plus rapidement possible.

Mais Ustinov n’était pas particulièrement enthousiasmé par le projet de Mishin qu’il trouvait insuffisant pour réponde à Apollo. Ustinov trouva une solution plus consistante dans les bureaux d’études du concepteur général Vladimir N. Chelomey. Depuis environ 1966, les TsKBM de Chelomey étaient engagés dans le développement du complexe de la station spatiale Almaz, visant à lancer la première station orbitale sur orbite d’ici le 100e anniversaire de V. Lénine, le 22 avril 1970.

En 1970, les ingénieurs de Chelomey avaient construit deux véhicules capables de voler, ils avaient aussi testé au sol le système de commande des panneaux solaires. Un petit groupe de cosmonautes s’était entraîné pour le programme Almaz dès décembre 1967 et dès 1969, quatre équipages avaient été formés pour les premiers

vols vers la station, dirigé par les commandants vétérans Belyayev, Popovich, Volynov et Gorbatko. L’option Almaz était idéale pour Ustinov afin de mettre une station spatiale en orbite dès que possible. Mais il restait deux problèmes majeurs. Premièrement, le développement et la mise à l’essai des systèmes « auxiliaires » d’Almaz avait pris du retard, retard accru par des conflits internes entre les militaires sur les instruments de la station. Deuxièmement, Ustinov détestait Chelomey. Après s’être opposé à ses plans à des moments critiques tout au long des années 1960, se rapprocher de Chelomey mettrait Ustinov et son ego en difficulté. Ustinov trouva un juste compromis : fédérer les efforts des bureaux d'études de Chelomey et de Mishin, utiliser le bureau de Mishin pour compléter les unités Almaz de Chelomey pratiquement terminés de l’instrumentation de Soyouz, et le lancer dans l’espace rapidement.

En août 1969, les directeurs d'ingénierie de TsKBEM Raushenbach, Legostayev et Bashkin sont allés voir l'adjoint de Mishin, Chertok, avec un plan pour développer une station spatiale qui devancerait l’Almaz de Chelomey en moins d’un an. Il suffisait de prendre une cellule spatiale Almaz, d’installer des systèmes Soyouz, d’ajouter un nouveau tunnel d'amarrage équipé d’un SAS permettant d’atteindre l'intérieur, et la nouvelle station spatiale serait achevée. Elle ne pèserait que 18 tonnes, pourrait être lancé par un Proton UR-500K et serait prête dans un an. Un nouveau système de survie et de contrôle thermique serait nécessaire, mais Oleg Suguchev et Ilya Lavrov ont confirmé que cela ne poserait pas de problème - ils pourraient développer un nouveau système en un an, en utilisant des pompes et des composants existants sur Soyouz. Chertok a vérifié avec Isayev si le moteur Soyouz pouvait être adapté pour gérer un vaisseau spatial de trois fois la masse, mais là encore, ce ne semblait pas posé de problème. Des discussions préliminaires avec des alliés potentiels au sein du bureau d'études de Chelomey ont commencé et certains soutiens ont été trouvé.

Développement de la station orbitale Almaz

Les locaux du TsKBEM à Kaliningrad

La « station en orbite de longue durée » DOS serait donc le résultat de cette « conspiration » - une alliance d'ingénieurs du TsKBEM de Mishin et du TsKBM de Chelomey. Les « conspirateurs » avaient fait connaissance lors des travaux communs effectués sur le projet circumlunaire habité L1. Ils ont réussi à faire valider le projet aux deux concepteurs en chef et ont présenté le concept à Ustinov au Comité central de l'URSS pour les questions militaires.

Almaz a été converti en configuration DOS par :

L’ajout d'une section de sortie (PKhO) avec un système d'amarrage passif Soyouz et un sas à l'avant de la station ;

L’ajout d'une section moteur (AO) adaptée de celle de Soyouz à l'arrière de la station ;

Le montage de panneaux solaires Soyouz (SB) sur les PKhO et AO.

Les négociations avec Chelomey ont été compliquées, Mishin refusant de lui parler, et il était opposé au concept. Il voulait poursuivre son projet de Station de base spatiale Multi rôle (MKBS). Afanasyev et son adjoint étaient également opposés, et Tyulin ne soutenait pas l'idée non plus. Aucun d'eux ne voulait prendre le risque. La seule chance était d'arriver à Ustinov par le biais du parti communiste. L'occasion se présenta en octobre 1969 à Baykonur lors des vols Soyouz 6/7/8. Feoktistov avait préparé une argumentation qu'il a présenté rapidement à Ustinov. Mais Feoktistov devait aller plus loin et convaincre Ustinov de rencontrer plus de conspirateurs. Feoktistov était confronter à deux difficultés : Mishin avait interdit toute réunion du personnel de TsKBEM avec le secrétaire du Parti communiste sans être présent et Feoktistov n’était pas membre du Parti. Dans l'euphorie du retour des équipages de Soyouz 6/7/8, Feoktistov a ignoré ces contraintes et s’est rendu a une réunion du Parti en présence de Keldysh, Afanasyev, Tyulin, Serbin et des représentants du parti du ministère de la Défense : Strogonov, Kravtsev et Popov.

Keldysh s'inquiétait principalement de la façon dont l’avancement du N1 serait affecté par le nouveau projet, mais il a été rassuré d’apprendre que le N1 disposait d'une main-d'œuvre dédiée. Les ingénieurs et travailleurs en charge de l'atterrisseur lunaire L3 travailleraient sur DOS, le projet de l’atterrisseur étant à l’arrêt. Il a finalement été décidé d’accélérer le DOS dès janvier, pour laisser le temps de préparer un décret à faire ratifier par le Comité central du Parti communiste et les ministres soviétiques, et de faire approuver par le VPK le plan de travail. Les travaux ont commencé sur le projet en décembre 1969 pilotés par l'Académie des sciences.

A l’issu de la réunion, convaincus du soutien d'Ustinov, les « conspirateurs » disposaient d’un an pour réaliser la station spatiale. Les ingénieurs ont commencé le travail sur le DOS, abandonnant le vaisseau spatial lunaire L3 devenu sans espoir.

Bushuyev craignait que ce projet ne scelle l’avenir du N1. Il était indispensable d’officialiser au plus vite ce nouveau projet. Les développements les plus importants à réaliser concernaient le collier d'amarrage et l'unité de trappe. Semenov, responsable du L1, était le chef de projet évident. Même si le L1 n’avait que deux vols à son actif, il avait démontré sur ce projet sa capacité à maintenir de bonnes communications et relations avec l’OKB-52 et Chelomey.

Le « complot » a été révélé au grand jour le 6 décembre 1969. Afanasyev a rencontré les concepteurs en chef - Pilyugin, Ryazanskiy, V Kuznetsov et l'adjoint de Chelomey, Eydis. Mishin était en vacances et Chelomey, hospitalisé, avait envoyé son adjoint. Afanasyev a commencé par exiger qu'un vol Almaz ait lieu dans moins de deux ans, avant la fin du huitième plan quinquennal. Il a demandé à Eydis d'installer un système d'amarrage passif Igla pour permettre l'amarrage avec la station du Soyouz 7K-OK existant par opposition au 7K-S prévu. Si le bureau de Chelomey ne pouvait pas répondre à cette exigence, le projet DOS des « conspirateurs » pourrait être autorisé à sa place.

Une discussion approfondie sur l'évolution future du programme spatial habité soviétique s'ensuivit. Eydis a plaidé pour que le programme Almaz se poursuive. Si un résultat rapide était souhaité, l'achèvement d'une station Almaz simplifiée pourrait commencer le 1er janvier. Il a noté que des travaux sur Almaz étaient en cours depuis 1965, tous basés sur les exigences du ministère de la Défense. TsUKOS et l'état-major voulaient mener des recherches sur les systèmes de reconnaissance - infrarouge, large spectre, haute résolution et transmission télévisée. Leurs objectifs allaient bien au-delà du lancement d'une simple station spatiale.

Tout au long de ces discussions, Afanasyev n'a félicité ou critiqué aucun des orateurs. De toute évidence, il devait discuter formellement de la question avec Ustinov avant qu'une décision puisse être prise. La réunion décisive eut lieu le 26 décembre 1969.

Maquette d'un vaisseau spatial Soyouz sur le point de s'amarrer à la première station spatiale DOS