Un soviétique sur la lune avant fin 1968
On ignore encore ce qui a poussé Ustinov et les autres à viser un calendrier aussi irréaliste. En février 1967, le N1 n'avait pas encore volé alors que le complexe L3 n'existait que sur papier, et pourtant les Soviétiques proposaient que cette mission hautement complexe soit accomplie en moins de deux ans.
Le Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste Leonid L. Brejnev et le président du Conseil des ministres de l'URSS, Aleksey N. Kosyguin, ont signé le document de février 1967 et l'ont officiellement rendu obligatoire pour toutes les centaines d'entreprises travaillant sur le programme lunaire. Près de six ans après le discours de Kennedy, le programme d'atterrissage lunaire piloté par les Soviétiques devenait un objectif d'importance nationale. La direction soviétique était convaincue que si le complexe militaro-industriel soviétique fonctionnait comme prévu, un citoyen soviétique se serait sur la surface de la Lune à la fin de 1968.
[1] U.S. Central Intelligence Agency, "National Intelligence Estimate I 1-1 -67: The Soviet Space Program," Washington, DC, March 2, 1967. p. II, as declassified December II. 1992, by the CIA Historical Review Program.
[2] Soviet Space Programs. 1966-70, p. 359, National Intelligence Estimates (NIEs)
[3] Ibid page 362
[4] Dwayne A.Day, Siddiqi Asif A., The Moon in the crosshairs: CIA Intelligence on the Soviet Manned Lunar programme, Part 1 - Launch Complex J, Spaceflight Vol 45, Novembre 2003.
Pour Mishin, la menace de Chelomey et de son UR-700 s’étaient éloigné, pour autant, l’horizon n’était pas dégagé. Il rencontrait des problèmes importants sur le N1-L3 en termes de financement, de retards et de difficultés techniques. En avril 1966, Mishin a rencontré Brejnev pour l’informer des trois différentes missions prévues dans le cadre du programme lunaire soviétique : Premièrement le 7K-OK Soyouz pour maîtriser les rendez-vous et l’amarrage en orbite, le complexe UR-500 L1 pour effectuer une mission circumlunaire avec deux cosmonautes et enfin le N1-L3 pour atterrir sur la Lune.
En mars 1966, les ingénieurs de Mishin avaient proposé de lancer un vaisseau Soyouz simple connu sous le nom de 7K-L1S grâce au booster N1. Sa mission principale serait de faire le tour de la Lune. Les ingénieurs pensaient que trois lancement N1-L1 au début de la phase de test du N1 fourniraient une expérience précieuse sur le N1 et permettraient de mieux maîtriser les opérations en orbite lunaire. En octobre 1966, il était prévu de commencer par deux à trois lancements du complexe automatisé N1-L1. Ceux-ci seraient suivis de trois à quatre lancements de l'orbiteur piloté LOK en orbite lunaire, au cours desquels un atterrisseur LK automatisé se poserait sur la Lune, reviendrait sur l'orbite lunaire et se relierait au LOK. Enfin, ce serait lors du huitième, du neuvième ou du dixième lancement que les cosmonautes accompliraient l'atterrissage lunaire piloté.


Ingénieur sur les moteurs du N1
Mais les prévisions de tirs semblaient impossibles à tenir. Il aurait fallu maintenir un taux de lancement d’environ un N1 tous les trois mois jusqu’en 1967 et 1968. Les contraintes pour les entreprises sous-traitantes étaient irréalistes. Les principales sources d’inquiétudes et de retard restaient sur les moteurs du booster N1. Les responsables des programmes spatiaux tels que Smirnov, Afanasyev, Dementyev et Pashkov se sont rencontrés en mars 1966 pour discuter des problèmes liés au développement des moteurs. Les moteurs du premiers étages NK-15 avaient été testés 153 fois sur des bancs statiques, alors que les moteurs du second étage, NK-15V n’avaient toujours pas réalisés de tests dans des conditions d’altitude. L’OKB-276 du concepteur en chef Kuznetsov, le principal développeur des moteurs, et plusieurs usines situées à Kuibyshev accusaient des retards dans leurs travaux. Le problème était aggravé par une pénurie de main-d'œuvre. Il est clair que les principaux retards du N1 étaient liés au développement des moteurs qui devaient être livrés en janvier 1965. La situation était compliquée pour Kuznetsov, attaqué par Glushko qui n’avait pas renoncé à équiper le N1 de ses moteurs RD-253, comme pour le booster UR-500 K Proton de Chelomey.
Mishin, comme Korolev, avait soutenu le programme de développement de moteurs à hydrogène liquide hautes performances. Cela avait pris du temps, mais sept ans après les premières lettres de Korolev au gouvernement demandant des fonds pour des moteurs à hydrogène liquide, les Soviétiques avaient enfin testé un tel moteur. Le 8 avril 1967, les ingénieurs avaient dirigé le premier essai au sol du moteur soviétique à oxygène liquide-hydrogène liquide, le 11D56, conçu et construit par le KB Khimmash (anciennement OKB-2) dirigé par le designer en chef Isayev. Les Soviétiques avaient six à sept ans de retard sur les États-Unis dans ce domaine critique de la technologie des moteurs-fusées. Les Etats-Unis maîtrisaient la technologie de l'hydrogène depuis le milieu des années 1950, et l’avaient mis en application sur l'avion de reconnaissance classifié Lockheed CL-400 Suntan. Cette technologie a été ensuite utilisée pour les étages de la fusée Centaur et, au milieu des années 1960, les États-Unis utilisaient ce carburant pour les étages de Saturn. Il était clair que l'hydrogène liquide ne faisait pas partie intégrante de la première version du N1, mais à partir de septembre 1967, Mishin a envoyé des propositions au ministère de la Construction générale des machines sur l'utilisation du moteur de Isayev pour l’étage supérieur pour une version ultérieure du N1.
Fin 1966, ni le moteur Bloc I (pour l'orbiteur LOK) ni le moteur Bloc Ye (pour le module LK) n'avaient été testés au sol. Les prévisions les plus optimistes prévoyaient un test en juillet et août 1967, respectivement. La charge de travail sur TsKBEM était si lourde en 1966 que Mishin et ses adjoints ont même envisagé de confier tout le développement du LK à l'organisation du concepteur en chef Babakin.
En 1965, malgré les commandes, le TsKBEM a vu son budget diminué de 51 millions de roubles. Seule la construction des complexes de lancement du N1 était en bonne voie au moment où Mishin a pris ses fonctions de concepteur en chef.




Photos réalisées par le satellite espion KH 4B des missions Corona
Le plan initial prévoyait de construire deux complexes de lancement, chacun avec deux blocs. Contraintes financières obligent, les ingénieurs n’ont construit qu’un seul complexe de lancement, conçu par GSKB SpetsMash dirigé par le concepteur en chef Vladimir P. Barmin. L'équipe de Barmin a commencé la construction de la première rampe de lancement (site 110) en septembre 1964 et l'a achevée en août 1967. La deuxième plateforme a été construite entre février 1966 et fin 1968. Lorsqu'il fut achevé en 1968, le site 110 se composait de deux rampes de lancement situées à 500 mètres l'une de l'autre, chacune avec des tours de service de 145 mètres de haut pour le chargement du propulseur, les alimentations électriques, l'embarquement de l'équipage et les contrôles thermiques.
L’ampleur des travaux ne pouvait passer inaperçu des satellites de reconnaissance américains. A l’automne 1966, Evert Clark, journaliste du New York Times a cité des sources officielles selon lesquelles l'Union soviétique avait commencé à développer une fusée de 7,5 à 10 millions de livres
de poussée suffisante pour envoyer des hommes sur la Lune. Un rapport top-secret de la CIA du début de l'année 1967, déclassifié vingt-cinq ans plus tard, indique que les services de renseignement américains étaient bien informés des efforts soviétiques. En désignant le site 110 à Tyura-Tam comme « Complexe J », les auteurs du rapport ont écrit :
La construction du Complexe J à Tyura-Tam montre clairement que les Soviétiques ont en cours de développement un autre propulseur beaucoup plus grand que le Proton. Le Complexe J est une très grande installation de lancement qui semble être de la même ampleur que l'installation de lancement américaine Apollo à Merritt Island. Il est en construction depuis trois ans et demi et nous estimons qu'il sera prêt pour les opérations de lancement initial au premier semestre de 1968 au plus tôt.[1]
Côté soviétique, même si les discours étaient contrôlés, certains cosmonautes avaient fait des déclarations sur le programme spatial soviétique. Le 12 avril 1965, lors des célébrations en l'honneur du vol de Gagarine, le cosmonaute Belyayev, fraîchement revenu de son voyage sur Voskhod-2, a parlé du programme lunaire : « Les préparatifs battent leur plein. Les Américains parlent largement de leurs préparatifs pour faire atterrir un homme sur la Lune, mais naturellement, dans notre pays, nous y travaillons aussi. Nous verrons qui sera le premier »[2]. Moins d'un an plus tard, Bykovskiy, faisant l'éloge du profil de mission de rendez-vous sur orbite lunaire de la NASA, a ajouté que les travaux battaient leur plein pour développer des vaisseaux de manœuvre et les combinaisons nécessaires pour travailler sur la surface lunaire. Quelques mois plus tard, en avril 1966, Leonov s'exprima franchement en Hongrie :
Je pense que je ne dévoile aucun secret en disant que les cosmonautes soviétiques se préparent à un voyage vers la Lune. J'aurais beaucoup aimé qu'un Soviétique se rende sur la Lune en premier parce que nous avons été les premiers à franchir les étapes les plus importantes dans l'espace. Je crois que nous allons bientôt voir des hommes atterrir sur la Lune. Je ne peux pas dire quand, mais ce sera dans les cinq années à venir[3].


Le maréchal Andrey A. Grechko, ministre de la Défense de l'URSS
Contrairement au début des années 1960, le financement du programme spatial soviétique avait diminué. Brejnev était moins généreux que son prédécesseur sur ce sujet, et les salaires moyens dans le cadre de l’industrie spatiale avait été revu à la baisse. L’union Soviétique a dépensé 7.9 milliards de roubles pour son programme spatial au cours de la période de 1966 à 1970, soit environ 24 milliards de dollars. Le projet N1-L3 représentait environ vingt pour cent du budget national, soit sur la période près de 4.8 milliards de dollars. Même si les dépenses spatiales de l’Union Soviétique représentaient 1.25 pour cent de son produit national brut, elles étaient bien inférieures à son concurrent américain.
Fin 1966, la NASA venait de terminer dix misions Gemini réussies démontrant leur niveau d’expertises dans les opérations complexes en orbites terrestres, alors que les soviétiques n’avaient pas lancé un seul cosmonaute dans l’espace. Les succès américains ont été renforcés en 1966 par deux lancements du module de commande et de service Bloc 1 Apollo, ainsi que par un lancement d'essai de la station supérieure cryogénique à haute énergie S-IVB. D'ici la fin de l'année, trois astronautes se préparaient pour le premier lancement piloté d'un module de commande et de service Bloc I à bord du Saturn IB afin de tester en profondeur l'ensemble du vaisseau spatial en orbite terrestre. Le géant Saturn V, entre-temps, devait transporter un vaisseau spatial Apollo automatisé en orbite à l'été de 1967. Début janvier 1967, Boris A. Stroganov, l'un des représentants au Département des industries de défense du Comité central, a déclaré à Mishin que les dirigeants supérieurs du Parti communiste étaient extrêmement préoccupés du retard soviétique par rapport aux États-Unis.
Des discussions intensives entre concepteurs et politiques ont aboutis à la publication, le 4 février 1967, d’un décret (n° 115-46) intitulé « Sur l'état d'avancement des travaux de développement de l'UR-500K-L1 », fixant les objectifs du programme piloté d’atterrissage lunaire. Ce document signé à peine huit jours après l'incendie d'Apollo 1, dans lequel trois
astronautes américains avaient été tués lors d'un essai au sol, a appelé à la consolidation de toutes les ressources nationales pour accomplir un atterrissage lunaire piloté sur la Lune avant les États-Unis.
Le document a été préparé par les quatre personnalités les plus puissantes du programme spatial soviétique : Ustinov, Serbin, Smirnov et Afanasyev. Les auteurs décrivaient dans ce texte l’insuffisance d’accompagnement du gouvernement pour accompagner le décret initial de 1964, et déclaraient qu’« un vol autour de la Lune par un vaisseau spatial habité et un atterrissage d'une mission habitée sur la Lune seront considérés comme des objectifs d’importance nationale ». Officiellement, les budgets étaient donc ouverts, mais dans les faits la situation n’a pas changé.
Moins de deux semaines après la publication du document par les dirigeants, le nouveau ministre de la Défense de l'URSS, le maréchal Andrey A. Grechko, a refusé de financer un service de recherche et d’atterrissage de cosmonautes sur la Lune. Lorsque les dirigeants de l'armée de l'air lui ont dit qu'il faudrait environ 25 à 30 millions de roubles et 9 000 personnes, il a répondu : « Je ne vous donnerai pas de personnel. Je ne vous donnerai pas d'argent. Faites ce que vous voulez, mais je ne parlerai pas de cela au gouvernement ... Et globalement, je suis contre les missions sur la Lune »[4].
Le document de février 1967 détaillait le calendrier très ambitieux des programmes L1 et L3 :