Le premier vol du N1
Début 1969, un climat de doutes pesait sur le programme lunaire, et pourtant, cette année 1969 allait être l’année la plus chargée en termes d’essais et de lancements spatiaux liés au programme lunaire. Le 8 janvier 1969, le décret 19-10 du Comité central du Parti communiste et du Conseil des ministres soviétiques « Sur les travaux de recherche de la Lune, de Vénus et de Mars par des stations automatisées sur les engins spatiaux lunaires et interplanétaires » a été publié.
Le décret énonçait les plans de lancements lunaires et planétaires soviétiques pour répondre au programme américain Apollo en 1969. Il y aurait des lancements du Ye-8-5 en avril, mai, juin, août et septembre avec retour sur terre. Les lancements du rover lunaire Ye-8 seraient effectués en février, octobre et novembre. Deux lancements de Venera-69 vers Vénus seraient effectués en janvier. Les lancements vers Mars auraient lieu en mars et avril. Ces dates répondaient aux plans américains d’Apollo 9 prévu pour le 28 février, Apollo 10 en avril, suivis de l'alunissage d'Apollo 11 en juin ou juillet. Kamanin a noté qu'il s'agissait d'un plan extrêmement ambitieux, mais difficilement réalisable vu la fiabilité des boosters, l’insuffisance d’entrainements des vaisseaux spatiaux et des équipages. Les plans spatiaux habités soviétiques pour 1969 n'ont pas été arrêtés, il y aurait peut-être 3 à 4 vols orbitaux terrestres Soyouz et 1 ou 2 survols lunaires habités L1.
Mi-janvier 1969, un certain nombre de cosmonautes du programme L1 étaient présent à Tyura-Tam pour assister au lancement du véhicule 7K-L1, certainement conscients que leurs chances de voler autour de la Lune étaient de plus en plus hypothétiques. Mishin logeait dans la maison de Korolev au centre de lancement. Les autres concepteurs en chef séjournaient à l'hôtel du cosmodrome, tandis que les techniciens et les ouvriers se trouvaient dans les nouveaux appartements de la zone 113. Afanasyev dirigeait le « Petit Soviet », la Commission d'État, qui superviserait le lancement. Le 31 janvier, la commission s'est réunie dans la salle de conférence de l'immense bâtiment d'assemblage du N1 dans la zone 112. La commission a donné son approbation et la première N1 prête à voler a été déployée hors de son bâtiment d'assemblage sur les 4 km de voie jusqu'à la rampe de lancement.
Le vaisseau spatial 7K-L1 n°13 emmené sur son pas de tir
Le véhicule 7K-L1, vaisseau spatial n°13, était un véhicule identique à celui qui aurait dû être lancé en décembre mais dont le vol avait été suspendu après l’échec de Zond 6. L’objectif était de réaliser un vol circumlunaire et de revenir sur terre. Le propulseur Proton a décollé avec succès à 04 heures 14 minutes, 36 secondes heure de Moscou le 20 janvier 1969. Après la séparation du premier étage, le deuxième étage a commencé à tirer, mais à T + 501 secondes, le booster a fléchi. Après plusieurs minutes, les contrôleurs ont signalé au président de la Commission d'État Tyulin au centre de commandement que les services de recherche et de sauvetage avaient détecté le vaisseau spatial L1, sauvé par le système de sauvetage d'urgence, au sud-est d'Irkoutsk, près de la frontière avec la Mongolie. Il a fallu environ quatre heures aux analystes pour produire le rapport d'accident. Les quatre moteurs du deuxième étage s'étaient arrêtés brusquement, vingt-cinq secondes avant le point de coupure prévu. A ce stade, le troisième étage aurait pu facilement se déclencher pour compenser et insérer la charge utile en orbite, mais un ordinateur de diagnostic sur le booster, a interrompu la mission dès qu’il a détecté les pannes du deuxième étage et a déclenché le système de sauvetage d'urgence du vaisseau spatial L1. 100 millions de roubles venaient d’être perdu ainsi qu’une nouvelle chance de voler vers la Lune.
Le manque d'essais au sol intégrés pour le premier étage, et notamment des tests de vibrations avait été la principale raison de l’échec. Le véhicule suivant, le 5L, a été modifié en déplaçant le KORD dans le compartiment inter réservoir. De plus, des ouvertures de ventilation dans le compartiment moteur ont été introduites sous les carénages des conduites de carburant. Les modifications ont été directement apporté à la version 5L, la version 4L a été mise en réserve pour que toute une série de modifications, que les ingénieurs n'avaient pas réussi à mettre en œuvre pour les N1 n°3L et N1 n°5L, puissent être effectué ultérieurement.
[1] Sergei Leskov, “How we didn’t get to the moon”, newspaper "Izvestiya" from August 19, 1989 p. 3, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.


Il s'agissait du quatrième échec de lancement du programme circumlunaire sur seulement neuf tentatives. Le booster UR-500K Proton, conçu et construit par une branche du bureau d'études de Chelomey était un des maillons faibles du projet.
Les ingénieurs ne sont pas restés sur cet échec, et sont passés à un programme plus ambitieux. Le 1er février, le premier rover lunaire Ye-8 de Babakin et la première fusée N1 de Mishin étaient prêts à décoller. Leur lancement était programmé à une journée d’intervalle. Le vaisseau spatial lunaire 7K-L1S spécialement conçu arriverait en orbite lunaire et tenterait de photographier le rover Ye-8 sur la face extérieure. Depuis la date de lancement initiale en mai 1968, des difficultés et des retards frustrants pour les équipes s’étaient accumulés. La rampe de lancement était terminée depuis la fin 1967, mais de nombreux problèmes de liaison entre les systèmes avaient obligé à reporter la date de lancement de plusieurs mois. Le 18 septembre 1968, Afanasyev a présidé une réunion sur le site et a annoncé le premier lancement pour fin novembre 1968 et le second pour février 1969. Malheureusement, lors de travaux, un bulldozer a coupé l'alimentation principale de la rampe de lancement. Les problèmes n’ont pu être résolus qu’en décembre 1968.
Quelques jours avant les missions Soyouz 4/5, le 9 janvier 1969, au milieu de discussions sur la stratégie post-Apollo 8, Afanasyev a convoqué une autre réunion de la Commission d'État du N1. Il était inhabituel pour un ministre de diriger une commission d'État, et sa présence souligne l'importance avec laquelle le chef du programme spatial Ustinov considérait le programme N1. Après avoir entendu un certain nombre de rapports, Afanasyev a fixé la date de lancement du premier N1 au 18 février 1969. La procédure a été interrompue par un rapport alarmant du commandant du cosmodrome de Baykonur, le général Aleksandr A. Kurushin, qui a refusé de valider le lancement de la fusée en raison de nombreuses « lacunes » à la fois dans l'équipement au sol et dans la fusée elle-même. Sous la pression de la plupart des membres de la Commission d'Etat, dont Afanasyev et Mishin, ainsi que des représentants du Comité central du Parti, Kurushin a fait marche arrière et a promis que ces déficiences seraient éliminées avant la date de lancement prévue. L’intervention de Kurushin n'était guère encourageante.
La préparation sur site du premier N1 a duré 28 jours et a impliqué 2.300 personnes de dizaines d'organisations différentes et cinquante wagons-citernes pour le ravitaillement en oxygène liquide de la fusée. Le 3 février, le booster n°3L a lentement été déplacé du bâtiment d'assemblage à la rampe de lancement sur un transporteur à chenilles spécial. Sur le pad de lancement, le propulseur géant a été soulevé et positionné à la verticale, maintenu par un anneau de support de seize mètres avec quarante-huit boulons explosifs à la base du premier étage. La masse du booster et de sa charge utile L3S était de 2.772 kilogrammes. Au moment de son premier lancement, les modèles équipés des moteurs du premier étage de la fusée avaient accumulé plus de 100 000 secondes de fonctionnement d'essai au sol.
La dernière ligne droite de la course à la Lune avait démarré avec le lancement du premier rover lunaire Ye-8. Le 19 février, le propulseur Proton avait décollé avec succès à 9 h 48, heure de Moscou, avec sa charge utile, le véhicule Ye-8 n°201 et son étage Bloc D permettant l’insertion translunaire. Un peu plus de cinquante et une seconde après le lancement, la charge utile s’était écroulée brusquement et le booster avait explosé. Les débris de l'accident, y compris des parties du rover lunaire, étaient retombés à quinze kilomètres du site de lancement. Une enquête ultérieure a révélé que l’origine du problème était liée au nouveau carénage de la charge utile construit spécialement pour le rover. Les vibrations aérodynamiques avaient arraché le capot. Les débris avaient déchiré les étages inférieurs de la fusée, provoquant une explosion du booster à T + 54 secondes. Il s’agissait du deuxième échec du lanceur Proton depuis le début de l’année, mais les officiels n’ont pas eu le temps de tergiverser sur le sujet, leur attention s’étant très vite portée sur le lancement de la fusée N1 tant attendu.
Le 9 février, le maréchal Krylov, commandant des Forces de fusées stratégiques, a dirigé la réunion finale avant le lancement. La salle de conférence était bondée, tout le monde voulait assister à l'événement historique. Le général Kurushin, commandant de Baïkonour, a déclaré qu'il était contre la poursuite du lancement, en raison des nombreux problèmes techniques non résolus, et
qu’il souhaitait être rassuré sur ce point. Il a souligné que Mishin avait apporté un grand nombre de modifications au N1 pour augmenter sa charge utile, ce qui d’après lui, avait eu un impact négatif sur la fiabilité du lanceur. Les changements comprenaient :
Ajout de six moteurs NK-15 à la base,
Réduction de l'inclinaison de l'orbite de stationnement L3 de 65 degrés à 52 degrés et de son altitude de 300 km à 220 km,
Extension des réservoirs d'ergols et refroidissement des ergols - le carburant était maintenant chargé à -15°C à -20°C, et le comburant à -191°C,
Augmentation de la poussée des moteurs de 2%,
Allègement des panneaux du corps du booster.
Mishin a répondu que les versions de test des quatre étapes, à l'exception de la première étape, avaient été testées avec succès sur à Zagorsk, que tous les tests électriques, hydrauliques et structurels avaient été effectués sur la maquette 1M sur la plate-forme. Le lancement devait se poursuivre avec la charge utile circumlunaire 7K-L1S. Barmin a déclaré que son complexe de lancement était prêt pour le tir.


Assemblage du premier étage (Bloc A) du véhicule 3L
La fusée N1 emmenée à son pas de tir


La Commission d'État a clôturé la réunion en validant le déploiement du booster N1-3L sur le pad pour les essais électriques. Le lancement était initialement prévu pour le 20 février, mais il a été reporté à l'après-midi du 21 février en raison des mauvaises conditions météorologiques sur le site de lancement. Boris A. Dorofeyev, l'adjoint de Mishin, a dirigé tous les préparatifs du lancement.
Les opérations de pré lancement se sont déroulées normalement par une claire et froide journée de février, à l’exception du baptême de la fusée. La bouteille de champagne s'est brisée contre le transporteur à chenilles et non sur la coque de la fusée. Rétrospectivement, l’équipe de lancement a mentionné cet évènement comme un signe de mauvais présage. Avec quasiment quatre années de retard, la N1, la fusée la plus puissante au monde, s’est élevé dans le ciel à l’heure précise, 12 heures 18 minutes et 7 secondes, heure de Moscou, le 21 février 1969. Les trente moteurs du premier étage ont développé une poussée d'environ 4590 tonnes, et en moins de treize secondes, le N1 s’est arraché de sa plate-forme avec sa charge utile L3S. Chertok, le concepteur en chef adjoint, a décrit le lancement de ce monstre :
Même si vous avez assisté au lancement de notre Soyouz des dizaines de fois, l’excitation était à son comble. Mais l'image d'un lancement du N1 est incomparable. Toute la zone environnante tremble, il y a une tempête de feu, et personne ne peut rester insensible et calme dans de tels moments. Vous voulez vraiment aider la fusée : "Vas-y. Monte. Décolle »[1].
Après trois à dix secondes d’allumage, le système KORD, contrôlant le fonctionnement des moteurs, a stoppé par erreur deux moteurs du premier étage ; Cela n’était pas gênant, les vingt-huit autres moteurs fonctionnaient normalement, et le système KORD était conçu pour permettre le fonctionnement de l’étage jusqu’à la réalisation de son objectif. Tout semblait se passer normalement jusqu’à T+70 secondes, lorsque le système a coupé la totalité des moteurs du premier étage, bien avant la coupure prévue. Le mastodonte a continué son ascension jusqu’à une altitude de vingt-sept kilomètres, puis s’est mis progressivement sur une trajectoire de descente, s’écrasant au sol à une cinquantaine de kilomètres du site de lancement. Le système de sauvetage d'urgence a été activé après la coupure du moteur et l'appareil de descente de l'engin spatial 7K-L1S a atterri sans incident à environ trente-cinq kilomètres de la zone de la plateforme. Le président de la commission militaro-industrielle, Smirnov, était apparemment satisfait des performances de la fusée et Mishin lui-même a rassuré ses ingénieurs en précisant que « c'était normal pour un premier lancement ». L’enquête préliminaire sur les causes de l’accident, publié le 11 mars 1969, a confirmé la défaillance du système KORD. La reconstitution à partir des instruments de télémétrie et l’examen des débris retrouvés ont montré que le système avait arrêté le moteur n°12 0.37 secondes avant l’allumage de la fusée.
Logiquement, le système a aussi coupé le moteur opposé n°24, alors que les deux fonctionnaient correctement. Ainsi, au moment où la fusée a décollé de la plate-forme, vingt-huit des trente moteurs fonctionnaient ; les moteurs restants compensaient totalement l'absence des deux unités arrêtées et maintenaient le servomoteur parfaitement orienté sur la trajectoire nominale. L’étude a montré qu’un deuxième problème était survenu à T+ 23.3 secondes lorsque de petites particules métalliques se sont logées dans la turbine du générateur de gaz du moteur 2. Cela a entraîné une oscillation haute fréquence croissante, provoquant finalement l’usure de certains composants du moteur et l'arrachement de leurs supports. Une fuite forcée de propergols s'en est suivie, déclenchant un incendie dans le compartiment arrière. Le système KORD a détecté l'incendie, mais a ensuite donné un signal incorrect, coupant tous les moteurs à 68,7 secondes après le début du vol. La défaillance du KORD a été attribuée aux températures beaucoup plus élevées que prévu dans le compartiment moteur du fait de l’incendie.


Décollage de la fusée N1 n°3L le 21 février 1969
