an abstract photo of a curved building with a blue sky in the background

Apollo contre Zond

A la fin de l’automne 1968, la course à la lune allait radicalement changer avec l’accélération des missions Apollo. Les observateurs américains avaient surveillé avec attention les opérations des Russes en 1968. La CIA, dans un rapport top-secret sur le programme spatial soviétique datant du 1er avril 1968, avait affirmé que les Soviétiques pourraient tenter une mission pilotée circumlunaire avant « la dernière moitié de 1968 ». Frank Borman, a rappelé qu'au début du mois d'août, la CIA avait informé la NASA de cette échéance, incitant les officiels de la NASA à établir un calendrier plus ambitieux pour Apollo. Dans l'ordre alphabétique des missions Apollo, la mission "C" (Apollo 7) en orbite terrestre devait être suivie de la mission "D" (Apollo 8), premier vol du module combiné de commande et de service avec le module lunaire, également en orbite terrestre. La mission « E » (Apollo 9) serait alors un test de module lunaire en orbite terrestre haute. Au début d’août 1968, George M. Low, le directeur adjoint du vaisseau spatial habité de la NASA a ordonné à son personnel de travailler à un plan pour éliminer la mission "E" en faveur du vol "C-prime" beaucoup plus ambitieux dans lequel le module de service lancé sur une fusée Saturn V irait directement en orbite lunaire. C'était une décision risquée. Ce ne serait que le troisième lancement du booster Saturn V, et les risques d'une mission orbitale lunaire seraient très importants. Mais sur la base des analyses fournies et des rapports de la CIA, le général Samuel C. Phillips, directeur du programme Apollo à la NASA, a validé ce plan. Comme l'historien de la NASA Roger D. Launius l'a observé avec précision rétrospectivement :

Les avantages de ce plan pourraient être importants, appuyé sur les connaissances techniques et scientifiques acquises ainsi que dans une démonstration publique de ce que les États-Unis pourraient réaliser. Jusque-là, Apollo n’était que des promesses ; maintenant, la livraison est sur le point de commencer[1].

A la mi-août, le Manned Spacecraft Center a reçu l'autorisation de la NASA sur ce nouveau plan : cette décision finale était conditionnée au succès de la mission piloté Apollo en orbite terrestre, prévue pour le 1er octobre 1968. Si Apollo 7 était un succès sans équivoque, la NASA passerait à l'orbite lunaire avec Apollo 8 en décembre. Le 1er octobre 1968, la NASA a lancé Apollo 7 en orbite terrestre avec trois astronautes. Après un vol de onze jours très réussi, l'équipage s'est posé en toute sécurité dans l'océan Pacifique. La décision d’accélération par la NASA a été confortée par la réalisation de Zond 5, qui avait réussi à faire le tour de la Lune et à se poser dans l'océan Indien. Il y avait peu de doute parmi les observateurs indépendants que les Soviétiques visaient la Lune pour un vol circumlunaire piloté, également en décembre 1968. Le 11 novembre, Phillips rédigea un mémorandum final sur le lancement d'Apollo 8 sur l'orbite lunaire, confirmé par l'administrateur de la NASA, Thomas O. Paine.

Spécialistes travaillant sur le scénario de vol L1, parmi eux : V. S. Volodin, A. L. Sudachenko, Yu. V. Sparzhin, S. N. Maksimov, O. I. Babkov et S. A. Savhecnko.

Début novembre, les Soviétiques prévoyaient toujours deux autres missions L1 automatisées, une à la mi-novembre et une au début de décembre, qui seraient suivies d'un lancement piloté en janvier. A l’annonce d'Apollo 8 rendue publique par NASA, les officiels soviétiques ont-ils envisagé de supprimer l'un des vols préparatoires et de programmer le lancement piloté en décembre ? Les Soviétiques avaient un avantage significatif. Pour avoir les meilleures conditions, les officiels de la NASA avaient fixé la fenêtre de lancement d'Apollo 8 au 21 décembre 1968. En raison des différences de trajectoires, la fenêtre de lancement circumlunaire pour un lancement soviétique depuis l'Asie centrale se situait vers le 8-10 décembre. Ainsi, lancer des cosmonautes autour de la Lune en décembre garantirait une première place à un moment où la rivalité entre les deux programmes spatiaux était à son paroxysme. Mais contrairement aux spéculations en Occident, il n'y avait, en fait, aucun plan réel côté soviétique pour un lancement piloté en décembre pour devancer Apollo 8.

Début novembre, les cosmonautes, concepteurs en chef et officiers militaires étaient arrivés à Tyura-Tam pour les préparatifs du lancement du vaisseau spatial 7K-L1 n°12 prévu en novembre. Le lancement s'est déroulé sans incident à 22 h 11 minutes 31 secondes, heure de Moscou, le 10 novembre 1968. Soixante-sept minutes après le lancement, l'étage supérieur du Bloc D a tiré pour propulser l'engin spatial, dénommé Zond 6 par la presse soviétique, vers la Lune. Les contrôleurs ont rapidement découvert lors du voyage vers la lune que les antennes ne s’étaient pas déployées correctement, empêchant de fait le fonctionnement du capteur d'altitude stellaire.

Comme pour de projets lunaires, le Ye-8-5 présentait encore de nombreuses inconnues. Les ingénieurs du bureau d'études du designer en chef Babakin n'avaient même pas construit un modèle complet du vaisseau spatial à la fin de l'année. Quoi qu'il en soit, le Comité central et le Conseil des ministres de l'URSS a publié un nouveau décret, le 8 janvier 1969, intitulé « Recherche de la Lune, de Vénus et de Mars par des stations automatiques ». Le décret appelait à l'évidence à l'accélération de divers programmes automatisés, y compris le robot Ye-8-5. C'était la première réponse claire à Apollo 8, et il a donné une nouvelle orientation à la politique spatiale soviétique. Les déclarations selon lesquels les Russes n’avaient jamais envisagé de marcher sur la Lune, montre que la défaite était actée fin 1968.


[1] Roger Launius . “NASA: A History of the U.S. Civil Space Program” (Malabar. FL: Krieger Publishing Co. 1994), pp. 89- 90.

[2] Nikolay Kamanin, “I Feel Sorry for Our Guys” no. 12, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

[3] Nikolay Kamanin, “From the Earth to the Moon and Back” 7-8. See also Abe Dane. “The Moon Mission That Wasn't” Popular Mechanics (March 1990): 38-39, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

[4] "Soviet Space Aide Denies Moon Race" Washington Post. December 29, 1968, p. 44.

[5] Nikolay Kamanin, “I Feel Sorry for Our Guys”, Vozdushniy transport 13 (1993): 8-9, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

Malgré le problème, les contrôleurs au sol ont réussi à ordonner au véhicule d'effectuer sa première correction à mi-course à une distance de 246 000 kilomètres de la Terre, le 12 novembre au matin, à l'aide d'un capteur de secours. Zond 6 a volé autour de la Lune deux jours plus tard, s’en approchant à une distance de 2 420 kilomètres. Une caméra embarquée sur le vaisseau spatial a réalisé des photographies en noir et blanc à haute résolution de la Lune.

L'engin s'est écrasé au Kazakhstan, à seulement seize kilomètres de la rampe de lancement Proton au cosmodrome de Baykonur, où Zond 6 avait décollé à peine six jours et dix-neuf heures auparavant. Malgré le choc à l’atterrissage, les sauveteurs ont pu récupérer, après de longues heures, les données enregistrées par le vaisseau. De belles images de la Terre et de la Lune ont été publiées dans les journaux, la Presse soviétique confirmant la totale réussite du vol.

A la suite du crash de Zond 6, Mishin a reporté le projet de mission pilotée L1 ; les rêves des ingénieurs et des scientifiques soviétiques de faire le tour de la Lune avant les États-Unis venaient également de partir en fumée. C'était la fin de trois années de travail intensif ponctuées par des retards et des échecs importants. La prochaine fenêtre disponible de tir était en janvier 1969. Si cette mission était réussie, les officiels soviétiques espéraient réaliser une mission circumlunaire habité en mars ou avril 1969. Kamanin a écrit dans son journal du 26 novembre 1968 :

Je dois admettre que nous sommes hantés par les intentions américaines d'envoyer trois astronautes à bord d'Apollo 8 autour de la Lune en décembre. Trois de nos vaisseaux spatiaux L1 non pilotés sont revenus sur Terre, deux d'entre eux ayant survolé la Lune. Nous savons tout sur la route Terre-Lune-Terre, mais nous ne pensons toujours pas qu'il soit possible d'envoyer des cosmonautes sur cette route.[2]

Photo de la lune prise par Zond-6

Après ses rotations autour de la Lune, les contrôleurs ont affiné la trajectoire de Zond 6 pour permettre une rentrée guidée dans l'atmosphère terrestre et un atterrissage sur le territoire soviétique plutôt que dans l'océan Indien. La première correction a été accomplie avec succès le 16 novembre au matin à une distance de 236 000 kilomètres de la Terre. Tout semblait correcte, jusqu’à la découverte d’un grave problème : la pression de l'air dans l'appareil de descente était passée d'un niveau normal de 760 mm Hg à 380 mm et une baisse de température des réservoirs de peroxyde d'hydrogène nécessaire à la rentrée avait été constatée. Malgré la dépressurisation partielle liée à un joint en caoutchouc défectueux, les contrôleurs ont pu effectuer la troisième et dernière correction à mi-course, huit heures et demie avant la rentrée le matin du 17 novembre. Zond 6 s'est séparé avant la rentrée, et à 16 h 58, heure de Moscou, le même jour, l'appareil de descente est entré dans l'atmosphère terrestre. Tout au long de la rentrée, les moteurs de l'appareil de descente se sont automatiquement déclenchés pour faire varier les contrôles de roulis. Quelques heures avant la rentrée, la cabine s'est largement dépressurisée, tuant tous les animaux embarqués à bord. Un autre problème a entraîné l'éjection des parachutes du Zond 6 alors que la cabine était encore à plusieurs milles de hauteur.

Les cosmonautes du projet L1 ont écrit une lettre au politburo pour demander l’autorisation de voler vers la Lune en décembre. Ils ont fait valoir que malgré tous les échecs sur Zond 5 et Zond 6, la présence d'un équipage à bord du navire rendrait le vol plus sûr. Ils étaient prêts pour le vol, le propulseur Proton et le vaisseau spatial 7K-L1 n°13 étaient prêts dans le bâtiment d’assemblage, mais l’autorisation de vol n’a jamais été donnée. Les officiels soviétiques ont commencé à changer leurs discours devant l’imminence du lancement d’Apollo 8, oubliant les discours tenus depuis plusieurs années. Le cosmonaute vétéran Titov, en voyage en Bulgarie, a déclaré aux journalistes la veille du lancement d'Apollo 8. « Ce n'est pas important pour l'humanité de savoir qui atteindra la Lune en premier et quand il l'atteindra - en 1969 ou en 1970 ». Mais peu importe les discours, les yeux du monde étaient rivés sur Apollo 8 lorsqu’il a décollé de cap Kennedy, le 2 décembre 1968, emmenant le colonel Frank Borman, le capitaine James A. Lovell. Jr., et le lieutenant-colonel William A. Anders vers un voyage qui resterait inscrit dans l’Histoire. Pour de nombreux soviétiques, c’était une journée marquée de tristesse. Kamanin a écrit dans son journal :

Le vol d'Apollo 8 vers la Lune est un événement aux proportions mondiales et historiques. C'est un moment de fêtes partout dans le monde. Mais pour nous, la fête est assombrie avec la prise de conscience des opportunités perdues et avec la tristesse qu'aujourd'hui les hommes qui volent vers la Lune ne s'appellent pas Valeriy Bykovskiy, Pavel Popovich, ni Aleksey Leonov, mais plutôt Frank Borman, James Lovell et William Anders.[3]

Le module de commande Apollo 8 a amerri dans l'océan Pacifique le 27 décembre 1968, après une mission couronnée de succès au cours de laquelle l'équipage avait fait dix fois le tour de la Lune. Après des années d'incertitude, les États-Unis avaient pris une large avance sur leur seul concurrent. Pour les États-Unis, cela concrétisait l’excellente gestion du projet, justifiait les financements élevés octroyés et récompensait l’engagement de l'État ; pour l'Union soviétique, c'était précisément le contraire. Dans leurs réponses à Apollo 8, les porte-parole soviétiques ont faiblement défendu leurs positions. L'académicien Sedov, encore appelé le « père du Spoutnik », a déclaré aux journalistes italiens le lendemain du retour d’Apollo 8 que les Soviétiques n'avaient pas participé à la course à la lune. Se référant à Apollo 8, il a ajouté :

Le 2 décembre 1968, décollage de la mission Apollo 8

Il n'existe pas actuellement de projet similaire dans notre programme. Dans un proche avenir, nous n'enverrons pas d'homme autour de la lune. Nous partons du principe que certaines observations peuvent être résolues avec l'utilisation de sondes automatiques. Je crois que dans les 10 prochaines années, les véhicules robotisés seront la principale source de connaissances pour l'examen des corps célestes les plus éloignés de nous. A cette fin, nous perfectionnons nos techniques.[4]

Tout au long de l’année 1969, les soviétiques ont axé leur communication autour des sondes automatisées. L'automatisation a été un thème important dans les déclarations publiques soviétiques tout au long de 1969. Le sujet a joué un rôle important lors d'une réunion de la Commission militaro-industrielle du 30 décembre, avec une lueur d’espoir : le vaisseau spatial robot Ye-8-5 capable de récupérer des échantillons de sol à la surface de la Lune. Kamanin avait une vision très critique, écrivant :

Ils ne peuvent absolument pas se mettre dans la tête l'idée très simple qu'il est impossible de répondre au vol piloté d'Apollo 8 par un vol automatisé ... aucune sonde automatique ne peut apporter de réponse satisfaisante. La seule réponse au triomphe d’Apollo 8 est de faire atterrir des gens sur la Lune et les récupérer avec succès sur Terre. Mais nous ne sommes pas prêts pour une expédition sur la Lune, dans le meilleur des cas, nous serons prêts pour un tel vol dans environ 2-3 ans.[5]

La sonde Ye-8-5, dernier espoir de ramener des échantillons lunaires avant les américains