Changements institutionnels
Au Comité central de décembre 1957, Khrouchtchev a parachevé le limogeage du maréchal Joukov, remplacé au Présidium par le pâle Nuritdin Moukhitdinov. Joukov, le conquérant de Berlin, était très populaire, le pouvoir des militaires faisait craindre à Khrouchtchev un coup d’Etat. Le dirigeant soviétique voyait en Joukov un stratège d’un autre âge, dépassé par les enjeux nucléaires : « la technologie des missiles, il n’y comprend rien ». En plus, il avait révélé des secrets de fabrication aux impérialistes ! En effet, courant mars, Joukov avait parlé du programme ICBM soviétique devant les troupes de Berlin Est, attirant ainsi l’attention de la CIA, et renforçant ainsi l’idée de son directeur, Allen Dulles, de la nécessité de renforcer la surveillance de l’URSS.
En cette fin d’année 1957, une nouvelle période s’ouvrait dans la vie politique de l’URSS. Avec l’élimination de Bérya, le Comité central avait écarté la mainmise de l’appareil policier, avec l’élimination du « groupe anti Parti », il avait supprimé la tutelle des héritiers de Staline ; avec l’élimination de Joukov, il écartait l’ombre de l’Armée. Le pouvoir passait définitivement dans les mains de l’appareil du Parti, désormais tout-puissant.
Mais le programme spatial naissant a rencontré des difficultés à s'adapter au nouveau régime administratif. En Union soviétique, il n'y avait pas d'agence centrale unique, comme la NASA, seule responsable du financement et de la supervision des activités spatiales. Les projets spatiaux étaient officiellement autorisés par des résolutions conjointes du Comité central du Parti et du Conseil des ministres, mais ces décisions venaient souvent sans soutien financier. En 1959, le bureau de Korolev n'a reçu aucun financement pour le développement du vaisseau spatial Vostok et pour le développement des sondes lunaires automatiques. Au début de 1960, le bureau avait un déficit de 95 millions de roubles ; à la fin de février, il avait épuisé tous les fonds alloués pour le premier trimestre et, en mars 1960, il n'avait plus du tout de liquidités. Korolev demandait constamment à ses supérieurs les 95 millions de roubles que le bureau avait déjà dépensés pour répondre aux résolutions du parti et du gouvernement. Après un mois de querelles bureaucratiques, Korolev a reçu une subvention de 50 millions de roubles et un prêt de 22 millions de roubles, loin de ses besoins.
[1] Les obkom, ou Comités régionaux du Parti communiste de l’Union soviétique étaient des branches régionales qui englobaient généralement une région ou un oblast.
Photo de propagande du deuxième plan quinquennal de Staline pour le développement de l'économie nationale de l'Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS), 1967
Cette reconnaissance des concepteurs en chef s’est accompagnée de changements institutionnels. En février 1957, Khrouchtchev a fait une première proposition de réorganisation industrielle. Il a proposé de remplacer l'administration centralisée depuis Moscou par une administration par région. Il pensait que le développement économique était freiné par la bureaucratie, la centralisation et des cadres qui ne connaissaient pas suffisamment la réalité des usines. Pour lui, la concurrence interministérielle conduisait à une production inefficace. Dans un mouvement politiquement motivé pour affaiblir la bureaucratie centrale de l'État, Khrouchtchev a supprimé en 1957 les ministères de l'industrie à Moscou et les a remplacés par des conseils économiques régionaux. D'un trait de plume, 25 ministères de l'industrie ont été supprimés et des conseils économiques nationaux ont été créés à tous les niveaux (connus en russe sous le nom de Sovnarkhozes). Après le XXe Congrès du Parti, Khrouchtchev a continué à étendre son influence, malgré une opposition bien présente. Les rivaux de Khrouchtchev au Présidium, stimulés par les revirements de la politique étrangère soviétique en Europe de l'Est en 1956, menaçant potentiellement les réformes économiques, et la campagne de déstalinisation, se sont unis pour le faire démettre de ses fonctions en juin 1957. Khrouchtchev, cependant, a exigé que la question soit portée devant le Comité central du PCUS, où il bénéficiait d'un fort soutien. Le Comité central a annulé la décision du Présidium et a expulsé les opposants de Khrouchtchev (Malenkov, Molotov et Kaganovitch). Après l’affaire du « groupe antiparti », tel que Khrouchtchev l’a lui-même
dénommé, le pouvoir est passé du gouvernement au Parti. Après le plénum, Molotov a été exilé en Mongolie extérieure en tant qu'ambassadeur soviétique, Malenkov au nord du Kazakhstan pour diriger une centrale hydroélectrique, Kaganovitch vers une usine de potasse dans la province de Perm et Shepilov pour diriger l'Institut kirghize d'économie. Afin de ne pas révéler combien de personne s’étaient opposés à lui, Khrouchtchev a retardé la punition du reste du groupe antiparti : Bulganin est resté premier ministre jusqu'en 1958 ; Vorochilov n’a été destitué à la tête de l'Etat qu'en 1960. Après le vingt-deuxième congrès du parti en octobre 1961, au cours duquel Khrouchtchev a intensifié son attaque totale contre Staline et le stalinisme, Molotov, Malenkov et Kaganovitch ont été expulsés du Parti communiste.
Les fonctions initialement administrées par l'ancien Comité spécial n°2 dans les années 1940 se sont retrouvées finalement au Secrétariat du Comité central du Parti communiste. Leonid I. Brejnev, un apparatchik de quarante-quatre ans de Dniepropetrovsk en Ukraine a été nommé membre du Secrétariat en tant que nouveau secrétaire du Comité central en juin 1957, après avoir occupé des postes de direction au Kazakhstan. Le Secrétariat était généralement composé d'une douzaine d'individus avec des responsabilités spécifiques supervisant presque tous les domaines d'activité au nom du Parti. Les membres du Secrétariat alimentaient le tout-puissant Présidium (plus tard le Politburo) d’analyse et de recommandations sur tous les sujets. Dans de nombreux cas, les recommandations des membres du Secrétariat jouaient un rôle central dans la décision finale du Présidium. A partir de 1957, Brejnev a eu en charge les questions du développement de l'industrie lourde et de la construction, le développement et la production de technologies et d'armes militaires modernes, l'équipement des forces armées et le développement de la cosmonautique. Ce nouveau rôle créé en 1957 est resté en vigueur pendant près de trente ans, et le titulaire de ce poste a essentiellement agi en tant que chef de la politique du programme spatial soviétique.


Khrouchtchev et Brejnev
Curieusement, il semble que Brejnev, premier nommé à ce poste, n'ait pas joué un rôle très important dans la détermination de la politique spatiale, les décisions les plus importantes restant prises par Khrouchtchev lui-même. Il est indéniable que Khrouchtchev et Brejnev étaient de très fervents partisans de l'industrie des missiles, et Khrouchtchev en particulier, avait été ébloui par les premiers succès des Spoutniks, créant une ligne directe avec Korolev. Brejnev n’avait jamais reçu de formation dans le domaine de l’aéronautique, mais ce n’était pas non plus un novice sur le sujet. Après avoir participé aux projets de reconstruction de l’Ukraine après-guerre, il était devenu premier secrétaire de l’obkom[1] de Dniepropetrovsk où se trouvait les principaux centres de développement des missiles et il avait aussi participé au choix et à la construction de la base de lancement de Tyura-Tam.
Brejnev devait jouer le rôle d’un coordinateur, facilitateur de projet. Il avait pour mission d’accorder les bureaux d’études, les constructeurs et les entreprises pour réaliser les objectifs fixés par le Parti souvent de manière arbitraire, sans tenir compte des impératifs techniques. Dans cette économie hypercentralisée, les problèmes que devait résoudre Brejnev ne manquaient pas : retards de livraison, dépenses superflues, défaut de construction. Brejnev devait gérer les susceptibilités des concepteurs,
les querelles entre les concepteurs. La tâche était énorme, chaque semaine, Brejnev rencontrait les ingénieurs, se rendait dans les laboratoires et les lieux de production. Il tentait de normaliser le travail des fournisseurs, de prévenir les malfaçons.
Jugeant dépensier et inefficaces les innombrable ministères qui fonctionnaient comme des empires parallèles, entrainant gabegie et gaspillage, Khrouchtchev a présenté en 1957 ses propositions sur la réorganisation économique et la décentralisation. Rappelons que le but de cette réorganisation était de briser la multitude de vastes empires ministériels qui s’étaient développés sous Staline. A titre d’exemple, sous la pression du Gosplan, certains ministères préféraient commander des boulons à des milliers de kilomètres de distance par le biais d'un approvisionnement intra ministériel, même si une usine à l’autre bout de la rue, mais relevant d'un ministère différent avait un surplus de boulons. Les industries de la défense, qui subissaient la plus forte pression de résultats, étaient probablement les plus sujettes à ce désordre. Devant ces propositions, de nombreux militaires ont estimé que si les industries de la défense étaient décentralisées et soumises aux aléas de l'approvisionnement, la production d'armes en souffrirait ; si l'ancien système était inefficace, au moins il était productif, les biens étaient produits. Devant ces arguments, Khrouchtchev a exempté certaines institutions de la dissolution totale des ministères qui devait avoir lieu. « Les ministères suivants de l'industrie et de la construction seront conservés : ministère de l'industrie aéronautique,


Le maréchal Ustinov s'occupait de tous types d'équipements et d'armes, même des motos.
ministère de la construction navale, ministère de l'industrie radio, ministère de l'industrie chimique, ministère de la construction de machines moyennes et ministère de la construction des transports ». Khrouchtchev a proposé que le ministère de l'industrie de la défense soit fusionné avec le ministère de la construction générale des machines ..." [Pravda, 8 mai 1957]. Cette exception a été interprétée par certains comme une concession aux autorités militaires, notamment au maréchal Joukov, qui avait insisté pour que les fournisseurs industriels de biens de défense conservent leurs caractéristiques ministérielles, c'est-à-dire un contrôle centralisé. Pour apaiser tout le monde, en décembre 1957, Khrouchtchev a réorganisé le Comité spécial des armements de l'armée et de la marine, qui supervisait le programme de missiles balistiques depuis 1955, et a créé la nouvelle Commission militaro-industrielle (VPK) pour gérer l'ensemble de l'industrie de défense soviétique. Il a nommé Dmitriy F. Ustinov à la tête de cette Commission. Ustinov, l'ancien « patron » de Korolev des années 1940, était l’un des premiers à bénéficier du passage du pouvoir dans l’appareil du Parti. En mars 1958, Konstantin N. Rudnev est devenu le nouveau président du Comité d'État pour la technologie de la défense, le « nouveau » ministre en charge des missiles balistiques et de l'effort spatial. Les institutions de recherche et de développement de l'ancien ministère de l'Industrie de la Défense, telles que NII-88 et l’OKB-1 ont été transférées au Comité d'État nouvellement créé.