5. Du NII-1 au NII-4, les travaux de Tikhonravov
En février 1948, lors d’une réunion du Conseil scientifique et technique du NII-4, Mikhail Tikhonravov a présenté un rapport intitulé "Moyens d'augmenter la portée de tir des missiles balistiques à propergol liquide". La présentation décrivait un concept de fusée à plusieurs étages. Selon les mémoires des participants, les membres du conseil sont restés sceptiques. Blagonravov, le président de l’Académie aurait qualifié le projet d’intéressant, mais il n’a pas souhaité le faire cautionner par l’Académie, le qualifiant d’assez farfelu. Sans se décourager, au début de l'été 1948, Tikhonravov a convaincu son patron, le général Alekseï Nesterenko, du NII-4, de faire une nouvelle présentation sur les fusées à plusieurs étages et les satellites lors de la prochaine session d'été de l'Académie des sciences de l'artillerie. Après quelques tensions et hésitations causées par la nature assez excentrique du sujet, le président de l'Académie des sciences de l'artillerie, Anatoly Blagonravov a accepté à contrecœur la proposition de Tikhonravov. "Faîtes que nous n’ayons pas à rougir ensemble …", aurait dit Blagonravov à Tikhonravov et à ses associés du NII-4.[2]
La session a lieu le 14 juillet 1948. Tikhonravov a présenté son rapport intitulé "Moyens d'atteindre une longue portée de tir avec des missiles", expliquant qu'en "regroupant" plusieurs fusées dans un seul véhicule, il serait possible d'atteindre une portée de vol illimitée et de lancer un satellite en utilisant la technologie existante. Comme prévu, le rapport n'a pas impressionné la majorité des dignitaires de l’Académie. Un haut responsable militaire a déclaré : "L'institut ne doit pas avoir grand-chose à faire pour décider de présenter un sujet aussi fantaisiste »[3]. Korolev a été l'un des rares à être intéressé par la présentation, disant à Tikhonravov à la fin de son intervention :" Nous devons discuter de choses sérieuses… »[4]. Pour Korolev, ce rapport était très intéressant pour l’avenir et l’exploration spatiale. Cependant, c’était trop tôt pour Korolev, qui dans le climat politique de l’après-guerre et la surveillance constante de la police sécrète, ne souhaitait pas mettre son travail et peut-être sa vie en péril en se détournant de l’objectif gouvernemental qui lui avait été fixé.


Un dessin du VR-190, première conception d'un vaisseau spatial piloté. Conçu par Mikhaïl Tikhonravov au NII-1 en 1945, le VR-190 transporterait deux "stratonautes" attaché en position verticale pour un vol de 200 kilomètres dans l'atmosphère.
Mikhail K. Tikhonravov, l'homme qui avait conçu la première fusée soviétique à propergol liquide, le GIRD09, était, comme beaucoup d'autres ingénieurs du NII-3, passé de projet en projet, d'abord à cause des purges, puis à la suite de la guerre. Après l'arrestation de Korolev en 1938, les deux hommes avaient suivi des chemins différents. Tikhonravov avait créé le département n°2 du NII-1 au cours des dernières années de la guerre pour développer une fusée à propergol solide et pour réaliser des expériences scientifiques. Après l’échec de son projet de fusée, il s’était lancé dans un projet beaucoup plus ambitieux qui lui tenait à cœur depuis la fin des années 30. Il avait travaillé avec un groupe d’ingénieur au développement d’une fusée qui pourrait transporter deux passagers à 190 kilomètres d’altitude. Désigné VR-190, c’était le tout premier projet concret en Union soviétique visant à lancer des humains dans l’espace. Le plan de Tikhonravov prévoyait l'utilisation d'une fusée A-4 modifiée avec un cône récupérable contenant un cockpit pressurisé pour transporter deux "stratonautes ». Les passagers resteraient en position verticale dans la capsule depuis le lancement jusqu'à l'atterrissage. Tikhonravov s’appuyait sur quatre objectifs principaux pour défendre son projet :
• Mener des recherches sur les effets de l'apesanteur sur l'homme dans l’espace.
• Réaliser des recherches sur les déplacements du centre de gravité dans la cabine et le mouvement du centre de gravité suite à la séparation du cône avant de la fusée.
• Acquérir des informations sur la densité, la pression et la température de la haute atmosphère.
• Tester la fiabilité opérationnelle des instruments de la séparation, de la descente, de la stabilisation et de l’atterrissage du cockpit.
Tikhonravov avait confié le développement de la cabine spéciale du VR-190 à A. V. Afanasyev, concepteur à l’OKB-115. Les travaux sur un système de parachute pour la capsule de récupération avaient commencé simultanément en mai 1946. De nombreux aspects de la conception du VR-190 étaient remarquablement avancés pour l'époque. Dans sa conception de l'engin spatial, Tikhonravov proposait déjà l'utilisation de plusieurs éléments, qui seraient adoptés dans les vaisseaux spatiaux pilotés par les soviétiques au début des années 1960 :
• Un système de parachute pour revenir sur Terre
• Un moteur de fusée de freinage pour un atterrissage en douceur de la cabine au sol
• Un système utilisant des boulons explosifs pour séparer la cabine du lanceur
• Une sonde spéciale sous la cabine pour servir de capteur pour déclencher les moteurs à atterrissage en douceur
• Un cockpit pressurisé avec des systèmes de survie entièrement équipés, évitant ainsi le besoin d'une catapulte ou de sièges éjectables
• Un système de contrôle moteurs à faible poussée pour manœuvrer le véhicule pendant sa trajectoire verticale au-delà de l'atmosphère
Plus impressionnant encore, Tikhonravov avait proposé l'utilisation d'un bouclier thermique protecteur, une conception qui n'est pas sans rappeler celle utilisée plus tard sur le vaisseau spatial Soyouz. Tikhonravov avait tenté de porter son idée devant les dirigeants soviétiques, et en juin 1946, il avait écrit avec son adjoint, Nikolay G. Chernyshov, une lettre à Staline sur le VR-190 : « Cher camarade Staline. Nous avons développé un projet pour une fusée soviétique de haute altitude pouvant emporter deux humains et un appareil scientifique à une altitude de 190 kilomètres. Le plan est basé sur l'utilisation de l'équipement du missile V-2 capturé, et permet une réalisation dans les plus brefs délais… Pour le retour, la cabine est équipée de parachutes et d’une unité de freinage. La réalisation pratique du projet serait possible, compte tenu de la
création des conditions requises, dans un an environ… »[1]. Le projet a été reçu avec enthousiasme par les ministres et par Staline lui-même qui a répondu que « la proposition était intéressante et qu’il fallait l’examiner pour sa réalisation ». Cela étant, la bureaucratie soviétique a enterré le projet et le ministère de l'industrie aéronautique n'a jamais entrepris de financer l'idée. Le rapport de Tikhonravov s'est retrouvé sur une étagère du ministère recouvert de poussière.


Anatoliy A. Blagonravov, directeur du NII-4
Fin 1946, le NII-1 a été réorganisé pour effectuer des travaux spécifiques sur le bombardier antipodal Sanger-Bredt. Le groupe de Tikhonravov a été transféré à l’institut militaire NII-4 où la recherche scientifique était entièrement orientée vers la défense. Le NII-4 a été rapidement placé sous l'égide d'une nouvelle entité, l'Académie des sciences d'artillerie de l'URSS. Créé le 1er octobre 1946, cette académie, dirigée par le lieutenant général Anatoliy A. Blagonravov, avait été créée pour former une nouvelle génération d'experts en artillerie aux théories techniques des missiles balistiques à longue portée. Pour le groupe Tikhonravov, le travail au NII-4 était bien éloigné du projet VR-190. Korolev et Tikhonravov n’avaient pas coordonné leur projet. Ils en ont discuté ensemble au milieu de 1945, mais Korolev était clairement engagé dans ses projets personnel à l’époque, et ne souhaitait pas s’investir dans une aventure très novatrice, un an seulement après sa libération du Goulag. De plus, Korolev n’était pas convaincu, contrairement à Tikhonravov que l’avenir des vols spatiaux habités se trouvait dans les missiles balistiques. Ce n’est qu’après-guerre que sa stratégie a changé, certainement motivé par les succès du missile allemand A-4.
Les réorganisations au sein du NII-1 et du NII-4 ont ralenti le projet VR-190, et au début de 1947, une grande partie de l'élan initial était perdu. La même année, Tikhonravov s’est retiré des travaux sur le projet et a délégué le programme à une autre subdivision de l'institut. En 1948, le Conseil a autorisé la poursuite des travaux en remplaçant les humains par des chiens. L'année suivante, l'institut a finalement
mis fin au projet, probablement motivé par les propres plans de Korolev de transformer le R-1 en missile à des fins scientifiques. Ainsi se sont terminé les premières études sérieuses en Union soviétique sur l'intérêt des vols spatiaux habités. La question ne sera pas reprise avant plusieurs années. En septembre 1947, Tikhonravov a créé au sein de son département un petit groupe d’étude pour mener des recherches sur le développement de fusée à plusieurs étages. Ce département a été confié à Pavel I. Ivanov. En décembre 1947, le capitaine Igor Yatsunsky, qui avait rejoint le groupe de Tikhonravov environ quatre mois plus tôt, a rédigé un rapport sur le « paquet de fusées », un concept proposant plusieurs fusées combinées en un seul véhicule. Ce rapport sera l'un des premiers documents sur le sujet, base d'une décennie d'efforts pour créer une fusée à plusieurs étages et le premier lanceur spatial au monde. En 1948, Mikhail Tikhonravov avait montré qu'il serait possible de « regrouper » plusieurs fusées existantes dans un seul véhicule, atteignant ainsi la vitesse nécessaire pour mettre en orbite un satellite d'une masse considérable. Reprenant les théories de Tsiolkovsky sur les « trains-fusées », Tikhonravov avait fait valoir qu'elles pouvaient être appliquées à la fusée R-2 déjà volante ou même à la fusée R-3, qui était sur la planche à dessin du bureau d'études de Korolev. La configuration possible d'une telle fusée était rédigée, les trajectoires de vol calculées et divers systèmes de commande de vol évalués. A peu près à la même époque, les associés de Tikhonravov ont également étudié une configuration possible du satellite artificiel et ses modes de vol possibles.


Tikhonravov et Korolev à la cérémonie du 90ème anniversaire de Tsiolkovsky le 17 septembre 1947
Malgré l'arrêt du travail sur ce sujet, le discours historique de Tikhonravov en juillet 1948 a marqué le début d’une coopération intensive entre Korolev et lui. Ils se connaissaient depuis 1927, lorsqu'ils s’étaient rencontrés en tant que jeunes pilotes de planeur, travaillant ensemble pendant les années 1930 au GIRD et au NII-3. Dans les années d'après-guerre, bien qu'officiellement dans deux organisations différentes, ils avaient rétabli une communication informelle. Poussé par les études initiales des lanceurs de satellites au NII-4, il semble que Korolev ait décidé de prendre l’initiative et d'approcher la direction soviétique en proposant de financer le lancement d'un satellite artificiel. Pour Korolev, ni Blagonravov ni Nesterenko n'avaient le poids politique nécessaire pour traiter une telle demande. Il a donc choisi de porter le sujet devant Staline lui-même. C'était une décision risquée à prendre, mais elle souligne clairement les véritables intentions de Korolev. Son groupe au NII-88 travaillait officiellement sur les fusées militaires, mais l’objectif ultime de demeurait l'exploration spatiale.
[1] Valeriy Baberdin, Military Space Started Here and Not Only Military (English title), Krasnaya Zvezda, April 30, 1994, p. 4.
[2] Yaroslav Golovanov, The Beginning of the Space Era, Pravda, October 4, 1987, p. 3.
[3] Ibid
[4] Ibid