Le vol historique de Gagarine
réalisée avec succès par l'Union soviétique, un pays complètement dévasté par la guerre seize ans plus tôt, rend cette réalisation encore plus impressionnante. En 1961 le « dégel de Khrouchtchev » était en déclin et la pression idéologique de la guerre froide se faisait sentir. Le vol de Gagarine insufflait l’espoir d’un avenir radieux. Il était encore difficile de réaliser ce que les vols spatiaux habités apporteraient exactement à la patrie et à l'humanité, mais chaque citoyen de l'Union soviétique sentait qu'il ou elle avait personnellement pris une part dans cette grande entreprise : ce n'était pas un Américain ou un Européen, mais un homme de Smolensk qui, grâce au travail des scientifiques et aux efforts de toute la nation, avait accompli cet exploit[6]. Contrairement aux États-Unis, l'URSS était partie d’une position extrêmement désavantageuse. Son infrastructure industrielle avait été ruinée et ses capacités technologiques étaient dépassées. Une bonne partie de ses terres avait été dévastée par la guerre et elle avait perdu environ 25 millions de citoyens. Une société totalitaire dévastée avec des machines désuètes venait de donner une leçon à une société démocratique dotée d'une technologie bien meilleure. Dans la course à l’espace, l'État totalitaire avait pris l’avantage.
[1] "Extrait de Ninutes Nº 322 du CC Presidium du 3 avril 1961, 'On the Launch of the Satellite-ship'", 03 avril 1961, Archive numérique du programme Histoire et politique publique, sélectionné, édité et annoté par Asif Siddiqi. Traduit par Gary Goldberg et Angela Greenfield. https://digitalarchive.wilsoncenter.org/document/260542
[2] Marie Jégo (Lettre de Russie), « La Russie atteinte de gagarinomania », lemonde.fr, 14 avril 2011 (ISSN 1950-6244).
[3] Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974
[4] Tass Communique on the World's First Flight of a Human into Cosmic Space" (English title), Pravda, April 13. 1961.
[5] Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.
[6] Boris Y. Chertok, Rockets and People, vol. 3: Hot days of the Cold War, NASA, coll. « NASA History series » (no 4110), 2006, page 60
Après la mission Korabl-Spoutnik 5, Korolev est rentré à Moscou dans la soirée du 28 mars. L'après-midi suivant, lors d'une réunion de la Commission d'État présidée par le Président Rudnev, Korolev a présenté les résultats du programme complet Vostok et s’est déclaré prêt à lancer un humain en orbite sur le prochain vaisseau spatial Vostok 3A78. Dans la soirée, les principaux membres de la Commissions d’Etat se sont réuni pour rédiger un document officiel demandant l’autorisation du Parti communiste de lancer un humain dans l’espace. Le mémorandum reprenait les procédures d’urgences détaillées en cas d’évènements imprévus, la manière de communiquer l’évènement dans la Presse, notamment en cas d’échec. Sur une idée de Tikhonravov, la mission serait désignée dans la presse sous le nom de Vostok. Le mémorandum se terminait ainsi : « Nous demandons l'autorisation de lancer le premier vaisseau satellite soviétique avec un humain à bord et l'approbation pour la préparation de la planification des communiqués TASS. Le vol est prévu entre et le 10 et le 20 avril 1961 ». Le document était signé par le Président de la Commission militaro-industrielle Ustinov, le Président de la Commission d'Etat Rudnev, les « ministres » de l'industrie de la défense Kalmykov, Dementyev et Butoma, l'académicien Keldysh, le commandant des forces de missiles stratégiques Moskalenko, le commandant de l'armée de l'air Vershinin, par Kamanin, par le représentant du KGB lvashutin et le concepteur en chef Korolev.
Le 3 avril, trois jours après la réception du mémorandum de la Commission d'État, le décret a été approuvé par le Présidium du Comité central[1]. Pendant ce temps, les ennuis ont continué au niveau de Vostok. Le 3 avril, des problèmes sur le système de survie n’étaient toujours pas résolues. Korolev et l’équipe des six cosmonautes sélectionnés sont arrivés à Tyura-Tam dans l’après-midi du 5 avril, suivi par Rudnev le lendemain. A ce stade, le principal sujet de discussion était le système de survie et les résultats des tests supplémentaires de la combinaison spatiale et du système d'éjection. Les doutes ont été levés assez rapidement. Gagarine et Titov, les deux cosmonautes pressentis, se sont entrainés dans le vaisseau prêt à voler.


Youri Gagarine (debout) rend officiellement compte à la Commission d'État de son état de préparation pour le vol. Kamanine est à gauche de Gagarine, Titov (assis, la tête baissée est à droite.
Le 8 avril, la commission d’Etat a abordé le choix du pilote. Kamanin a joué un rôle majeur dans ce choix. Gagarine et Titov avaient parfaitement réussi les entrainements, Gagarine avait devancé Titov aux examens de janvier. Gagarine faisait office de favori, mais Titov avait le soutien de Kamanin. Le responsable de l'Union soviétique Nikita Khrouchtchev, à qui on a demandé sa préférence, les a mis sur un pied d'égalité et c'est finalement la commission de Kamanin qui a tranché en faveur de Gagarine. La meilleure résistance physique de Titov, qui en faisait un candidat idéal pour le deuxième vol programmé qui était beaucoup plus long, ainsi que ses origines sociales, peuvent également avoir joué contre lui : il était issu des classes moyennes alors que Gagarine avait des origines beaucoup plus humbles et incarnait à ce titre « l'idéal de l'égalité soviétique ». Korolev a ouvert la réunion avec un discours optimiste, tant sur le passé que sur l’avenir du programme : « Cela fait moins de quatre ans que le lancement du premier satellite est prêt pour le premier vol d’un humain dans l’espace. Six cosmonautes sont présents ici et chacun d’eux est prêt à faire le premier vol. Il a été décidé que Gagarine volerait en premier, d’autres suivront; dès cette année, 10 vaisseaux Vostok seront prêts. ... Nous sommes confiants, le (premier) vol a été préparé avec soin et il se déroulera avec succès. Tout
le succès pour vous, Yuri Alexeïevitch. ». A la fin de la réunion, Kamanin s’est levé et a nommé officiellement Gagarine comme pilote principal et Titov comme sa doublure. Déçu, Titov n’a pas manifesté de signe de mécontentement, mais il n’a pas félicité Gagarine pour autant.


Youri Gagarine est né en 1934 à Klouchino près de Gjatsk (renommée Gagarine en son honneur en 1968) dans l'oblast de Smolensk, dans l'ouest de la Russie. Ses parents travaillaient dans la ferme collective d'un kolkhoze. Son père, Alexeï Ivanovitch Gagarine (1902-1973), était charpentier ; sa mère, Anna Timofeïevna Matveïeva (1903-1984) occupait l'emploi de laitière.
En 1941, lorsque la guerre avec l'Allemagne nazie a éclaté, Youri, qui était le troisième des enfants Gagarine, avait alors sept ans. Il venait d’étrenner son cartable d’écolier. Son village a été bombardé, ses ressources épuisées par les réfugiés qui affluaient à la suite de la première bataille de Smolensk puis, fin 1942, a été occupé par les troupes allemandes avant que la famille n'ait eu le temps de s'enfuir. Youri a grandi sous la brutalité allemande. Les scènes pénibles se multipliaient : son grand frère Valentin a été réquisitionné pour le STO (Service de travail obligatoire), sa sœur Zoïa aussi. Ils sont partis tous les deux dans un camp de travail forcé en Pologne. Ils ont réussi à survivre, puis à s'échapper avant de rejoindre les troupes soviétiques. Les parents n'ont appris qu'ils étaient toujours en vie qu'à la fin de la guerre. Boris, son petit frère a échappé à la pendaison grâce aux supplications de sa mère. Son père a été si gravement battu après avoir tenté de saboter un moulin qu'il est resté définitivement invalide. La famille a été expulsée de son isba par les soldats allemands et a dû creuser un abri primitif dans lequel elle a été obligée de vivre. La famille de Youri a survécu sous les bombardements et la famine. Malgré les risques, Youri s’est livré comme les autres enfants du village à de petits sabotages de la machine de guerre allemande.


Youri Gagarine à l'école militaire de pilotage K. E. Vorochilov d'Orenbourg
Au printemps 1944, les troupes soviétiques avançaient après l'offensive du Dniepr et le village a été libéré de l'occupant. Mais les habitations étaient détruites, le bétail exterminé ou emporté. La famille Gagarine a décidé de s'installer à Gjatsk où Alexeï travaillait à la reconstruction du village. Youri, qui n'avait plus fréquenté l'école depuis le début de la guerre, a repris les cours. Son professeur de physique avait fait la guerre dans l’armée de l’air en tant que pilote. Il passionnait les enfants et les entrainait dans une grande aventure pédagogique : la réalisation d’une maquette d’avion équipée d’un petit moteur à essence. Mais la vie a huit dans l’isba était compliqué, Valentin et Zoïa étaient revenus et s’étaient mariés. La promiscuité était difficile. Youri voulait s’échapper de la vie pesante du village et annonça à ses parents qu’il allait entrer dans un centre d’apprentissage. Son père a tenté de le faire revenir sur sa décision puis l’a laissé partir en lui demandant de ne pas ternir le nom des Gagarine. Youri voulait aller à Moscou où vivait son oncle.
La rupture était compliquée, les écoles professionnelles de Moscou étaient complètes, finalement il a trouvé une place d’apprenti fondeur dans une banlieue malfamée à Lioubertsy. Il est entré dans le monde nouveau pour lui de la ville, du travail, de la métallurgie qui représentait l’industrie lourde et noble de l’époque. A l’été 1951, encarté aux Jeunesses communistes, il avait en poche son certificat de fondeur et a été admis à l'Institut technico-industriel de Saratov dans le Sud-Est de la Russie. Cette école formait des techniciens dans le domaine des machines agricoles et il y a suivi des cours durant quatre années.


C’est à Saratov qu’il a découvert les lectures de Tsiolkovski et qu’il a adhéré dès qu'il l’a pu au club de pilotage amateur de la ville. Dès son premier vol à bord d'un Yak-18, il a décidé qu'il serait aviateur. Par la suite, il a mené de front ses études à l'institut de Saratov et une formation pratique et théorique de pilote. En octobre 1955, il a décidé de franchir le pas : il a abandonné ses études à l'Institut, contre l'avis de son père qui lui a reproché de gaspiller l'argent de l'État, et est entré comme cadet dans une école de pilotage militaire. Son instructeur a été impressionné par ses capacités et l’a recommandé pour l'école militaire de pilotage K. E. Vorochilov d'Orenbourg. Dans cette ville, au cours d'un bal d'étudiants, il a rencontré une infirmière, Valentina Goriatcheva, qu’il a épousé un an plus tard, le 27 octobre 1957, avant d'obtenir son diplôme de pilote de chasse sur MiG-155. Il a alors été affecté dans une escadrille de chasseurs-intercepteurs à la base aérienne de Luostari située dans la région de Petchenga dans l'oblast de Mourmansk près de la frontière norvégienne au nord du cercle Arctique. Les conditions de vie étaient dures pour le jeune couple et leur première fille, Lena, est née en avril 1959. Leur deuxième fille, Galina, est née en mars 1961, 36 jours avant le vol de son père. L'entraînement était alors si intense qu'il a eu peu de temps à consacrer à sa fille et à sa famille. Sa femme, qui était supposée ne pas encore connaître l'objectif de son entraînement, a deviné ce qui se préparait, ce qui a accentué la pression sur le couple. Avant le lancement, les chances de réussite de
Youri Gagarine et son épouse Valentina Goriatcheva
Gagarine ont été estimées à 50 %. Le cosmonaute le savait. Deux jours avant le vol, il a écrit une lettre à sa femme : « J'ai confiance en la technique, elle ne devrait pas faillir, mais il arrive que des pilotes tombent et se cassent le cou. Cela pourrait m'arriver à moi aussi. Si c'est le cas, Valiouchka, ne soit pas trop triste ! La vie n'est pas garantie, on peut mourir aussi bien écrasé par une voiture... »[2]. De son côté, la direction soviétique s'attendait à tout.
Khrouchtchev avait demandé à Korolev lors d’une conversation si la réussite était garantie à 100%. « Tout ce qui était possible a été fait » avait répondu Korolev, ajoutant : « Bien entendu dans ce métier, il peut toujours se passer quelque chose d’inattendu… ». Trois communiqués avaient été préparés à l'avance : l'un en cas de réussite, l'autre en cas d'échec, le troisième au cas où la capsule atterrirait sur un territoire étranger. Dès que la date finale du lancement a été arrêté, Khrouchtchev a commencé à réfléchir à la publicité que cet événement mériterait après le vol. Il a catégoriquement rejeté la suggestion d'Ustinov d'amener Gagarine après l'achèvement de sa mission à Pitsunda, la résidence de vacances du dirigeant sur la mer Noire. Khrouchtchev a estimé que cela ressemblerait à un événement privé et il voulait une cérémonie publique spectaculaire. Il a proposé de rentrer à Moscou, d'accueillir Gagarine à l'aéroport de Vnoukovo avec « autant de magnificence que possible : radio, télévision et brefs discours », puis d'amener Gagarine au Kremlin pour une grande réception.
Parallèlement aux cosmonautes, Korolev et ses principaux adjoints Mishin et Chertok, se préparaient sur le site voisin au premier lancement du nouveau ICBM R-9, programme prioritaire pour l’Union Soviétiques. Le premier lancement du R-9 a lieu le 9 avril, après deux semaines de simulations au sol et d'élimination de problèmes, trois jours seulement avant le lancement prévu de Gagarine depuis le site. Au cours de la journée, de nombreux testeurs étaient occupés avec le R-7 pour le Vostok de Gagarine, tandis que la nuit, ils préparaient le premier R-9.




Le véhicule 8K72 No. E10316 emmené sur le pas de tir n°1 de Tyura-Tam
La veille du lancement de Gagarine, des témoins se souviennent de l’étrange tranquillité des cosmonautes. Gagarine a souri toute la journée, heureux d'avoir été choisi pour la mission. Ce soir-là, les deux hommes ont reçu un repas léger en compagnie du lieutenant général Kamanin. Ils se sont endormis à 21 h 30. Sergueï Korolev n’a pas fermé l'œil de la nuit : il redoutait une panne du troisième étage de la fusée, précipitant le vaisseau dans les eaux glacées au sud du cap Horn. Les opérations de pré-lancement ont commencé à 3h00 le 12 avril, juste avant l’aube. Le lanceur 8K72 a été déployé sur la rampe de lancement n°1 à Tyura-Tam. Une dernière très brève réunion de la Commission a eu lieu et a conclu que tout est OK. Youri Gagarine de son côté, a été réveillé à 5 h 30 du matin après une nuit de sommeil parfaite. Après un déjeuner léger à base d'aliments en tube, des techniciens l'ont aidé à enfiler sa combinaison spatiale SK-1 orange. Suivant une superstition commune chez les pilotes soviétiques, Gagarine ne s’est pas rasé. Moins d'une heure après le réveil, les cosmonautes étaient dans le bus, accompagnés de onze autres personnes, dont Nelyubov et Nikolayev et deux cameramen qui ont enregistré tout le voyage. De nombreuses photos de ce court trajet en bus montrent un Gagarine parfois pensif, qui ne semblait pas du tout affecté par le poids de l’évènement.
A leur arrivée sur le pad, Gagarine et Titov ont été accueillis par Korolev, Keldysh, Kamanin, Moskalenko, le président de la commission d'État Rudnev et d'autres fonctionnaires. Korolev a embrassé Gagarine qui plaisantait avec lui avant son décollage et a tenté de rassurer son responsable très inquiet. Korolev lui a dit qu'il espérait le voir un jour marcher sur la Lune. Le vol devait être entièrement automatique et les commandes de vol étaient bloquées. En cas d'urgence, Gagarine devait ouvrir une enveloppe qui contenait un code qu'il taperait pour libérer les commandes. Cette procédure a été violée par Korolev lui-même qui a soufflé le code dans le creux de l'oreille de Gagarine, mais il avait été précédé par plusieurs techniciens qui avaient fait de même, n'hésitant pas, ainsi, à risquer leur emploi... Après des étreintes de dernière minute avec Rudnev, Moskalenko et Korolev, Gagarine a été escorté jusqu'à l'ascenseur de service, où il s'est arrêté et a fait un dernier signe de la main avec excitation avant le trajet de deux minutes jusqu'au sommet. Titov est resté au pied de l’ascenseur.
Korolev, qui s'était installé dans le bunker de commandement et était en liaison avec le cosmonaute, était inquiet car le taux de succès du lanceur était de 50 % après seize lancements : il a pris des tranquillisants quelques minutes avant le tir. Gagarine déclarera plus tard : « Bien sûr que j'étais nerveux — seul un robot n'aurait pas été nerveux à un tel moment et dans une telle situation ».


Arrivé sur le pas de tir
Il n'y a pas eu de compte à rebours comme pour les vols américains, le vol a été lancé à l'heure prévue. A l'instant du départ, le pouls de Gagarine est passé brutalement de 64 à 157 battements par minute mais il s'exclama joyeusement « Poyekali ! » (Allons-y), un cri qui sera cité pendant des années dans les médias soviétiques. Il était 9 h 7 (heure de Moscou, 6 h 7 GMT). Alors que la fusée s'élevait, Gagarine a signalé qu'il ressentait l'accélération croissante mais affirmait ne pas en souffrir. A Korolev qui lui demandait comment il allait, il a répondu avec légèreté : « Bien, et vous ? ». Il a ressenti des difficultés à parler lorsque l'accélération a atteint 5 g. Le système télémétrique qui affichait la progression du vaisseau a donné quelques frayeurs au responsable du programme en indiquant par moments une trajectoire alarmante après la mise à feu du troisième étage. Environ deux minutes après le décollage, la coiffe aérodynamique qui recouvrait le vaisseau a été larguée comme prévu et le hublot situé à hauteur des pieds de Gagarine a été démasqué. Celui-ci s'est exclamé : « Je vois les nuages. Le site d'atterrissage… C’est magnifique ! Quelle beauté »[3].
L'insertion orbitale s'est finalement produite à T + 676 secondes juste après l'arrêt du moteur RD-0109 du troisième étage. Pour la première fois dans l'histoire, un être humain échappait aux liens de la gravité terrestre et entrait dans l'espace. La question restait de savoir de quel genre d’orbite il s'agis-
sait ! Pendant des décennies, d’innombrables livres avaient affirmé que le lancement de Gagarine était sans faille. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que la vérité a commencé à émerger. Des calculs ultérieurs ont montré que l’orbite de Gagarine se trouvait à 327 kilomètres au-dessus de la surface de la Terre, au lieu des 230 kilomètres prévus. Le dépassement de son apogée de près de 100 kilomètres posait des problèmes importants et dangereux. Comme Vostok n’avait pas de moteur de freinage de secours, son orbite prévue avait été calculée suffisamment basse pour permettre à l’air rarifié à cette altitude de ralentir l’engin spatial afin qu’il puisse rentrer dans l’atmosphère et atterrir 5-7 jours après le lancement sans aucune poussée supplémentaire. Vostok transportait suffisamment d’air, de nourriture et d’autres consommables vitaux à bord pour un vol de 10 jours. Cependant, vu l’orbite réelle de Gagarine, il aurait besoin de plus de deux semaines (30 jours selon une source) pour permettre le retour sur Terre, si le moteur de freinage ne fonctionnait pas correctement, condamnant le cosmonaute à une mort lente en orbite.

Cinquante-cinq minutes après le lancement, la célèbre voix de la radio soviétique Yuriy B. Levitan annonçait :
Le premier vaisseau satellite du monde "Vostok" avec un humain à bord a été lancé sur une orbite autour de la Terre depuis l'Union soviétique. Le pilote-cosmonaute du vaisseau spatial satellite "Vostok" est un citoyen de l'Union des Républiques socialistes soviétiques, major de l'aviation Yuriy Alekseyevich Gagarine.[4]
Gagarine est devenu le premier homme à voyager dans l'espace et le premier homme à effectuer une orbite autour de la Terre, accomplissant la prédiction de Constantin Tsiolkovsky, père de l'astronautique moderne, qui avait annoncé en 1935 que le premier homme dans l'espace serait soviétique. Gagarine était ému par la beauté de la Terre, bleue, ronde et à l'atmosphère si ténue. Il expérimentait l'impesanteur et constatait qu'il pouvait manger, boire et travailler normalement même s'il devait arrêter la rédaction de son journal de bord ayant perdu son crayon qui s'était envolé dans un coin de la cabine, la vis qui devait le retenir par un fil s'étant desserrée. Il est arrivé
Le vol de Gagarine
à la conclusion que l'apesanteur ne gênait pas le travail humain dans l'espace. Il a passé son temps en orbite à observer la Terre et à contrôler ses instruments. Aucune expérience n'était prévue. Comme les spécialistes avaient des doutes sur les capacités d'un homme soumis à l'apesanteur, l'ensemble des opérations était déclenché depuis le sol. Le vol se déroulant normalement, Gagarine n'a pas eu l'occasion de prendre le contrôle manuel. L'agence TASS a officialisé, 55 minutes après le lancement, la mise en orbite de Gagarine, qui à cette occasion a été promu major (il était premier-lieutenant). Les services de renseignement américains ont appris environ vingt minutes après le lancement qu'un vol habité avait eu lieu grâce à une de leurs stations d'écoute située en Alaska.


Le 12 avril 1961 à 9h07, "Poyekali !"
Après une orbite complète, les rétrofusées du vaisseau ont été mises à feu pour le freiner et déclencher la rentrée atmosphérique et le retour sur Terre ; mais cette manœuvre ne s’est pas passée comme prévu : le vaisseau a subi une secousse brutale puis a commencé à tourner sur son axe à la vitesse de 30 degrés par seconde. Gagarine a rapporté « Dès que TDU (moteur de freinage) s’est arrêté, il y a eu une forte secousse. L’engin spatial a commencé à tourner autour de son axe à très grande vitesse. La Terre passait dans le Vzor (fenêtre) de haut en bas et de droite à gauche. La vitesse de rotation était d’environ 30 degrés par seconde, pas moins. Tout tournait. Un moment, je voyais l’Afrique - c’est arrivé au-dessus de l’Afrique – puis l’horizon, puis le ciel. J’ai à peine eu le temps de m’ombrager du soleil, de sorte que la lumière ne m’a pas aveuglé. J'ai mis mes jambes de manière à couvrir le hublot sans avoir à fermer les stores. Je voulais savoir moi-même ce qui se passait. »[5]
Les charges pyrotechniques censées séparer complètement le module de descente dans lequel se trouvait Gagarine du module de service contenant les appareillages devenus inutiles n'avaient
pas complètement rempli leur office : le module de service, plus dense, tombait en premier tout en restant attaché à la cabine de Gagarine par quelques câbles. Le vaisseau était conçu pour présenter son bouclier thermique tourné vers l'avant, là où le freinage aérodynamique portait la coque à des températures extrêmes. Mais dans cette configuration anormale, Vostok 1 exposait à la chaleur les parties de la coque moins bien protégées. Gagarine a décrit ainsi cette phase de sa descente vers la Terre :
« Le vaisseau spatial était entouré de flammes, […] j'étais un nuage de feu qui fonçait vers la Terre ». La situation était critique mais Gagarine qui en avait conscience restait d'un calme olympien, calculant qu'il atterrirait en URSS et transmettrait par radio à la Terre que tout allait bien. Finalement, 10 minutes après le déclenchement de la rentrée atmosphérique, l'augmentation de la pression aérodynamique est parvenue à rompre les derniers câbles qui maintenaient les deux modules solidaires. Rétrospectivement, des experts occidentaux ont estimé que l'incident n'aurait pas mis la mission en péril. Gagarine a été secoué dans tous les sens pendant la descente alors qu'il décrivait une capsule entourée d'une lumière violette, de craquements et de chaleur. Quand la décélération a atteint son pic à 10 g, la vue de Gagarine s’est brouillée quelques secondes mais la capsule a ralenti sa rotation. A quelques kilomètres du sol, en application d'une procédure commune à tous les vaisseaux Vostok, Gagarine s'est éjecté de la capsule : il a effectué le reste de sa descente en parachute car, pour des raisons de poids, on n'avait pas pu installer sur le vaisseau Vostok des rétrofusées permettant de réduire suffisamment la vitesse résiduelle à l'atterrissage. Alors qu'il larguait le siège avec lequel il avait été éjecté et ouvrait son parachute, Gagarine a reconnu immédiatement le paysage qui défilait sous ses pieds : c'était une région près de la Volga où il avait effectué son entraînement de parachutiste. Son parachute de secours s'est ouvert tardivement de manière dangereuse en plus du parachute principal, mais fort heureusement, ne s’est pas emmêler avec ce dernier. Descendant enfin en sécurité, Gagarine s’est mis à chanter intérieurement. Il s’est posé vers 10 h 53 (heure de Moscou) dans un champ près d'un ravin dans la région de la ville de Saratov. Le module de descente a atterri à 10 :48 à 1.5 kilomètre du pilote : le premier vol habité avait duré 108 minutes38 dont 89 en orbite terrestre.
Juste après son atterrissage, il a mis six minutes avant de pouvoir ouvrir la valve d'air de son scaphandre qui lui a permis de respirer à nouveau l'air de la Terre. Sa préoccupation principale était ensuite de pouvoir signaler qu'il était sain et sauf car aucun officiel n'était là pour l'accueillir, les scientifiques de Vostok ayant calculé un atterrissage 300 kilomètres plus au sud.
Pendant ce temps, c'est un Khrouchtchev enthousiaste qui a demandé par téléphone plusieurs fois à Korolev si Gagarine était vivant. Sur le lieu de l’atterrissage, Anikhayat Takhtarova, et sa petite-fille de cinq ans, Rumiya Nurskanova, qui plantaient des pommes de terre à proximité, ont d’abord craint cet homme vêtu d’un costume orange vif et d’un casque se dirigeant vers eux à travers le champ. La surprise passée, elles ont répondu à ses salutations. Takhtarova a aidé Gagarine à ouvrir la serrure serrée de son casque et lui a offert du lait qu’elle avait avec elle pour le déjeuner. La babouchka (qui sera utilisée par la propagande soviétique pour faire croire que l'atterrissage avait été, comme le vol, parfait) l'a emmené au kolkhoze voisin où il a utilisé un téléphone pour avertir les secours.
Gagarine a été récupéré le 12 avril au matin par des hélicoptères de recherche et amené à l’aérodrome d’Engels, à environ 25 kilomètres au nord-est. Dès que la nouvelle de l’atterrissage a été


L'atterrissage du vaisseau spatial Vostok-1
connue à Tyura-Tam, des membres de la Commission d’État, comprenant Korolev, Keldysh et Ryazanskiy, et d’autres hauts fonctionnaires se sont précipités à l’aérodrome de Laptcha pour un vol vers Engels. Dans l’avion, Korolev disait de Gagarine : « Non mais vous vous rendez compte… A une heure du départ, c’est lui qui me rassurait ?! Il en a ce garçon, de la force de caractère ?! Bientôt le tour de Titov, de Nikolayev … Des gars épatants, je vous le dis. Et puis il faut songer à construire des stations orbitales permanentes, avec un partenariat scientifique international… ». Korolev est arrivé sur le site d’atterrissage par hélicoptère le 13 avril. En arrivant sur le site, Korolev s’est précipité vers Gagarine, trop ému pour parler. Gagarine lui est venu en aide : « Rapport du lieutenant Gagarine. Tout va bien, Sergueï Pavlovitch, tout va bien ».
Gagarine a passé deux jours à la maison de campagne de la direction du parti local près de Kuibyshev, tandis que Moscou se préparait à son arrivée triomphale. Le 14 avril 1961, il s’est envolé de Kuibyshev pour Moscou. Alors que l’avion approchait de la ville, un groupe d’avions de chasse lui a fourni une escorte. Sur le tarmac, Nikita Khrouchtchev, Léonid Brejnev et la plupart des responsables, accompagné d’une foule de spectateurs en liesse, ont regardé Gagarine vêtue de son uniforme de l’armée de l’air sortir de l’avion et marcher sur le tapis rouge pour être accueilli en héros par le dirigeant soviétique.
La Place Rouge ne pouvait contenir tous ceux qui venaient faire la fête. Le gouvernement avait prévu une manifestation de deux cent mille personnes et distribué le nombre requis de laissez-passer sur la place. Pourtant, des milliers de personnes sans laissez-passer se sont pressés dans les rues avoisinantes. Après la manifestation, Khrouchtchev a organisé une somptueuse réception au Kremlin pour quinze cents personnes, dont l'ensemble de la presse étrangère et du corps diplomatique. Lors de la réception, Gagarine a remercié le parti, le gouvernement et le peuple. Il a porté un toast au peuple soviétique, au parti de Lénine et à la santé de Khrouchtchev. Le texte du toast avait été préalablement approuvé par le Présidium du Comité central du Parti.
Le vol de Yuriy A. Gagarine restera sans aucun doute l'un des jalons majeurs non seulement de l'histoire de l'exploration spatiale, mais aussi de l'histoire humaine elle-même. Le fait que ce projet ait été


Le 14 avril, Gagarine sur la place rouge à Moscou