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La déportation de Korolev

"C’était complètement absurde, j’étais accusé de détruire un travail que j’aimais et pour lequel je consacrais toute ma vie"

1] Asif A. Siddiqi, Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974, University Press of Florida, 2000

[2] Lorsque Staline a décidé d'arrêter les « Grandes Purges », il lui fallait un prétexte. Il s’est retourné alors contre Lejov, accusé d'avoir laissé infiltrer le NKVD par des agents étrangers, qui auraient ordonné le massacre de citoyens respectables.

[3] La prison de la Butyrka est une prison sur trois hectares proches du centre-ville de Moscou au 45 Novoslobodskaïa Oulitsa qui fut construite en 1771 comme caserne pour une unité de cosaques. Cette prison est célèbre de sinistre mémoire pour avoir accueilli de nombreux prisonniers politiques sous le régime de Staline, puis des dissidents sous le régime de Léonid Brejnev. Dans les années 1990, elle était l'une des plus surpeuplées du pays avec soixante-dix prisonniers dans des cellules prévues pour vingt.

Korolev après son arrestation, photo du 28 juin 1938

A la suite de l’arrestation de Glushko, les soupçons se sont portés sur Korolev, certainement le meilleur ingénieur du NII-3 à l’époque. Korolev avait publiquement déclaré qu’il ne pensait pas que Glushko ait intentionnellement été impliqué dans des activités de « démolition ». A l’époque, Korolev dirigeait les tests de l'Objet 212, un missile de surface sol-air. Korolev avait suspendu ses travaux à la suite d’un traumatisme crânien, lors de l’explosion de la fusée RP-212 sur son banc d’essai, le 29 mai 1938. Pendant son hospitalisation de quelques semaines, le NKVD, a poursuivi son enquête sur lui et le 20 juin, a dénoncé officiellement Korolev, l’accusant d’être membre d’une organisation antisoviétique. Il a été arrêté dans la nuit du 26 au 27 juin 1938. Le NKVD a présenté une lettre signée par quatre ingénieurs de l’Institut accusant Korolev de mener des activités perturbatrices. Le NKVD accusait Korolev d’avoir volontairement détruit l’avion-fusée RP-318 alors que celui-ci était parfaitement intact dans un hangar voisin. Le courrier dénonciateur mentionnait aussi que Korolev et Glushko étaient responsables de toutes les erreurs, omissions et dysfonctionnements rencontrés sur les bancs d’essais. Le 27 juin 1938, Korolev, à peine remis de son accident était arrêté et emmené à la prison de la Loubianka. Au début, Korolev est resté persuadé que son arrestation était due à une erreur administrative. Sa mère, Mariya N. Balanina, s’est rendue très vite compte de la gravité et a écrit

personnellement trois lettres à Staline plaidant l’innocence de son fils et exprimant de graves inquiétudes pour sa santé. Korolev a été interrogé deux fois après son arrestation. La première fois, il a nié toutes les accusations. Au cours du deuxième interrogatoire, après de graves tortures et passages à tabac, il a avoué et signé un document reconnaissant les charges qui pesaient contre lui. Kostikov avait également écrit personnellement une lettre au NKVD en juillet pour documenter le « caractère antisoviétique » de Korolev. Combinées aux fausses accusations de Kleïmenov, Langemak et Glushko, et à une lettre signée de Kostikov mentionnant son caractère antisoviétique, le 27 septembre, le Collège militaire de la Cour suprême de l'URSS, sous la direction de Vasiliy V. Ulrikh, a condamné Korolev à dix ans de camp de rééducation par le travail, assorti de cinq années de privation de tous ses droits et à la confiscation de tous ses biens personnels. Korolev a déclaré plus tard à propos des accusations portées contre lui :

Au cours de l’enquête menée contre moi, je n’ai à aucun moment pu m’expliquer, il n’y eu pas de véritable enquête. J’ai été accusé de saboter les recherches technologiques que je menais. C’était complètement absurde, j’étais accusé de détruire un travail que j’aimais et pour lequel je consacrais toute ma vie.[1]

Prison de la Loubianka, la maison des horreurs

Korolev a été expédié au camp de la mort de la Kolyma,, camps de travail russe. Il a voyagé par chemin de fer dans un wagon à bestiaux bondé à travers les chaînes de l'Oural et de Baïkal avant d'être transporté dans la cale d’un navire avec des centaines d'autres prisonniers à travers la mer d'Okhotsk. Korolev est arrivé à la Kolyma en août 1939. Il a travaillé à creuser la terre dans une mine d'or au large de la rivière Kolyma pendant les mois suivants. La Kolyma est située dans l'extrême orient de la Sibérie, où la température descend parfois à moins 50 °C. Le froid, la faim et l'épuisement dus aux travaux forcés ont tué en masse ceux qui ont été déportés dans ce camp du goulag, situé à près de 10 000 kilomètres de Moscou. Entre 1937 et 1953, près de 3 millions de personnes - des Soviétiques, surtout, mais aussi des prisonniers de guerre allemands - y sont mortes à la tâche. La Kolyma n'est pas un « camp », à proprement parler, mais une multitude d'établissements disséminés dans la taïga, où détenus politiques et de droit commun travaillaient ensemble dans d'innombrables mines d'or. Korolev, affecté à la mine d’or de Maldiak, a survécu dans des conditions extrêmes, il a eu la mâchoire fracassée pendant un interrogatoire et, a été victime du scorbut, il a perdu la moitié de sa dentition.

Mines d'or, Kolyma, 1938

Malgré les conditions inhumaines, Korolev a continué à clamer son innocence. Dans une lettre datée du 15 octobre, il a écrit au procureur en chef de l'Union soviétique pour lui demander son retour immédiat à Moscou. Dans ce courrier, Korolev écrivait : "J'ai été grossièrement calomnié par le directeur de l'institut, Kleïmenov, son adjoint, Langemak, et l'ingénieur Glushko." Il apprendra seulement en 1940 que Kleïmenov et Langemak avaient été exécutés.

Jusqu'à son transfert dans ce camp de travail, Korolev s’est battu pour obtenir un nouveau procès. Enfermé dans sa prison, il a écrit à Staline lui-même plaidant son innocence face aux fausses accusations. Staline n’a certainement jamais eu connaissance de ces lettres. Peu de temps après son emprisonnement, une amie proche de Korolev, la célèbre pilote Valentina S. Grizodubova, s'est associée à un autre célèbre aviateur soviétique, Mikhail M. Gromov, et à la propre mère de Korolev pour rédiger une lettre au Comité central du Parti communiste demandant un réexamen du cas de Korolev. La déclaration est parvenue au bureau de Nikolaï Lejov, le chef suprême du NKVD. Mais Lejov a été brusquement arrêté à son tour en novembre 1938[2], et son successeur, Lavrenti Bérya, s’est intéressé tout particulièrement à l’affaire Korolev. Bérya, à sa prise de poste, souhaitait se faire une nouvelle réputation en tant qu’homme intègre, droit et honnête. Le cas de Korolev pouvait l’aider à se créer cette image. Béria a compris qu’il serait plus pertinent de mobiliser les compétences de l’intelligentsia technique, même sous une forme pénitentiaire, que de disséminer ces hommes dans des camps de concentration. Après la nomination de Bérya, le procureur Ulrikh lui-même a écrit au NKVD pour protester contre la condamnation initiale de Korolev. Poussé par le lobbying des deux aviateurs soviétiques Grizodubova et Gromov, Bérya était persuadé que Korolev serait un bon exemple pour illustrer son « humanité ». Lors d'une réunion spéciale de la Haute Cour le 13 juin 1939, le NKVD a accepté la requête d'Ulrikh et a signé un ordre modifiant la charge retenue contre Korolev.

Lavrenti Bérya, responsable du NKVD

Malheureusement ce changement d’avis est intervenu deux semaines après le début du voyage de Korolev vers la Kolyma. Mais, le changement d'avis de Bérya a incité les officiels à rechercher Korolev dans les camps. En décembre 1939, Korolev affamé a été localisé et embarqué dans un train pour Moscou. A Khabarovsk, en Extrême-Orient, il a reçu des soins médicaux pour la première fois et est finalement arrivé à Moscou le 2 mars 1940, incarcéré à la tristement célèbre prison de Butyrka[3]. Peu après, le NKVD, sous l'œil vigilant de Bérya, a ré ouvert une enquête sur le cas de Korolev. Le 10 juillet 1940, le verdict est tombé : Korolev était « privé de ses libertés » pour les huit prochaines années. Mais ce verdict le sauvait d'un retour vers les camps de la mort. Korolev, grâce au soutien de son ancien employeur Andrey N. Tupolev, n’allait pas rester longtemps dans la prison de Butyrka.

Korolev en 1940, photo du NKVD