an abstract photo of a curved building with a blue sky in the background

Sur la ligne d'arrivée

L'atterrissage se ferait six minutes après le début de la descente motorisée. A la stupéfaction des personnes présentes, les transmissions ont cessé brusquement quatre minutes après la désorbitation. Une analyse ultérieure a montré que l'engin spatial avait heurté de manière inattendue le flanc d'une montagne à une vitesse de 480 kilomètres heure. L'agence de presse soviétique TASS a annoncé que le programme de recherche de Luna 15 était terminé et que le vaisseau spatial avait « atteint » la Lune. Même si Luna 15 avait réussi à atterrir, et à recueillir un échantillon de sol, sa capsule de retour aurait atterri sur le territoire soviétique deux heures et quatre minutes après le retour triomphale d'Apollo 11. La course s’était en réalité terminé avant qu’elle ne commence.

Les Américains venaient de réaliser l'un des voyages d'exploration les plus spectaculaires de l'histoire de l'humanité. A l’extérieur, les officiels soviétiques ont félicité leurs concurrents pour cet incroyable exploit, mais à l’intérieur du pays, les communications sont restées très parcellaires. Mozzhorin, le directeur du TsNIIMash a joué un rôle important dans cette désinformation. Un journaliste a écrit des années plus tard, sur un ton acerbe :

La tâche du groupe de Mozzhorin consistait à désinformer le public et à dissimuler au peuple les maladresses et la réalité de nos affaires dans l'espace. Mais la tromperie est devenue évidente lorsque, le 21 juillet 1969 ... Neil Armstrong est devenu le premier humain à poser le pied à la surface de la Lune et y a planté le drapeau américain. Notre propagande trompeuse, supervisé alors par M. A. Suslov (aujourd'hui l'un des boulevards de Moscou porte son nom) a été contraint de montrer cet événement historique sur nos écrans de télévision lors d'un match de volleyball entre deux équipes locales.[8]

Les informations diffusées n’étaient accompagnées d’aucune image télévisée. La retransmission du débarquement était évidemment limitée à un groupe restreint au sein de l'Union soviétique, y compris les concepteurs en chef. La fin de la course à la Lune renforçait la communication soviétique de ces derniers mois. L’objectif soviétique avait toujours été double : explorer la Lune par des moyens automatisés et établir des stations spatiales orbitales pilotées en orbite terrestre. Ces objectifs étaient anciens, et jamais l’Union Soviétique n’avait prévu d’envoyer d’hommes sur la Lune. L'académicien Blagonravov a affirmé à la radio de Moscou le 21 juillet que le seul avantage d'envoyer des cosmonautes sur la Lune était de permettre de choisir plus librement les roches lunaires. Publiquement, les porte-parole soviétiques se sont concentrés sur les stations orbitales terrestres. L'académicien Sedov, lors d'une visite au Japon à la fin d'août 1969, a affirmé qu'un nouveau type de « vaisseau spatial » serait utilisé pour mettre une grande station spatiale en orbite terrestre. Il a ajouté : « il n'est pas nécessaire d'envoyer des humains sur la Lune car des sondes lunaires automatisées pourraient ramener des roches sur terre ».


[1] Seul Venera-7, qui a décollé le 17 août 1970 et a atteint la planète le 15 décembre 1970, va finalement effectuer un atterrissage sur la surface de Vénus. La température à la surface même était de 470°C [878°F] et la pression était de presque 100 atmosphères

[2] NASA Science and Technology Division. Astronautics and Aeronautics. 1969. Chronology of Science. Technology and Policy (Washington. DC: NASA SP-4014. 1970). p. 170, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

[3] U. S. Central Intelligence Agency. "National Intelligence Estimate 11 - 1-69: The Soviet Space Program." Washington. DC. June 19. 1969. p. 20. as declassified in 1997 by the CIA Historical Review Program

[4] Valeriy Menshikov, “The Toilers of the Cosmodrome” p. 40, cité par Asif A. SIDDIQI dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

[5] Ibid.

[6] Nikolay Kamanin, “I Feel Sorry for Our Guys” no. 13, cité par Asif A. SIDDIQI dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

[7] Kenneth W. Gatland, Robot Explorers, Editions Littlehampton Book Services Ltd, 1972, p. 145

[8] German Nazarov, “You Cannot Paper Space with Rubles: How to Save Billions”, Molodaya gvardiya no. 4 (April 1990): 192- 207, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

En mars et en mai 1969, la NASA se rapprochait un peu plus de la surface de la lune en réussissant parfaitement les deux missions Apollo 9 et 10. Avec Apollo 9, les Américains avaient testé le module lunaire lors d’opérations complexes de rendez-vous et d'amarrage en orbite terrestre. Ils ont répété ces manœuvres en orbite lunaire avec Apollo 10. Côté soviétique, il aurait été impossible de réaliser de telles missions. Malgré le pessimisme ambiant, un groupe de plus en plus restreint de cosmonautes continuait à s’entrainer sur les sites du Centre d’entrainement Yu. A. Gagarine et à l'Institut de recherche en vol M. M. Gromov, à proximité de Moscou. En mars 1969, le cosmonaute vétéran Bykovskiy a été nommé chef du département lunaire des détachements de cosmonautes pour préparer les missions d'atterrissage. Le groupe de huit cosmonautes comprenaient trois officiers de l'armée de l'air s'entraînant pour l’alunissage, Valeriy F. Bykovskiy, Yevgeniy V Khrunov et Aleksey A. Leonov, et cinq autres s'entraînant à rester en orbite lunaire pendant les opérations, Oleg G. Makarov, Viktor L. Patsayev, Nikolay N. Rukavishnikov, Anatoliy F. Voronov et Aleksey S. Yeliseyev. Les cosmonautes restaient optimistes dans leur déclaration, alors qu’ils devaient savoir qu’aucun d’entre eux ne marcherait sur la lune en 1969 ou 1970.

Préparation de la sonde Venera-5

Les 5 et 10 janvier 1969, les soviétiques avaient lancé deux sondes à destination de Vénus, Venera-5 et Venera-6. Ces stations se sont rapprochées de Vénus les 16 et 17 mai 1969, mais comme leur prédécesseur Venera-4, elles n’ont pas pu s’approcher de la surface de Vénus[1]. Le 16 mai 1969, Keldysh lors d’une conférence de presse sur l’atterrissage semi-réussi de Vénéra 5, a révélé officiellement la nouvelle ligne du Parti axée sur les vols robotisés. Interrogé sur les plans lunaires soviétiques, il a révélé « que la Russie n’avait jamais été dans la course à la lune et qu’elle n'utiliserait que des sondes robotiques, qu'elle ne risquerait pas la vie d'hommes dans une telle entreprise ». Dans le même temps, Babakin travaillait intensivement pour terminer le premier vaisseau spatial robotisé lunaire Ye-8-5, qui devait collecter des pierres lunaires et revenir sur Terre avant le lancement d’Apollo 11. Pour les dirigeants soviétiques, ils devaient se préparer à une défaite amère. Toutes les communications officielles ont commencé à mettre l’accent sur deux axes majeurs : l'exploration lunaire automatisée et les stations spatiales permanentes en orbite terrestre. Le 19 mai 1969, les premières pages de tous les journaux soviétiques ont salué, au travers de la réussite de Venera 5 et 6, le travail du Comité central, du Soviet suprême et du Conseil des ministres aux scientifiques, des concepteurs, des ingénieurs, des techniciens, des ouvriers et de tous les personnels et organisations, grâce à laquelle « notre mère patrie soviétique avait remporté une autre victoire exceptionnelle dans l'exploration spatiale ». La Pravda du 19 mai mentionnait : « Nous dédions cette réalisation de la science et de la technologie soviétiques au 100e anniversaire de la naissance de l'organisateur du Parti communiste, Vladimir Ilitch Lénine ».

En avril 1969, le secrétaire général du Parti communiste Brejnev a invité Vasiliy P. Mishin à lui faire un rapport sur les travaux du programme spatial piloté soviétique au cours de son mandat de trois ans et demi en tant que concepteur en chef de la principale entreprise spatiale soviétique. Mishin a expliqué de manière approfondie les difficultés rencontrées. Il a insisté sur les défaillan-

ces des sous-traitants, le manque de spécialisation et la qualité médiocre des pièces fournies. La limitation des vols circumlunaire L1 à de simples vols automatisés a été évoqué lors de cette réunion, mettant ainsi fin sans équivoque aux espoirs des cosmonautes de voler autour de la lune dans un avenir proche. Concernant le programme N1-L3, Mishin a précisé qu'un atterrissage piloté serait précédé d'une mission robotique complète comprenant l'atterrissage et le décollage de la Lune. Mishin a réclamé une nouvelle fois plus de moyens à Brejnev.

Les Américains étaient persuadés que les Russes réaliseraient quelque chose de spectaculaire avant la première mission d'atterrissage d'Apollo 11. La NASA se demandait ce que pourrait faire les Soviétiques pour empêcher le triomphe américain. Depuis deux ans, ils n’avaient réalisé aucune grande mission et rien n’indiquait qu’ils étaient capables de tenter un atterrissage lunaire. Wernher von Braun a affirmé début juin qu'il était encore possible pour l'URSS d'atteindre la Lune avant les États-Unis si la mission Apollo 11 était retardée. Il croyait fermement que les Soviétiques entreprendraient un vol lunaire piloté dans cette dernière partie de 1969 en « utilisant un propulseur géant »[2]. La CIA n’avait pas la même opinion. Dans un rapport top secret publié un mois avant le lancement d’Apollo 11, elle avait mentionné : « nous estimons qu'un atterrissage lunaire habité [soviétique] ne se produira pas avant 1972, bien que la fin de 1971 ne puisse être exclue »[3]. Von Braun a également évoqué un scénario plus crédible : « dans les quelques semaines restantes précédant le lancement d'Apollo 11, un vaisseau spatial robotisé ramasserait du sol lunaire et le ramènerait sur terre. ».

Les ingénieurs du concepteur en chef Babakin avaient effectué un travail remarquable en produisant au moins cinq modèles du vaisseau spatial Ye-8-5 d'ici l'été 1969 en un temps suffisant pour battre Apollo 11. Ces sondes lunaires n’avaient pas été testées au sol et les mauvaises performances du lanceur UR-500K Proton n’étaient pas encourageantes. Fin avril 69, quatre lancements consécutifs de la fusée avaient échoué à déposer leurs charges utiles en orbite terrestre, sept avaient été de graves échecs. Les concepteurs Chelomey, Glushko et Konopatov avaient promis au président de la Commission d'État Tyulin que le prochain lancement serait une réussite pour lancer le rover lunaire Ye-8-5 sur la lune.

Le véhicule lunaire de Babakin avait deux chances de voler vers la Lune, dans les fenêtres de lancement lunaire de juin et juillet. En même temps. Mishin était quasiment prêt à apporter le deuxième modèle de vol de la fusée N1 sur la rampe de lancement. Si la tentative réussissait, la fusée enverrait le vaisseau spatial 7K-L1S vers un vol orbital lunaire entièrement automatisé, suivi du retour du navire sur Terre. Le sprint final avec la NASA était lancé.

Le vaisseau spatial Ye-8-5 n°402 a été lancé de Tyura-Tam le 14 juin 1969 pour redorer le blason du programme spatial soviétique. L’objectif était de ramener un échantillon de sol lunaire sur le territoire soviétique dans les onze jours. Malheureusement, une nouvelle fois, le lancement fut un échec. Après la combustion du troisième étage, le quatrième étage du Bloc D qui devait tirer pour insérer la charge utile en orbite terrestre, ne s’est pas allumé. La charge utile n’a pas atteint l’orbite et s’est écrasé dans l’océan Pacifique. Les chances diminuaient de jour en jour. Babakin disposait encore de quatre vaisseaux et pourrait faire une nouvelle tentative dans la deuxième semaine de juillet 1969. Après cinq échecs de lancement consécutifs du Proton, les ingénieurs étaient extrêmement pessimistes.

Tous les espoirs se portaient donc vers la N1. Les 29 et 30 mai, la direction technique et la Commission d'État se sont réunies sur le pas de tir pour « clore » officiellement tous les incidents concernant le lancement du N1 n°3L et prendre la décision de lancer le N1 n°5L pour un vol circumlunaire. Mishin avait fixé la date de la deuxième tentative entre le 13 et 15 juin. Le transfert vers le pas de tirs a commencé le 30 mai. Malgré l’agitation sur le site, le lancement a été reporté au 3 juillet, soit 3 semaines avant Apollo 11. L’activité qui régnait à Tyura-Tam était étourdissante. Ministres, sous-ministres, concepteurs en chef, officiers supérieurs de l'armée et cosmonautes s’étaient tous envolés pour le lancement. Valeriy A. Menshikov, alors jeune lieutenant dans les Forces de missiles stratégiques, qui était officier de service sur le site 112 près du N1, a décrit plus tard cette nuit fatidique :

Il y avait des centaines de véhicules sur les routes avec des soldats, des officiers et des civils. Ils portaient les équipements de combat, des documents et divers matériels. La poussière et la chaleur, le rugissement des moteurs d'automobiles, le chaos humain, les embouteillages, les cris rauques du personnel de contrôle de la circulation rappelaient des images de films des premiers mois de la guerre [Seconde mondiale]. La seule chose qui manquait était les bombardiers en piqué allemands.[4]

A la tombée de la nuit, Menshikov a ordonné au groupe du site de lancement de se rassembler, puis les a emmenés loin de la fusée vers un bunker près de la plate-forme N1 sur le site 11 OP pour attendre le lancement. Comme la plupart des observateurs, les cosmonautes Leonov, Makarov et Rukavishnikov ont été témoins du lancement à une distance de six à sept kilomètres.

La fusée N1 n° 5L sur la rampe « droite » (n° 38) et une maquette grandeur nature, connue sous le nom de 1M1, sur la rampe « gauche » (n° 37 en arrière-plan) du site 110 en juin 1969.

Les opérations préalables au lancement ont commencé à 6 heures, heure de Moscou, le matin du 3 juillet, et se sont poursuivies toute la journée. A 15 h 40, le personnel avait commencé à ravitailler les trois premiers étages, une procédure qui a été achevée en une heure et cinquante minutes. Le ravitaillement en carburant du bloc de charge utile L3S a commencé en début de soirée vers 19 heures. Il n'y a manifestement pas eu d'anomalies graves pendant le compte à rebours qui a suivi alors que le chronomètre s'est rapproché de minuit. Le N1 s'est enflammé à exactement 23 heures 18 minutes 32 secondes, heure de Moscou le 3 juillet (c’était le 4 juillet à Tyura-Tam). Menshikov se souvient :

Nous cherchions tous dans la direction du lancement où la fusée en forme de pyramide de cent mètres était prête à être lancée dans l'espace. L'allumage, l'éclair de flamme des moteurs et la fusée montèrent lentement dans une colonne de flammes. Et soudain, il y eu une boule de feu brillante. Aucun de nous n'a rien compris au début. La steppe a commencé à se balancer et l'air a commencé à trembler. Tous les soldats et officiers se sont figés… l'épaisse vague de l'explosion passa au-dessus de nous, balaya et nivela tout. Derrière, il y avait du métal chaud qui pleuvait d'en haut. Des morceaux de fusée ont été projetés à dix kilomètres de là, et de grandes fenêtres ont été brisées dans des structures à 40 kilomètres à la ronde. Un morceau sphérique de 400 kilogrammes s'est posé sur le toit de l'aile d'installation et d'essai, à sept kilomètres de la rampe de lancement. [5]

Le lancement du N1 n°5L s’était déroulé exactement à l’heure prévue. Alors que les moteurs du bloc A se préparaient à fonctionner 0,25 seconde avant le décollage de la rampe de lancement, le moteur périphérique n° 8 a explosé. Les moteurs restants ont fonctionné pendant un certain temps et la fusée a décollé.

Elle a réussi à s’élever verticalement sur 200 mètres, puis les moteurs ont commencé à se fermer. En 12 secondes, tous les moteurs s'étaient arrêtés à l'exception d'un seul. Le seul moteur en fonctionnement a commencé à faire tourner la fusée sur elle-même. Quinze secondes après le début du vol, les moteurs à propergol solide du système de récupération d'urgence se sont déclenchés, les segments de carénage se sont ouverts et le module de descente du L1, qui s'était détaché du lanceur, s'est envolé dans l'obscurité. Vingt-trois secondes après le début du vol, la fusée est tombée à plat sur le site de lancement. Une série d'explosions violentes s'en est suivie.

Dans un incendie énorme, 2500 tonnes de kérosène et d'oxygène liquide ont brûlé, illuminant la steppe sous le ciel nocturne sur des dizaines de kilomètres. Les habitants de la ville de Leninsk, à 35 kilomètres du site de lancement, ont observé une lueur brillante, s’inquiétant pour leur famille et amis présents sur le site de lancement. Les ondes de choc ont fait sauter les fenêtres non seulement des bâtiments proches du site de lancement, mais aussi des zones résidentielles du site n° 113 et même du site n° 2 à 6 kilomètres du site de lancement.

Selon certaines estimations, la force de l'explosion correspondait à une charge de près de 250 tonnes de TNT, c’était l'explosion la plus puissante de l'histoire des fusées. Le booster avait décollé à une hauteur de 200 mètres avant de tomber et d'exploser sur la rampe de lancement elle-même, environ vingt-trois secondes après le lancement. Le système de secours a tiré à T + 14 secondes, pour éjecter la charge utile à deux kilomètres de la plate-forme, la sauvant ainsi de la destruction. Malgré le choc de l’explosion, il n’y eu aucune victime.

A 8 heures le matin du 4 juillet, le ministre général de la construction de machines, Afanasyev, a convoqué une réunion de la Commission d'État et entamé le long processus pour déterminer les raisons de la catastrophe en regardant les films du lancement et en analysant la télémétrie. Afanasyev a également téléphoné à Brejnev et à Kosyguin, particulièrement mécontent des résultats. Selon le concepteur en chef Barmin, la rampe de lancement droite du site 110P a été complètement détruite : l’explosion a également déplacé la tour de service de 145 mètres de haut de ses rails et détruit tous les équipements spéciaux au sol. Les deux étages et demi supérieurs de la structure de support de la plate-forme souterraine de cinq étages s'étaient effondrés. La plate-forme de lancement gauche du site 110L était restée indemne. Un deuxième N1 avait en fait été monté sur la plate-forme lors du lancement manqué, vraisemblablement pour répéter les lancements doubles prévus pour plus tard dans le programme lunaire. La Commission a poursuivi pendant de longs mois les recherches sur les causes de la catastrophe. Mais les causes tant matérielles que morales étaient difficilement réparables. Kamanin a écrit dans son journal le lendemain de l'accident :

Hier, la deuxième tentative de lancement de la fusée N1 a eu lieu. J'étais convaincu que la fusée ne volerait pas, mais quelque part au fond de moi-même, il subsistait un espoir. Nous avions désespérément besoin d’un succès, parce que les Américains avaient l'intention dans quelques jours de débarquer des hommes sur la Lune, et parce que l'astronaute américain Frank Borman était notre invité. Mais tous ces espoirs ont été dissipés par la puissante explosion de la fusée en direct quelques secondes après le lancement… La première fois, la fusée a volé 23 kilomètres et n'a pas causé de dommages à la plate-forme de lancement et au site de lancement. Cette fois, elle est tombée à deux kilomètres [sic] de la plate-forme et a causé d'énormes dégâts sur le site de lancement.[6]

Visite de Franck Borman en URSS en juillet 1969, ici avec Pavel Popovich

L'ambassadeur soviétique aux États-Unis Anatoliy Dobrynin avait invité le colonel astronaute d'Apollo 8, Frank Borman pour une visite de neuf jours en URSS. Bien que Borman et sa famille ne soient pas considérés comme des invités officiels du gouvernement soviétique, c'était la première visite d'un astronaute américain dans le pays. Dans la nuit du 4 juillet 1969, Borman était présent à la réception de l'ambassade des États-Unis pour célébrer le jour de l'indépendance. Le moment ne pouvait pas être pire pour les Soviétiques, présent à la réception, tristes et moroses, moins de vingt-quatre heures après la catastrophe de Tyura-Tam. Interrogé sur la possibilité d'un vol lunaire soviétique programmé avant Apollo 11, Beregovoy, Feoktistov et Titov ont refusé de confirmer ou de nier les rumeurs. Le lendemain, Borman a visité le centre de formation des cosmonautes en compagnie du nouveau commandant en chef de l'armée de l'air soviétique, le maréchal Pavel S. Kutakhov et le colonel général Nikolay P. Kamanin. Il a présenté un diaporama de son récent vol vers la Lune…

Il ne restait plus qu’un seul espoir aux Soviétiques, le vol du vaisseau spatial devant ramener des échantillons Ye-8-5. La réussite de la mission justifierait les récentes déclarations sur la priorité du vol robotisé.

Décollage de la fusée N1 n°5L le 4 juillet 1969

Mais, les yeux et les oreilles du monde étaient rivés sur les trois hommes américains partis le 16 juillet vers la lune, à peine trois jours après le lancement de Luna 15. Aux yeux du monde, les trois hommes d’Apollo 11, Neil A. Armstrong. Michael Collins et Edwin E. Aldrin. Jr, ne représentaient plus la NASA ou l’Amérique, mais le monde entier. La course à la lune, inaugurée douze ans plus tôt par Spoutnik soviétique arrivait à son terme.

La responsabilité de diriger la mission Luna 15 incombait au premier vice-ministre de la construction générale des machines, Georgiy A. Tyulin, le général d'artillerie à la retraite, âgé de 54 ans, dont la carrière dans l'industrie des missiles et de l'espace avait commencé il y a plus de vingt-cinq ans. Tyulin, en tant que président de la Commission d'État de Luna 15 a commencé à rencontrer des problèmes avec le vaisseau spatial dès le deuxième jour de vol. Les contrôleurs ont détecté des températures anormalement élevées dans les réservoirs de propulseur du moteur, qui seraient utilisés pour le décollage de la surface lunaire après la collecte des échantillons lunaires. Luna 15 a tiré son moteur principal pour entrer en orbite lunaire à 13 heures, heure de Moscou, le 17 juillet.

Mieux encore, la réussite de cette mission, couplée à un éventuel échec d’Apollo 11 ferait oublier tous les échecs, explosions et retards de ces dernières années. Les ingénieurs du concepteur en chef Babakin ont préparé le vaisseau spatial, véhicule Ye-8-5 n°401 pour le lancement en même temps que les ouvriers fouillaient les décombres du N1 à Tyura-Tam. Jusqu’au derniers moments, il y eut des problèmes avec la masse du vaisseau qui était trop lourde de 1.3 kilogrammes. Après une longue introspection, Babakin a ordonné la suppression de l'un des deux émetteurs radio de 1,28 kilogramme, laissant le principal sans sauvegarde. C'était une décision courageuse, soulignant les risques inhérents à la mission en général. Le lancement en lui-même a été parfait. Après cinq échecs consécutifs du lanceur Proton, la fusée a décollé à l'heure à 05 heures 54 minutes 41 secondes, heure de Moscou, le 13 juillet 1969 ; la précieuse charge utile a été déposée sur une trajectoire parfaite en direction de la Lune. La presse soviétique, annonçant la mission comme Luna 15, a simplement déclaré que le vaisseau spatial étudierait l'espace circumlunaire, le champ gravitationnel de la Lune et la composition chimique des roches lunaires et effectuerait des photographies de surface.

Lancement de Luna 15 le 13 juillet 1969

Les ingénieurs ont planifié deux corrections orbitales majeures avant d'atterrir sur la Lune. Deux manœuvres soigneusement préparées ont été effectuées à 16 h 08 le 19 juillet et à 17 h 16 le 20 juillet, cette dernière mettant le vaisseau spatial sur l'orbite prévue.

La presse occidentale a suivi de près la mission de Luna 15. Kenneth Gatland, journaliste britannique spécialisé qui suivait le vol Apollo 11 pour la télévision britannique, a rappelé :

Alors que le programme Apollo 11 était prioritaire sur les ondes, nous nous sommes assis devant les caméras pour discuter de la façon dont Neil Armstrong et Edwin Aldrin allaient atterrir, pendant que le robot russe manœuvrait en orbite. Certains scientifiques prétendaient que la Russie pourrait se préparer à poser sur la Lune un engin lunaire capable de sauver les Américains si, par accident, ils étaient bloqués sur la Lune ! [7]

Côté NASA, les membres d'équipage d'Apollo 11 ont été tenus au courant des progrès de Luna 15, de peur que dans une situation totalement improbable, l’orbite de Luna 15 interfère avec celle d'Apollo 11. L'astronaute Borman a rassuré tout le monde en transmettant des informations orbitales détaillées sur Luna 15 depuis l'Académie des Sciences à la Maison Blanche.

Un peu plus de six heures après la deuxième et dernière correction orbitale de Luna 15, le module lunaire Apollo 11 a commencé son voyage vers la surface lunaire. Les deux astronautes, Armstrong et Aldrin, se sont posés en toute sécurité sur la surface lunaire à 20 heure 17 GMT le 20 juillet. A Moscou, il était 23 heures 17. Luna 15 était toujours en orbite, Tyulin avait retardé l'atterrissage de dix-huit heures en attendant des données sur la surface d’atterrissage. Pendant ce temps, Neil A. Armstrong était sorti du module lunaire et avait posé le pied à la surface de la Lune.

Les ingénieurs soviétiques ont regardé cet événement en direct au TsNIIMash. Chertok a rappelé : « Après l'heureuse conclusion de l'expédition lunaire américaine, Tyulin a proposé de s'arrêter au bureau du directeur. Là, autour d'un verre de cognac, il a dit : « Tout est la faute de Chertok. En 1945, il a proposé un plan pour arracher von Braun aux Américains et n'a pas réussi à le faire ». Chertok a répondu amèrement : « Et c'est une très bonne chose que Vasya Kharchev et moi ayons échoué dans cette entreprise. Von Braun serait venu pendant un certain temps dans notre pays, installé inutilement sur une île, puis il aurait été envoyé en RDA, où, en tant qu'ancien nazi, il n'aurait été autorisé à travailler nulle part. Et ainsi, avec l'aide des Américains, il a réalisé non seulement son propre rêve, mais aussi celui de toute l'humanité ».

Pendant que le monde était fasciné par les images des Américains marchant sur la lune, Luna 15 est devenue une note en bas de page de l’histoire. La Commission d'État de Tyulin a finalement ordonné au robot d'allumer son moteur de descente, le 21 juillet, un peu plus de deux heures avant le décollage prévu d'Armstrong et d'Aldrin depuis la Lune. C'était la cinquante-deuxième orbite du vaisseau spatial autour de la Lune. Les contrôleurs ont suivi les signaux de la Luna 15 alors qu'il descendait rapidement vers la surface lunaire.

Le 20 juillet 1969, la course est finie : jeu, set et match