La succession de Staline
Très rapidement, toutes les questions de politique internationales sont passées sous le contrôle du Conseil des ministres, sous la pression de Bérya, et avec la complicité évidente de Malenkov. C’était ce renversement du rapport entre l’appareil du gouvernement et l’appareil du Parti que Khrouchtchev et ses alliés allaient qualifier de « complot de Bérya » pour prendre le pouvoir[2].
Khrouchtchev s’est allier avec Malenkov pour bloquer la plupart des propositions de Bérya tout en rassemblant le soutien d'autres membres du Præsidium, et de hauts chefs militaires. Les propositions de Bérya étaient destinées à dénigrer Staline et à lui faire porter la responsabilité de ses propres crimes. Craignant un coup d’Etat planifié par Bérya, il a été arrêté le 26 juin 1953 lors d'une réunion du Présidium et s’est vu inculpé de crimes graves. Certains étaient avérés, comme le fait d’avoir inspiré et cautionné des violences inhumaines avant et après la guerre, pendant les purges. Une autre partie des méfaits était clairement fabriquées : dans la plus pure tradition stalinienne, Bérya a été accusé d’espionnage au profit de puissances étrangères, de préparations d’actes « terroristes » et de coup d’Etat. Après un procès expéditif, il a été exécuté en décembre 1953 avec cinq de ses plus proches associés. Bérya fut le dernier à payer de sa vie une lutte de pouvoir. Son arrestation a provoqué un premier assouplissement de la terreur aveugle qui régnait dans la société soviétique depuis près de quarante ans.


Les funérailles de Staline
Lorsque Staline est mort en mars 1953, l’Union Soviétique n’avait plus changé de gouvernement depuis plus de trente ans. L’URSS étouffait ; sa production industrielle stagnait et son agriculture était ruinée. Les kolkhozes devaient livrer à l’Etat une bonne moitié du blé qu’ils récoltaient et plus de la moitié de la viande et du lait qu’ils produisaient à des prix qui ne couvraient même pas les frais de production. La situation des campagnes autour de Moscou, comme dans tout le reste du pays était catastrophique, les kolkhoziens n’étaient plus payés. Malgré ce contexte, la mort de Staline a été un choc pour des millions de Soviétiques. Korolev a écrit le 9 mars 1953 à sa nouvelle épouse, Nina Ivanovna : « Je viens d’écouter à la radio les funérailles du camarade Staline. Un chagrin terrible. Les camarades Malenkov, Bérya et Molotov ont bien parlé. Il n’y avait rien d’autre à dire que l’irréparable peine du peuple entier. Notre camarade Staline vivra toujours en nous ». Dans un autre courrier privé, il écrit : « Notre camarade Staline est décédé… Mon cœur saigne et ma gorge est nouée, il n’y a pas de pensées, ni de mots pour exprimer la tragédie qui s’est abattue sur nous tous. C’est une tragédie nationale incommensurable, notre bien-aimé camarade Staline n’est plus… ».
Staline a laissé un vide de pouvoir presque aussi terrifiant que le personnage lui-même. Dans ce contexte économique désastreux, les successeurs de Staline ont tenté de réformer
le pays, s’attaquant en priorité au domaine agricole. Ils n’ont pas bouleversé le programme de développement des fusées, leur préoccupation étant ailleurs. Bérya, Molotov, Malenkov et Khrouchtchev n’avaient pas une bonne connaissance de l’industrie des missiles, sans doute parce que le NII-88 rendait directement compte à Staline, contournant souvent les hauts fonctionnaires du Politburo. Même Georgiy M. Malenkov, membre du Politburo, nommé président du Comité spécial n°2 en 1946, était très peu impliqué dans les détails du programme. La gestion du projet était restée fermement dans les griffes des services de renseignement soviétiques sous le redouté Bérya, qui renforçait la présence de ses hommes de main dans toutes les strates du ministère de l'armement et du conseil des ministres.
Ustinov était « un homme du Parti », il avait protégé Korolev et Glushko lorsque les hommes de Bérya se faisaient trop insistants. Ainsi, lors de la campagne antisémite pour arrêter les intellectuels dans les dernières années de la vie de Staline, plusieurs ingénieurs juifs du programme des missiles s’étaient sentis en danger. Une nuit, Ustinov a téléphoné au concepteur en chef Ryazanskiy et lui a demandé de venir se promener avec lui dans un parc voisin. Conscient de l'absurdité d'une telle demande, Ryazanskiy a compris rapidement que quelque chose n’allait pas. Pendant la promenade, Ustinov a demandé à Ryazanskiy d'envoyer immédiatement son adjoint Yevgeniy Ya. Boguslavskiy en voyage « n'importe où ». Lorsque Ryazanskiy s'est opposé à cet ordre très étonnant, Ustinov a exigé catégoriquement que Boguslavskiy soit immédiatement envoyé en mission. Ryazanskiy a exécuté l'ordre, évitant certainement à son adjoint d'être victime du pogrom antisémite de Bérya. Autre exemple, en 1950, réalisant que Bérya ciblait les ingénieurs juifs du NII-88, Ustinov a volontairement rétrogradé le talentueux ingénieur des systèmes de contrôles Boris Ye. Chertok pour détourner l'attention de la police de Bérya et lui permettre ainsi d’être épargné.
A la mort de Staline, alors que les membres du Politburo tentaient de se rapprocher du pouvoir, seuls Ustinov et Vetoshkin, et bien sûr la police secrète, avaient une connaissance significative du programme des missiles. Les hauts membres du gouvernement découvraient perplexes l’appareil institutionnel mis en place pour le développement des missiles balistiques. Un compte rendu de Nikita S. Khrouchtchev, membre du Politburo, a donné un aperçu des problèmes de la nouvelle direction :
. . . lorsque Staline était en vie, il a complètement monopolisé toutes les décisions concernant nos défenses. Nous étions parfois présents lorsque de telles questions étaient discutées, mais nous n’étions pas autorisés à poser des questions. A la mort de Staline, nous n'étions pas vraiment préparés à porter le fardeau sur nos épaules. Notre expérience avec Korolev en est un bon exemple.[1]


La garde rapprochée de Staline : de gauche à droite: Nikita Khrouchtchev, Josef Staline, Gueorgui Malenkov, Lavrenty Beria et Viatcheslav Molotov
Dans les semaines qui ont suivi la mort de Staline, quatre acteurs majeurs sont apparu dans la lutte pour prendre la direction du pays : Bérya, Khrouchtchev, Malenkov et Molotov. Le 6 mars, Malenkov, déjà secrétaire au Comité central, est devenu Président du conseil des ministres, réunissant ainsi les fonctions de dirigeant du Parti et de l’Etat. Rappelons que Malenkov aurait certainement été victime des prochaines purges de Staline si celui-ci n’était pas décédé. Bérya a pris en main le ministère de l’Intérieur et celui de la Sécurité d’Etat, dont il avait été évincé par Staline en 1952. C’était donc, dans un premier temps, le tandem Malenkov-Bérya qui profitait de la mort de Staline. Mais quinze jours plus tard, un nouveau plénum du Comité central a modifié ces décisions : Malenkov abandonnait le secrétariat du Parti. Il restait président du Conseil, mais flanqué de quatre vice-présidents : Bérya lui-même, Kaganovitch, Bulganin et l'ancien ministre des Affaires étrangères, Molotov, le plus stalinien des staliniens. Khrouchtchev, de son côté, occupait une fonction majeure au Parti, dont il devenait premier secrétaire en septembre. On retrouvait deux tendances à la tête de l’URSS : le couple Bérya-Malenkov, favorable à une série de changements à l’intérieur et à l’extérieur, et la tendance Khrouchtchev-Molotov, défendant une ligne plus conservatrice. Mais au-delà de la politique interne, la préoccupation majeure restait l’évolution de la politique américaine : Eisenhower avait pris les rênes du pouvoir à la suite d’une campagne électorale très antisoviétique, basée notamment sur l’enlisement de la guerre de Corée. En janvier 1943, il avait menacé d’utiliser l’arme atomique contre la Chine. L’urgence pour les soviétiques était de prendre au plus vite des mesures pour diminuer les tensions Est-Ouest : le 27 mars, une amnistie libérait 10 000 apparatchiks, le 4 avril, les médecins du « complot des blouses blanches » étaient innocentés, le 10 juin, Moscou annonçait renoncer à ses revendications sur la Grèce, puis sur Israël, et surtout le 30 mars, Zhou Enlai, chef d’état chinois, le ministre des Affaires étrangères de la République de Chine annonçait des concessions pour permettre de
débloquer les négociations sur la Corée. Informé par un rapport de Kurchatov sur l’arme thermonucléaire, testé par les Américains le 1er mars dans le Pacifique, Malenkov a proclamé publiquement qu’une guerre entre les Etats-Unis et l’URSS, « considérant les moyens modernes de combat, signifierait la fin de la civilisation mondiale ». C’était un changement révolutionnaire par rapport à l’enseignement constant de Lénine et de Staline selon lequel, en cas de conflit, le socialisme triompherait grâce à sa supériorité scientifique. C’était très gênant politiquement car la guerre n’était plus un moyen de faire progresser la révolution, ce qui remettait en cause la doctrine léniniste.


Nikita Khrouchtchev et Georgi Malenkov
La lutte de pouvoir au sein du Politburo ne fut pas résolue par l'élimination de Bérya. Malenkov cherchait à renforcer son pouvoir en s’appuyant sur l'appareil politique civil, qu'il cherchait à étendre en réorganisant le gouvernement et en lui donnant plus de pouvoir aux dépens du Parti. Il a tenté également d'obtenir le soutien du peuple en baissant le prix des produits de base et en abaissant le montant des souscriptions d'obligations d'État qui étaient depuis longtemps imposées aux citoyens soviétiques. De son côté, Khrouchtchev a cherché à renforcer son pouvoir grâce au Parti. Si dans le système soviétique, le Parti devait être l'entité dominante, il avait perdu beaucoup de son influence sous Staline qui avait accaparé l'essentiel du pouvoir pour lui-même. Khrouchtchev a compris qu'avec un Præsidium divisé par les luttes d'influence, le Parti et son Comité central pouvaient retrouver leur pouvoir d'antan. Il a rassemblé le soutien des membres importants du Parti et est parvenu à nommer ses sympathisants à la tête des principales instances du pouvoir et à les faire entrer au sein du Comité central.
Khrouchtchev disposait d'informations compromettantes sur Malenkov tirées des dossiers secrets de Bérya. Alors que les procureurs soviétiques enquêtaient sur les atrocités de Staline vers la fin de son règne, dont l'affaire de Leningrad[3], ils ont découvert des preuves de l'implication de Malenkov. En février 1954, Khrouchtchev a remplacé Malenkov à la tête des réunions du Præsidium. L'influence de Khrouchtchev a continué de s'accroître avec l'allégeance des principaux représentants locaux du Parti et le placement de ses candidats à la tête du KGB.
Lors d'une réunion du Comité central en janvier 1955, Malenkov a été mis en accusation pour son implication dans les atrocités et le comité a voté une résolution l'accusant d'avoir participé à l'affaire de Leningrad et d'avoir facilité l'ascension de Bérya. Lors d'une réunion du Soviet suprême le mois suivant, Malenkov a été destitué en faveur de Bulganin à la surprise des observateurs occidentaux. Malenkov est resté au Præsidium en tant que ministre des Centrales électriques.
[1] Nikita Khrouchtchev, Souvenirs, Robert Laffont ; édition L'Histoire Que Nous Vivons, 1971
[2] Au plénum du Comité central du mois d’avril 1954, Malenkov fut vivement critiqué par Khrouchtchev et Molotov sur cette déclaration et du réaffirmer la ligne orthodoxe du Parti : « une agression atomique de la part de l’Occident « serait écrasée par les mêmes armes et conduirait à l’effondrement du système social capitaliste ». Cette controverse fut l’une des causes de la chute de Malenkov en février 1955.
[3] Série de procès intervenue contre des membres du Parti communistes de l’oblast de Leningrad soupçonnés de vouloir construire un nouveau Parti communiste. Plus de deux mille personnes ont été arrêté sous les accusations formulées par Malenkov. L’affaire de Leningrad a coûté la vie à plusieurs centaines de cadres du parti de la région.