La naissance du RNII
Le moteur ORM-65 conçu par Valentin Glushko a été choisi pour être utilisé lors du premier vol que Korolev avait l’intention de réaliser lui-même. En même temps, Glushko et Tikhonravov travaillaient sur de nombreuses versions de moteurs. Certains d’entre eux avaient déjà des niveaux de poussée élevés. Bien que les objectifs initiaux de Korolev, Glushko et Tsander aient été mis de côté temporairement, il est clair que le travail réalisé au RNII serait extrêmement précieux pour le futur programme spatial soviétique.
Malheureusement, la paranoïa de Staline allaient mettre un terme brutal à ces belles années.
[i] S. A. Shlykova : K. E. Tsiolkovsky’s Correspondance with the Jet Scientific Research Institute, in Academy of Sciences of the U.S.S.R.: From the History of Rocket Technology (Moscow, 1964) cite par Nicholas Daniloff, The Kremlin and the Cosmos, Ed. Alfred A. Knopf, New York, 1972, p. 31
[ii] G. S. Vetrov , S. P. Korolev and his work, Nauka, Moscow, 1998
[iii] Katioucha (en russe : Катюша), est le surnom donné par les Soviétiques à un lance-roquettes multiple de la Seconde Guerre mondiale. Les allemands les nommeront « Orgues de Staline ». Plusieurs batteries de Katiouchas étaient généralement alignées, dans le but de créer un tir de barrage et de destruction très important.
[iv] En 1938, Glushko et Korolev ont été arrêtés et envoyés au Goulag en Sibérie. Les travaux ont été poursuivis par d'autres avec des retards, et le premier vol motorisé eut finalement lieu le 28 février 1940. Le pilote d'essai VP Fedorov fut remorqué à 2600 m et largué à 80 km/h. La fusée RDA-1 a ensuite déclenché son moteur RFNA/Kérosène et accéléré l'avion à 140 m/s et 2900 m d'altitude. Le RP-318 a volé neuf fois avant que la guerre ne mette fin aux travaux.
En 1933, Ivan Kleïmenov qui avait étudié les mathématiques et la physique à l'Université de Moscou, a pris la direction du GDL. Dès 1929, le laboratoire avait créé une section spéciale, la seconde section, spécialisée dans l’étude de la propulsion électrique et à ergols liquides. Cette section a été prise en charge par l'ingénieur Valentin Petrovich Glushko, passionné d'astronautique. Valentin Glushko est né à Odessa le 2 septembre 1908, de parents ukrainiens de souche paysanne cosaque et russe. Dès l’âge de 15 ans, il s’était passionné pour l'exploration spatiale et les voyages interplanétaires en lisant des récits de Jules Verne. Le 26 septembre 1923, il a adressé une lettre à Konstantin Tsiolkovsky, le père de l'astronautique soviétique, et a reçu une réponse encourageante de celui-ci le 8 octobre. Cet échange sera le début d'une correspondance de sept ans. Diplômé de l’université de Leningrad en 1929, il est l’auteur d’un projet original de vaisseau cosmique interplanétaire utilisant l’énergie solaire pour se propulser. Il a attiré l'attention des militaires qui lui ont offert une place au GDL. A partir du 15 mai 1929, le jeune Glushko est devenu le chef de la deuxième section du GDL, constructeur des premiers moteurs de fusée à combustible liquide russes. Au début des années 30, Glushko a testé son premier moteur-fusée l’ORM qui développait une poussée de 6 kg en utilisant des ergols stockables, c'est-à-dire pouvant être conservés sans dispositif de réfrigération.
En 1931, il existait donc deux grandes organisations indépendantes de recherche sur les fusées, l’une active dans la conception de fusées, le GIRD, et l’autre spécialisée dans les moteurs, le GDL. Les ingénieurs du GIRD et du GDL se sont rencontrés assez fréquemment pour partager leurs connaissances.
L’armée soviétique avait créé le 1er mars 1921 à Moscou un petit laboratoire de recherche destiné à développer les inventions de l'ingénieur chimiste Nikolaï Tikhomirov. Il proposait d'utiliser la réaction produite par les gaz générés par la combustion de substances explosives pour créer des « mines autopropulsées dans l'eau et dans l'air ». En 1928, Le ministère de l'Industrie lourde a transféré à Leningrad le laboratoire qui a été rebaptisé Laboratoire de dynamique des gaz (GDL) et lui a octroyé des moyens importants car il s’inscrivait dans le premier plan quinquennal de Staline.
Ce premier plan quinquennal (1928-1931) avait pour priorité, côté militaire, de doter l’Armée Rouge de chars d'assaut, d'une artillerie efficace et d'une aviation de combat. Il annonçait la naissance des premiers grands combinats soviétiques dans le domaine de la sidérurgie, et des travaux industriels massifs qui allaient forger et structurer le complexe militaro-industriel de l’URSS naissante. L'accent avait été mis en grande partie sur l'industrie lourde. Le GDL a bénéficié de ce plan avec ses études novatrices dans le secteur de l’artillerie.


Ivan Kleïmenov, directeur du GDL
L’idée d’un rapprochement entre les deux entités a rapidement été évoqué avec enthousiasme. Les acteurs ont parlé de créer un RNII, institut d’études scientifiques de la réaction, mais il fallait trouver les ressources financières pour cette institution. Le nouveau vice-président du Conseil militaire révolutionnaire en charge du réarmement de l’Armée Rouge, Mikhail Nikolayevich Toukhatchevski, s’est intéressé à l’Institut. Des missions principales ont été clairement définies : recherches liées à la création de propulseurs à réaction et utilisation en vol, coordination des travaux et des études. Toukhatchevski a demandé un budget de 5 millions de roubles. La somme était importante, les choses ont trainé en longueur, les obstacles étaient purement administratifs. Le décès de Tsander, survenu brusquement en mars 1933 n’a pas facilité les choses. C’est finalement Korolev qui a pris l’initiative d’écrire à Toukhatchevski pour lui démontrer l’intérêt que représentait la propulsion à réaction pour la Défense et l’Armée.
Mikhail N. Toukhatchevski, vice-président du Conseil militaire révolutionnaire en charge du réarmement de l’Armée Rouge
Il invita le vice-président à visiter le GIRD. En août 1933, la réussite de la fusée GIRD 09 avait eu lieu sous l’œil de l’Armée. Le 21 septembre 1933, après de longues discussions et négociations, le camarade Toukhatchevski, a décidé de fusionner le GIRD et le GDL qui est devenu le RNII, « Institut de recherche sur la Réaction, de l’Armée Rouge, des travailleurs et des paysans ». La cosmonautique russe lui sera redevable d'avoir réuni sous un même toit les théoriciens et les ingénieurs Yuriy Pobedonostsev et Mikhail Tikhonravov, les futurs académiciens Korolev, Glushko et Raushenbakh, les spécialistes de fusée à combustible solide, Ivan Kleïmenov et Georgiy Langemak, et d’autres célébrités. Ce décret est intéressant, car il montre qu’en cette période de début d’industrialisation soviétique, l’état a proposé une organisation à grande échelle dans ce domaine de recherche nouveau et a préconisé de s’appuyer sur une industrie moderne et une technologie de pointe.
L’armée sera un partenaire exigeant, Korolev le savait, mais il devait passer par là pour mener à bien son projet sur l’espace. Ivan Kleïmenov, ex-directeur du GDL, a été nommé premier directeur du RNII, Tsiolkovsky membre d’honneur et Sergueï Korolev adjoint du Directeur scientifique. Il avait vingt-cinq ans.
Le 7 février 1934, Kleïmenov a écrit à Tsiolkovsky pour lui demander de devenir membre honoraire du RNII :
Cher Konstatntin Eduardovitch,
A la fin de 1933, par une décision du gouvernement, les organisations et groupes distincts travaillant sur le sujet de la propulsion à réaction ont été fusionnés au sein du Reaktivny Nauchno Issledovatelsky Institut (RNII), responsable du développement et de la construction d’aéronefs dont le mouvement est régi par la propulsion.
l ne fait aucun doute que l’organisation de cet institut n’a été rendue possible que grâce aux conditions créées par la lutte de plusieurs millions de travailleurs soviétiques, sous la direction du Parti communiste, en vue de reconstruire une société humaine communiste s’appuyant sur la science et l’ingénierie.
Nous considérons qu’il est indispensable d’être en relation étroite avec vous, créateur et contributeurs aux fondements de la théorie de la propulsion à réaction, et demandons votre consentement pour être nommé dans un avenir proche comme l’un des membres principaux de notre Institut.
Pouvons-nous vous demander uné réponse rapide par télégramme.
Avec mes salutations amicales,
Kleïmenov[i]
Réponse de Tsiolkovsky :
Je viens de recevoir votre lettre et j’y réponds le jour même. J’espère par mon travail vous témoigner ma gratitude ainsi qu’à tous les travailleurs du Reaktivny Nauchno Issledovatelsky Institut. Je vous envois ci-joint un article sur les explosifs. Transmettez-le au journal, à moins que vous ne pensiez qu’il mérite le secret, auquel cas je n’ai aucune objection à ne pas le diffuser, tant qu’il est utile à l’œuvre la plus intéressante réalisé sur Terre.
Cordialement à Tikhomirov et à tout l’Institut
K. Tsiolkovsky
La nécessité du secret apparaît déjà dans cette lettre de 1934, un secret étendu qui allait engloutir le programme spatial soviétique dans les années 1950-1960.
Le RNII regroupait :
• Le secteur des fusées à poudre sous la direction de Langemak avec le laboratoire d’aérodynamique ; il avait en charge la production d’obus-fusées d’une portée de 6.2 et 7.2 km pour des applications terrestres, aéronautiques et navales
• Le secteur des fusées liquides sous la responsabilité de Korolev avec le groupe des moteurs à oxygène liquide (Tikhonravov) et le groupe des moteurs à acide nitrique (Glushko) ; Les travaux sur les fusées liquides portaient sur la fusée RBD-01 de Korolev, le moteur ORM-52 de Glushko et la fusée 13a de Tikhonravov. Ces fusées étaient des améliorations de fusées GIRD-09 et GIRD-10. La première fusée 13a avait été lancée le 25 janvier 1934 et a atteint une altitude de 1 500 mètres.
• Le secteur des applications aéronautiques (Doudakov) : il avait en charge la construction d’accélérateurs et de catapultes pour les fusées ailées.
• Le secteur de construction (Gloukharev) ayant en charge la construction des installations et des tirs de fusées.


Georgi Langemak, spécialiste des fusées à poudre, inventeur de la Katioucha
Le premier lancement du RNII a eu lieu le 6 novembre 1933, il s’agissait d’une fusée GIRD-09 qui s’est élevée à 150 mètres d’altitude. Pourtant, la fusion des deux entités avait démarré sous de mauvais hospices. Toukhatchevski avait imaginé le RNII comme le laboratoire de recherche pour les missiles à propergol liquide et solide dédié au secteur de l’artillerie. Certains haut militaire, peu intéressés par les recherches sur les missiles, avaient souhaité que le RNII ne soit pas rattaché directement à Toukhatchevski. Le 31 octobre 1933, le Soviet du travail et de la défense a promulgué le décret n° 104, plaçant le RNII sous la juridiction du Commissariat du peuple à l'industrie lourde, le NKTP sous la juridiction du Commissaire du Peuple de l'Industrie Lourde, Grigory Ordjonikidze. En janvier 1934, tout le personnel du GDL a déménagé de Leningrad à Moscou. A cette même période, les relations entre Kleïmenov et Korolev se sont tendus à la tête de l’institut. Kleïmenov souhaitait que l’institut se consacre dans l’immédiat à la mise au point de roquettes qui devait être le projet de recherche prioritaire, Korolev souhaitait imposer ses vues. Les archives publiés plus tard ont dévoilé un courrier signé par Korolev demandant à Kleïmenov de licencier toute la direction de l’Institut, au final, c’est Korolev lui-même qui a été rétrogradé[ii]. En janvier 1934, Korolev a été réaffecté à la tête d’un département du RNII et Georgi Langemak, spécialiste des fusées à poudre, inventeur de la fameuse Katioucha[iii], l’a remplacé en tant qu’adjoint de Kleïmenov. Korolev était responsable d'un projet de « missile de croisière » (projet 212) et de l'avion-fusée RP-318-1. Déchu de son poste, Korolev a pu se consacrer à l’élaboration de ses planeurs stratosphériques à réaction. Il dira plus tard : « J’ai donné huit ans de ma vie au planeur-fusée ». Ces engins étaient propulsés par des moteurs développés par Glushko. Cette réaffectation lui a certainement sauver la vie trois ans plus tard lors des purges staliniennes.


En août 1935, Toukhatchevski, mécontent de l’avancement des travaux au sein du RNII, a décidé de créer un bureau spécial, désignée Bureau n°7, organisé indépendamment de l'état-major général de la Direction générale de l'artillerie. L’objectif était de se concentrer exclusivement sur les fusées, secteur négligé par la direction du RNII. Korolev a hérité de ce Bureau et a eu carte blanche.
Les tensions au sein du RNII ont perduré entre les partisans des propulseurs solides et des propulseurs liquides. A l'occasion du soixante-quinzième anniversaire de la naissance de Tsiolkovsky, plusieurs orateurs de l'Académie des sciences se sont moqués des idées du grand visionnaire, les qualifiant de peu pratiques et peu utiles. Au sein du RNII, les anciens chercheurs du GDL qualifiaient les amateurs du GIRD de fous avec leurs idées extravagantes de voyages dans l’espace. A la mort de Tsiolkovsky en 1935, l’intérêt pour les fusées et le voyage spatial a décliné très rapidement, et le gouvernement soviétique a commencé à retirer lentement son soutien à ces technologies.
Malgré ces discordes internes, le RNII a mené d’importantes recherches pendant cette période. En décembre 1934, Korolev a publié un petit ouvrage intitulé « Une fusée dans la stratosphère » dans lequel il envisageait pour la première fois le lancement d’hommes dans l’espace. Il a rapidement admis que l’état actuel de la technologie soviétique ne permettait pas encore un tel projet. L’année suivante, Korolev, Glushko, Tikhonravov, Pobedonostsev et d'autres ingénieurs du RNII ont participé à une conférence à Moscou présentant un sujet sur l’utilisation d’engins propulsés par des fusées pour étudier la stratosphère. Dès le milieu des années 30, Korolev a participé activement à la conception de plusieurs missiles militaires et a travaillé sur le RP-318[iv]. Construit en 1936 par Sergei Korolev comme une adaptation de son planeur SK-9, le RP-318 a été conçu à l'origine comme un laboratoire volant pour tester les moteurs de fusée.
Le 28 février 1940 eut lieu le premier vol du planeur-fusée RP-318 S.P. Korolev, piloté par le pilote V.P. Fedorov