an abstract photo of a curved building with a blue sky in the background

Un mois sur la Lune

En juillet 1969, lorsque la fusée N1 avait explosé sur sa plate-forme de lancement à Tyura-Tam, personne n’avait imaginé qu’il faudrait attendre deux années pour voir un nouveau lancement de la N1. L'enquête sur l'accident s'est terminée en juillet 1970. Mais ce n’est qu'en mai 1971 qu'une des sous-commissions a présenté ses conclusions, concluant que l'explosion s'était produite en raison d'un problème dans un capteur d'oxygène. En décembre 1970 et janvier 1971, le Conseil des concepteurs s’est réuni à plusieurs reprises pour envisager les préparatifs du nouveau lancement. Pourtant, ces préparatifs se sont enlisés dans des retards techniques. Finalement, c’est fin mai 1971 que la fusée est déplacée vers la deuxième rampe de lancement du site 110L. Celui-ci était resté intact après la catastrophe de l’été 1969.

La charge utile était une maquette du LOK et du LK. L'objectif premier de la mission était de tester, le plus simplement possible, le fonctionnement des trois premiers étages de la N1. Aucune opération lunaire n’était prévue. Le site a subi de violentes pluies, assez anormale pour la saison, pendant que la fusée attendait sur le pas de lancement. Les ingénieurs étaient inquiets des effets de la pluie sur les circuits électroniques. Certains membres de la Commission d'État ont proposé de ramener le propulseur dans le bâtiment d'assemblage, et de le "sécher", mais Mishin s'y est opposé, craignant que cette décision n’entraine un nouveau retard important. Mishin a obtenu gain de cause et la date de lancement a été fixée au 22 juin, soit simplement deux jours plus tard que la date initiale. Le 24 juin, Kamanin a écrit dans son journal :

Le lancement du N1 a de nouveau été reporté. Maintenant, Mishin espère le faire décoller le 27 juin, mais il y a tellement de pannes et de dysfonctionnements que cette date peut aussi s'avérer irréaliste. Le général Aleksandr G.J Karas a appelé aujourd'hui du site de lancement. Il est abattu. L'équipement de télémétrie du N1 a lâché et il y a d'autres dysfonctionnements importants qui peuvent encore retarder le lancement.[1]

Troisième lancement de la fusée N1, le 27 juin 1971

Finalement, la fusée a été lancée le 27 juin 1971 à 2 heures quinze minutes huit secondes, heure de Moscou. Dès le décollage, la télémétrie au sol a indiqué que le système de contrôle du roulis se comportait anormalement. A T+48 secondes, le roulis a continué d’augmenter fragilisant la fusée. Trois secondes plus tard, le système KORD a éteint les moteurs. La fusée s’est écrasée à une vingtaine de kilomètres de la plate-forme de lancement, créant un cratère de trente mètres de large et quinze mètres de profondeur. Il s’agissait du troisième échec de la fusée. Le moral des équipes était au plus bas. Malgré les échecs consécutifs, de nombreux responsables continuaient à croire que l’avenir du programme spatial dépendait de la fusée N1.

Mais en 1971, le programme d’alunissage L3 était dans une situation tout aussi critique que la fusée N1. En l’espace de trois ans, de nombreuses technologies et conceptions du programme L3 étaient devenus obsolètes. Pour réagir à Apollo, les Russes souhaitaient une mission beaucoup plus ambitieuse. En avril 1969, Mishin avait dit à Brejnev que son bureau d'études travaillait sur un projet lunaire capable d’emmener un équipage de trois cosmonautes pendant une longue durée sur la Lune et équipé pour parcourir d’importantes distances sur la surface lunaire. En janvier 1970, ce projet a pris le nom de L3M, version améliorée du L3.

Le projet d’alunissage du L3M dépendait de deux améliorations majeures : une amélioration du N1 et la refonte du L3. Le projet reposait principalement sur la capacité à utiliser des propulseurs oxygène-hydrogène permettant des expéditions sur la lune de trois membres d'équipage.

Même si Mishin soutenait la proposition du L3M, aucun décret officiel n’avait été publié. Keldysh restait plus mesuré sur le sujet, il avait indiqué que le TsKBEM devait d'abord perfectionner l'ancien N1-L3 avant de passer au L3M. Pour lui, les financements octroyés ne permettaient pas de soutenir les deux projets. Pour Mishin, la réussite du projet passait par le développement des étages supérieurs à haute énergie. Pour tester complètement ces derniers avant leur utilisation réelle dans une mission lunaire, les ingénieurs de Mishin, en avril 1970, ont proposé de développer une version plus petite du N1, appelée N11. La N11 était une fusée à trois étages. La N11 utiliserait les deuxième, troisième et quatrième étage de la N1. Cela lui donnerait une masse au décollage de 700 tonnes métriques et une charge utile de 20 tonnes métriques en orbite terrestre basse. En octobre 1970, Mishin a rencontré Brejnev pour l’informer du déroulement du programme d'alunissage piloté. La création d'un complexe N1-L3 amélioré - en fait la proposition N1-L3M - et l'utilisation d'étages supérieurs à haute énergie pour le N1 et le N11 étaient à l’ordre du jour. Mais le TsKBEM manquait manifestement de fonds pour construire des bancs d'essai pour les tests.

Mais en 1969, alors que la NASA faisait déjà voler plusieurs étages supérieurs à hautes performances, les ingénieurs soviétiques s’interrogeaient toujours sur l'importance de telles combinaisons de propulseurs. Mishin a rencontré à de nombreuses reprises Isayev et Lyulka, qui poursuivaient les études et le développement commencés depuis 1961 sur deux moteurs à hautes performances. La première utilisation russe de l'hydrogène comme carburant était prévue pour les étages de fusée de taille relativement petite (avec jusqu'à 50 tonnes de carburant). Ces étages, désignés blocs S et R, devaient être introduits à la place des blocs N1 G et D dans le cadre du complexe de satellites lunaires L3M modernisé.

Ainsi, si ses plans étaient approuvés, les Soviétiques transporteraient le matériel L3 restant vers la Lune au milieu des années 1970, commenceraient les missions L3M avancées à la fin des années 1970, puis entamerait lentement la construction de bases lunaires au cours des premières années de la décennie suivante, initiant peut-être la première colonisation de la Lune.

Ironiquement, au moment même où les Soviétiques conceptualisaient ces grands projets, le programme spatial civil américain souffrait du malaise post-Apollo. La NASA avait eu du mal à faire face à ses succès. Après avoir été une agence à thème unique, les dirigeants de la NASA étaient confrontés au problème de la baisse des ressources financières et humaines pour créer des projets durables pour l’avenir. L'idée était de créer un « accès de routine à l'espace », c'est-à-dire un véhicule navette qui desservirait les futures stations spatiales et transporterait des satellites scientifiques dans l'espace. A l'automne 1969, La NASA espérait que le président Richard M. Nixon approuverait un plan ambitieux de construction d'une station spatiale, d’une navette spatiale, et d'un projet piloté vers Mars. Mais les ressources financières s’amenuisaient, le plan ambitieux a finalement été réduit à la navette spatiale, qui elle-même a été repensée plusieurs fois pour répondre aux contraintes budgétaires, sacrifiant ainsi une grande partie de sa raison d'être originale, à savoir « l'accès de routine à l'espace ». En janvier 1972, Nixon a rencontré l'administrateur de la NASA James C. Fletcher et a publié une déclaration annonçant la décision de « procéder immédiatement au développement d'un tout nouveau type de système de transport spatial conçu pour aider à transformer la frontière spatiale des années 1970 en territoire familier, facilement accessible pour l'activité humaine dans les années 80 et 90 »[2]. Sans station spatiale, ni mission sur Mars, les États-Unis se retrouvaient avec un projet d'exploration spatiale piloté qui manquait de vision concrète. A cette période, l'Union soviétique ciblait la Lune et la construction de nouvelles stations spatiales, notamment la petite DOS et la géante MKBS.


[1] Nikolay Kamanin, “I Feel Sorry for Our Guys” p. 12, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.

[2] Roger D. Launius, NASA: A History of the U.S. Civil Space Program, Editions Krieger Publishing Co., 1994.

L3M - Vues en coupe des premiers et derniers modèles d'atterrisseurs lunaires habités L3M

Bien qu'il ait été discuté au niveau de la Commission militaro-industrielle en octobre 1970, en décembre, des doutes persistaient sur la faisabilité de construire rapidement le N11. Finalement, il a été complètement abandonné. Les ingénieurs de Mishin devraient passer directement du N1 à sa version modifiée avec des étages à haute énergie.

Mishin a tout de même été autorisé à poursuivre le développement du bloc SR, étape très importante de son projet. Ce bloc devait remplacer les blocs R et S. Le Bloc SR serait un étage supérieur universel pour lancer des appareils spatiaux lourds en orbite géostationnaire et pour envoyer des stations automatiques lourdes vers d’autres planètes. Sa mission principale serait de servir d'étage d'insertion en orbite lunaire pour la mission L3M. Après études, les ingénieurs ont adopté le moteur 11D56M du concepteur en chef Isayev qui présentait les meilleures caractéristiques. Le Bloc SR était équipé de deux des 11 moteurs D56M d'Isayev avec un régime de poussée initial de 15,08 tonnes et un régime de poussée moyen de huit tonnes. Il était capable d'être tiré jusqu'à cinq fois sur une période de onze jours dans un état d'apesanteur et de vide, c'est-à-dire dans l'espace lointain. Les caractéristiques de performance de ce premier moteur soviétique à hydrogène liquide-LOX étaient remarquablement élevées, pouvant être comparé au moteur Centaur RL-10 de la NASA en termes d'impulsion spécifique.

La décision de choisir le moteur 11D56M d'Isayev plutôt que le moteur 11D57 de Lyulka pour Bloc SR n’était pas uniquement basé sur des considérations techniques. De nombreuses luttes bureaucratiques internes ont également guidé ce choix. Le moteur de Lyulka a rencontré de sérieux problèmes techniques en 1970. En juillet, il était clair que son programme d'essais était en retard. Les problèmes techniques ont été aggravés par des jalousies interministérielles. L'organisation de Lyulka, le bureau d'études de l'usine Saturn, faisait partie du ministère de l'Industrie de l'aviation, assez éloigné de l'industrie spatiale soviétique, qui faisait partie du ministère de la Construction générale des machines. Afanasyev, à la tête de ce dernier, n’était pas disposé à ce qu'un concepteur en chef de l'industrie aéronautique « interfère » dans le programme N1 -L3.

En 1971, avec l’intégration du bloc SR, une nouvelle définition plus précise de la proposition N1-L3M a été présentée. Le plan reposait sur le N1F, un N1 amélioré qui incorporait des évolutions à chacune de ses étapes. Les trois premiers étages utilisaient les nouveaux moteurs de Kuznetsov capables de tirs multiples, qui étaient en cours de développement depuis 1970. Chaque moteur de remplacement avait le même niveau de poussée que son prédécesseur. Les quatrièmes et cinquièmes étages seraient remplacés par un seul étage supérieur à haute énergie, le Bloc SR.

Le plan de vol L3M utilisaient deux de ces N1F pour mener à bien la mission. Chaque N1F lancerait sa charge utile vers la Lune en utilisant son propre Bloc SR pour accélérer l'injection translunaire. Près de la Lune, les mêmes étages se déclencheraient pour mettre leurs charges utiles respectives en orbite lunaire. Une fois sur place, les deux étages Bloc SR seraient mis au rebut et l'étage Bloc DM s'arrimerait au LKM, variante de l’atterrisseur lunaire LK. Si, pour une raison quelconque, l'amarrage échouait, les cosmonautes pouvaient revenir sur Terre dans leur vaisseau spatial LKM sans avoir à effectuer de sorties extravéhiculaires superflues. Si l’amarrage réussissait, le Bloc DM ralentirait le complexe depuis l'orbite lunaire et initierait une descente motorisée vers la surface lunaire.

la section de propulsion du vaisseau spatial LOK avec le bloc D en arrière-plan

Comme dans le plan L3 précédent, lorsque les propulseurs du Bloc DM seraient épuisés, le LKM prendrait en charge la partie restante de la descente vers la surface en utilisant son propre moteur. Selon la taille de l'équipage, le séjour sur la Lune durerait de cinq (trois cosmonautes) à quatorze jours (deux cosmonautes). Une fois l'exploration terminée, les cosmonautes décolleraient de la Lune dans le compartiment de vie, laissant derrière eux l’étage de descente à la surface. Une nouvelle fois, utilisant son propre moteur, il tirerait directement sur une trajectoire Trans terrestre.

Le plan N1F-L3M offrait l'espoir de mener à bien une série d'impressionnantes missions d'alunissage. Cependant, le Politburo ne semblait pas prêt à s’engager dans ce plan qui nécessitait des financements complémentaires sans avoir réglé la question de l’ancien projet du L3. Qu’en faisait-on ? Le Politburo a signé une ordonnance le 17 février 1971 créant une nouvelle Commission d’Experts, sous la présidence de Keldysh pour répondre à cette question. La Commission a demandé le 31 mai à TsKBEM de préparer une proposition concrète sur l'avenir du programme N1-L3 d'ici le 15 juin. Mishin a proposé de poursuivre l’exploration lunaire pilotée en trois étapes :

  •  Utilisez le N1-L3 pour des vols lunaires-orbitaux pilotés avec atterrissages automatiques du LK

  •  Utilisez le N1-L3 pour un atterrissage lunaire, en utilisant à la fois le rendez-vous en orbite terrestre (pour apporter l'équipage) et le rendez-vous en orbite lunaire

  •  Utilisez le N1 F-L3M pour relier des éléments en orbite lunaire pour un atterrissage lunaire prolongé, puis revenez directement sur Terre

La pression pour abandonner complètement le plan L3 était très forte. Lors d'une réunion fin juillet, le ministre de la Construction mécanique générale Afanasyev, le président de l'Académie des sciences Keldysh et le chef de la direction du ministère, Kerimov, ont convenu que le complexe N1-L3 original devait être abandonné. Mishin devait poursuivre et engager ses ressources pour parfaire le plan L3M. Il devait présenter son avant-projet début 1972.

Le 15 mai 1972, le Conseil des concepteurs en chef du programme lunaire a adopté officiellement le plan N1F-L3M, intitulé « Propositions techniques pour la création du complexe N1-L3M ». Glushko a, lui aussi, signé le document final, alors qu’il s’y était opposé au début. Contrairement au chaos qui avait marqué la naissance du N1-L3 au début des années 60, ce nouveau projet n’était pas né d'une lutte jalouse entre les principaux concepteurs, ni d'impératifs politiques extérieurs. Pour la première fois dans un grand projet spatial soviétique, le rythme n’était pas dicté par les progrès des États-Unis.

Le projet L3M s’accompagnait de plans de création de bases permanentes habitées sur la surface lunaire. Les ingénieurs avaient conçu une véritable flotte de divers véhicules ressemblant à des insectes pour travailler sur la surface lunaire. L'atterrisseur L3M servirait de véhicule de transport vers la surface lunaire, et plus tard les N1 apporteraient rovers et balises, construits par le Bureau de conception Lavochkin. Les plans à long terme comprenaient l'extraction de l'hélium-3, de l'hydrogène, de l'oxygène, du silicium, du titane, de l'aluminium et du fer.

Tous ces projets dépendraient du succès des lancements futurs du N1. Leur succès serait essentiel pour convaincre les dirigeants soviétiques que le projet de fusée N1 devait être poursuivi et financé à long terme. En attendant une décision formelle sur le L3M, Mishin a choisi de continuer obstinément à évaluer en vol les vaisseaux spatiaux auxiliaires LOK et LK car une grande partie de la technologie de ces véhicules serait utilisée sur le L3M.

Maquette du L3M