« Comment pouvons-nous sortir de ce gâchis ?! »
Sous le choc de la réussite d’Apollo 8, de hauts responsables spatiaux soviétiques se sont réunis en janvier 1969 pour discuter non seulement d'une réponse adéquate au programme spatial américain, mais aussi pour parler en général de la direction de l'ensemble de leur effort spatial piloté. La première réunion, présidée par le ministre de la Construction générale des machines, Sergueï A. Afanasyev, a eu lieu le 10 janvier à Tyura-Tam, quelques jours avant le lancement de Soyouz 4/5. Parmi les personnes présentes, il y avait tous les membres du Conseil des concepteurs en chef impliqués dans les programmes lunaires, ainsi que les concepteurs en chef adjoints et les chefs de département de nombreux bureaux et instituts de conception. Afanasyev était consterné, sous le choc des réalisation américaine, il a demandé à l'assemblée « Comment pouvons-nous sortir de ce gâchis ?!, comment faire oublier à court terme le succès d'Apollo 8 ? Que faut-il faire du programme circumlunaire L1 maintenant que les Américains ont pris les devants ? Comment le projet d'atterrissage L3 doit-il se dérouler et y a-t-il un moyen pour l'URSS de battre les Américains dans un débarquement lunaire ? Comment le N1 devrait-il être amélioré pour l'avenir du programme spatial soviétique ? »[1].
Sur la première question, le Parti a décidé d’accélérer le projet du Ye-8-5 devant ramener des échantillons lunaires sur Terre. Pour apaiser l’opinion publique, de hauts dirigeants se sont tournés vers les missions automatisés, proposant une aide importante et prioritaire au bureau de Lavochkin pour qu’il réalise sa mission de retour d'échantillons avant un atterrissage d'Apollo. Dans son journal, en date du 20 janvier 1959, Kamanin a déploré se soutien du Comité Central, de la Commission militaro-industrielle envers les missions automatisées au détriment des vols habités. Même si les officiels soviétiques vantaient publiquement la valeur de l’exploration lunaire automatisée, chacun savait en privé que ce n’était qu’un bien médiocre substitut.
S. Afanasyev en compagnie d'ingénieurs
Concernant le projet circumlunaire L1, les avis étaient partagés. Certains comme Babakin, Ryazanskiy et Chertok ont soutenu le passage à des missions pilotées, malgré le succès d’Apollo 8, d’autres comme Kozlov et Kryukov, les adjoints de Mishin, étaient favorables à des lancements automatisés supplémentaires. Yuriy A. Mozzhorin, le puissant directeur du TsNIIMash (anciennement NII-88) a suggéré de donner au programme soviétique une teneur plus scientifique : l'Union soviétique avait déclaré qu'elle avait un programme spatial aussi abouti que celui des États-Unis, elle devait le prouver en montrant qu’elle avait des objectifs bien plus ambitieux qu’une simple concurrence avec son rival. C’était clairement un moyen de sauver le programme circumlunaire L1. Cette stratégie a été reprise par les porte-paroles officiels soviétiques, pendant que l’URSS poursuivait sans grand enthousiasme son projet circumlunaire dans sa variante automatisée. Les plans des missions pilotées ont été reportés indéfiniment à partir de mars 1969, et les autres engins spatiaux 7K-L1 ont été préparés pour une utilisation uniquement en mode robotique.
Quant au programme N1-L3, Chertok a ouvertement déclaré pour la première fois, ce que tout le monde évoquait en privé, que l’Union Soviétique ne pourrait faire atterrir un homme sur la lune avant les Américains. Les concepteurs soutenaient quasiment tous la reconfiguration du programme N1-L3 afin d’utiliser deux lanceurs plutôt qu’un seul pour assembler le complexe lunaire en orbite terrestre. .
Cette évolution était motivée par les mauvaises performances des quatre premiers modèles de vol du N1 qui n’étaient pas capable de soulever les quatre-vingt-quinze tonnes nécessaires à une mission lunaire L3. Deux lancements garantiraient aux concepteurs que tous les éléments du complexe L3 atteindraient l'orbite. Une deuxième option a été évoqué avec l’utilisation de variante du N1 améliorée
Cette deuxième option était intéressante pour les ingénieurs, car elle permettait d’emmener deux cosmonautes sur la lune. Parmi les variantes étudiées à l’époque figuraient le N1 F-Y3 et le N1 F-Y4 avec des troisièmes et quatrièmes étages à hydrogène liquide. L'option la plus suivie semble avoir été l'utilisation des deux N1 F-Y4 pour lancer un énorme complexe lunaire en orbite terrestre, appelé le LS, qui permettrait à quatre ou cinq cosmonautes de passer jusqu'à deux mois à la surface de la Lune. Malgré de nombreuses réunions et quelques règlements de comptes en famille, aucune décision ne fut actée. Chertok lors de son discours a fait remarquer que non seulement, le programme soviétique avait moins de ressources que le programme américain, mais qu’en plus ce budget était dépensé avec beaucoup moins de rationalité.
En janvier 1969, Mishin a rencontré le concepteur en chef Pilyugin de l'Institut de recherche scientifique de l'automatisation et de la construction d'instruments, l'un des anciens associés de Korolev des années 1940 qui avait présidé au développement de la plupart des systèmes de contrôle et de guidage pour les vaisseaux spatiaux soviétiques. Pour la première fois, il y eu une discussion sérieuse d’un vol habité vers Mars pour atténuer le succès d’Apollo. Les deux concepteurs ont discuté d’un programme d’exploration de Mars en trois étapes : en 1973, un véhicule robotique vers Mars pour ramener des échantillons (grâce au N 1), en 1975, un satellite piloté de Mars (sur le NI F-V3) et en 1977 un atterrissage piloté sur Mars à l'aide d'un N1 avec des moteurs de fusée nucléaire.
[1] Interview. De Peter Gorin par Asif Siddiqi, 18 Novembre 1997 cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

