Le Bureau central de conception n°29
[1] Asif A. Siddiqi, Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974, University Press of Florida, 2000
[2] R. Conquest, La grande Terreur, Editions Bouquins, Robert Laffont, 2011
[3] Peter Stache, Soviet Rockets, Translation Division, Foreign Technology Division, 1988
[4] Un missile balistique est un engin qui lance une ou plusieurs armes en leur donnant une trajectoire influencée uniquement par la gravité et la vitesse acquise par une force d'accélération initiale. La phase balistique est précédée par une phase de propulsion sous l’effet d’un moteur-fusée, le missile proprement dit, donnant à l'arme (ou aux armes) la vitesse nécessaire pour atteindre la cible après une trajectoire essentiellement spatiale. Le parcours balistique n'est soumis dans l'espace qu'à la seule gravité de la Terre. Il précède une très brève phase de rentrée dans l’atmosphère de l'ordre de quelques secondes.


Tupolev avait été lui aussi arrêté lors des purges et mis en prison. Mais face au développement du Reich en Europe, l’effort de guerre avait redoublé en Russie. Staline avait pris conscience que des personnalités comme Tupolev pouvaient être utile à la nation. Staline avait ordonné à Tupolev de préparer une liste d'individus pouvant apporter leur soutien aux industries aéronautiques. Tupolev a mentionné Korolev , en tant qu’ancien étudiant, sur cette liste de vingt-noms. Ainsi, en septembre 1940, Korolev a été transféré de la prison de Butyrka à un bureau de conception aéronautique nouvellement formé situé dans le village de Stakhanov près de Moscou sous le commandement de Tupolev. Bien entendu, il est resté prisonnier et sous le contrôle du NKVD et a intégré le Bureau central de conception n°29 (TsKB-29) avec d’autres ingénieurs prisonniers. Lorsque Korolev a rejoint la sharashka, il a retrouvé de nombreux visages connus : A. N. Tupolev, V. M. Petliakov, V. M. Myasishchev, A. M. Cheremukhin et bien d’autres. L’élite de l’aéronautique soviétique étaient là, tous arrêtés, tous prisonniers, privant l’URSS de ses principaux constructeurs d’avions à la veille de l’invasion nazie. L’opération Barbarossa et l’invasion de l’URSS par les troupes allemandes du IIIème Reich le 22 juin 1941 a surpris l’état-major soviétique. Les troupes allemandes ont progressé rapidement à l’intérieur du territoire vers les grandes villes russes. Alors que les purges staliniennes avaient été tragique pour les scientifiques russes, l’invasion rapide a permis de réorganiser l’efforts de guerre soviétique. Au début de la guerre, l’objectif prioritaire était orienté vers l’aviation et l’artillerie. Lors de son arrivé à la sharashka, l’accueil a été relativement mitigé pour Korolev. Un prisonnier a rappelé dans ses mémoires :
Andreï Nikolaïevitch Tupolev


La sharashka Tupolev à Moscou
Korolev avait l’air méchant. Il avait le visage émacié et fatigué. Tupolev montrait beaucoup d’intérêt et de proximité vis-à-vis de Korolev. Apparemment, il avait de grande qualité que nous n’avions pas cernée à l’époque. Il était travailleur, impliqué et s’intéressait tout particulièrement aux nouvelles techniques.[1]
Le NKVD n’a jamais véritablement relâché sa surveillance envers Korolev. Leurs agents lui auraient dit : « Notre pays n’a pas besoin de vos feux d’artifice, peut-être fabriquez-vous des roquettes uniquement pour nuire à notre gouvernement »[2]. Korolev pendant cette période n’a jamais dissimulé son mépris pour le régime, s’attendant à tout moment à être fusillé. Un ingénieur proche de Korolev l’a décrit comme cynique et pessimiste sur sa vision de l’avenir. Il répétait très souvent en prison « nous disparaîtrons sans laisser de trace ». Travaillant sur des projets d’avions secrets, il pensait qu’il serait fusillé après son travail. Fin 1941, Korolev et les autres prisonniers ont été déplacés à Omsk, en Sibérie à cause de la progression des Allemands vers Moscou. Au TsKB-29, Korolev travaillait sur le projet 103 dédié à la construction du Tu-2, un bombardier militaire qui est devenu opérationnel en octobre 1942.


Construction de l'usine d'aviation n°16 à Kazan en 1932
Avec la fin de la guerre début 1945, Korolev a été autorisé à travailler sur les projets D-1 et D-2, même si les travaux de l’OKB-SD restaient en premier lieu concentré sur les fusées en tant qu’accélérateur d’avions. Les missiles balistiques suscitaient assez peu d’intérêt chez les dirigeants de l’industrie aéronautique de l’époque[4].
Le 19 novembre 1942, Korolev a été transféré dans un bureau d'études spécial à l'usine d'aviation n°16 de Kazan. L’usine faisait toujours partie du système pénitentiaire du NKVD et était gérée par la police secrète. A Kazan, Korolev a retrouvé par hasard Glushko, son ancien associé du NII-3, qui dirigeait le bureau d’étude n°2 en charge de développer des moteurs fusés auxiliaires à propergol liquide pour aider au décollage. Ce dernier avait passé les premières années d'avant-guerre à Tushino à travailler pour le spécialiste des statoréacteurs Boris S. Stechkin avant d'être transféré à Kazan en 1940. Il aura donc fallu quasiment cinq ans, pour que Korolev retrouve la conception des moteurs fusées à propergol liquide, certes avec des intérêts différents de ceux du GIRD ou du RNII. Glushko et Korolev travaillaient en commun sur des moteurs fusées à propergol liquide, comme le RD-1, RD-2 et RD-3, pour des avions de combat soviétiques conçus par Lavochkin, Sukhoy et Yakovlev. Le 8 janvier 1943, Korolev a pris la direction du groupe n°5 chargé d’installer le moteur RD-1 conçu par Glushko sur le bombardier Petliakov Pe-2. Le 1er octobre 1943, le premier vol du Pe-2 avec allumage du RD-1 a été un succès. En mars 1944, le RD-1 a été commandé en série et 26 moteurs ont été construits. Le 27 juin 1944,
Le Présidium du Soviet suprême, sur une proposition du NKVD, a signé un arrêté officiel (protocole n°18) libérant un groupe de trente-cinq ingénieurs pour leur « contribution à la construction de propulseurs d’avion ». Korolev et Glushko faisaient partie de ce groupe. Avec leur libération, le groupe de Glushko, le bureau d'études n°2, a été officiellement transféré sous la compétence du Commissariat du peuple à l’industrie aéronautique (et non plus du NKVD) et a été renommé Bureau de conception spéciale pour les moteurs spéciaux (OKB-SD). Glushko a été nommé responsable de la conception et Korolev son adjoint. Les positions s’étaient inversées depuis l'époque du RNII dans les années 1930.
Dans cette nouvelle position de directeur adjoint, disposant de plus de liberté, Korolev a essayé d’intéresser les dirigeants soviétiques aux missiles à longues portées. En octobre 1944, peu de temps après sa libération, il a remis au premier adjoint du Commissariat populaire de l'industrie de l'aviation, Petr V. Dementyev, un rapport sur la possibilité de développer deux missiles à longue portée alimentés par des propulseurs solides. Il s’agissait du D-1, missile balistique non guidé d’une portée d’une soixantaine de kilomètre et du D-2, missile guidée, d’une portée plus courte. Ces projets reprenaient le travail réalisé avant-guerre au NII-3. Ces missiles avaient une capacité comparable au A-4 allemands (V2) mais avec une technologie tout à fait différente. Korolev prévoyait même en décembre 1944 un calendrier de déploiement précis ne sous-estimant pas l’ampleur des travaux par rapport aux connaissances technologiques du moment ; il a écrit : « Les tâches auxquelles nous sommes confrontés sont immenses et les altitudes que nous voulons atteindre sont telles que nos prédécesseurs et enseignants de l'époque des pionniers les ont rêvés... »[3].


Pyotr V. Dementyev, Commissaire du Peuple à l'industrie aéronautique
En novembre 1944, Korolev a enfin obtenu l’autorisation d’un court séjour à Moscou pour voir sa famille. Golanov, son biographe, raconte qu’il s’était préparé à cette rencontre, il était absent depuis plus de sept ans. Lorsqu’il est entré dans son appartement, c’est sa belle-mère qui lui a ouvert. Une foule était là, mais pas sa femme, ni sa fille. Il a dû attendre que sa femme finisse son travail pour la retrouver. L’accueil fut froid, sans un mot. Les années et l’isolement avaient définitivement séparé le couple.


Le bureau de Kazan n’était pas le seul à travailler sur les fusées à propergol liquide. Effectivement, le NII-3 de Kostikov qui, au début de la guerre, avait développé des roquettes pour le fameux système Katyusha, et qui était passé le 15 juillet 1942 sous le contrôle de l'industrie aéronautique, avait poursuivi ses développements. Kostikov, après avoir été largement félicité pour le développement du système Katyusha, avait été soudainement arrêté le 15 mars 1944, accusé d'avoir trompé le gouvernement soviétique et Staline personnellement dans le cadre d'un projet d'avion-fusée. Les leaders de l'industrie aéronautique ont alors formulé un plan de fusion du NII-3, avec un petit bureau de conception d’avions dirigé par Viktor F. Bolkhovitinov. Parmi ce groupe se trouvaient des jeunes ingénieurs talentueux : Aleksandr Ya. Bereznyak, Konstantin D. Bushuyev, Boris Y Chertok, Aleksey M. Isayev, Mikhail V. Melnikov, Vasiliy P. Mishin et Arvid V. Pallo, des individus qui joueront un rôle crucial dans l'émergence du programme spatial soviétique dans les années 1950 et 1960. La fusion a lieu le 29 mai 1944, donnant naissance à un nouvel institut nommé Institut de recherche scientifique n°1 (NII-1). Le Major général Petr Fedorov, ancien directeur adjoint d'un important institut de recherche de l'armée de l'air soviétique, a été nommé premier directeur du NII-1, avec Bolkhovitinov comme adjoint. Fedorov a créé cinq sections dans le nouvel institut, dont trois exclusivement dédiées au développement de moteurs de fusée à propergol liquide destinés aux avions militaires. L’institut se composait de secteurs différents en fonction des types de moteurs. Même si les travaux du nouveau NII-1 ne différaient guère des organisations précédentes, elles montraient la volonté d’unifier les recherches jusqu’alors très éparpillées.