La culture cosmique
La section interplanétaire de la Société des inventeurs de Moscou est devenue célèbre grâce à l’exposition qu’elle a organisé entre avril et juin 1927 sur les modèles et les mécanismes des voyages interplanétaires. L'exposition présentait un espace dédié au professeur de physique américain Robert Goddard et au mathématicien d'origine roumaine Hermann Oberth, spécialiste des fusées. Elle présentait aussi une pièce intitulée la période « scientifique-fantastique », regroupant du matériel tiré des romans de Jules Verne. L’exposition a permis de faire connaître les travaux de Konstantin Tsiolkovsky, avec une salle entièrement dédiée au professeur de mathématiques et de physique de Kalouga.
[1] V. N. Chikolev, Ne bylʹ, no i ne vydumka: ėlektricheskīĭ razskaz, publié à St Péterbourg, édition 2-e dop.izd, en 1896, cité par Asif A. Siddiqi dans Challenge to Apollo: The Soviet Union and The Space Race, 1945-1974.


Le régime tsariste a fondé la première usine de fusées à Moscou dans les années 1680. Elle produisait principalement des fusées de signalisation et d’éclairage pour l’armée russe. Après la fondation de Saint-Pétersbourg en 1703, le tsar Pierre Ier a déplacé l'atelier de fusées dans sa nouvelle capitale sur la Baltique et a considérablement élargi la production de fusées au début des années 1720. Elles servaient principalement pour des évènements festifs, pour divertir l’aristocratie provinciales. Bien entendu, ingénieurs et militaires ont rapidement compris l’intérêt pour l’armée d’une telle arme. Aleksandr D. Zasiadko, un ingénieur talentueux, héros des guerres napoléoniennes, a conçu un lanceur pouvant tirer jusqu’à six roquettes explosives simultanément. L'ingénieur militaire Konstantin I. Konstantinov a été le premier à populariser ces notions de fusée à travers des conférences publiques qu'il a donné à Saint-Pétersbourg, en particulier à l'Académie d'artillerie Mikhailovsky. En 1864, la première édition russe des conférences publiques de Konstantinov sur les fusées a été publiée à Saint-Pétersbourg, puis traduite en français par une maison d'édition parisienne à la fin des années 1860. Konstantinov peut être considéré comme le premier vulgarisateur de la fusée en Russie, car ses travaux sont parus dans un certain nombre de revues russes, le plus souvent spécialisées dans l’artillerie militaire.
A la fin du XIXe siècle, une myriade de revues de vulgarisation scientifique a commencé à évoquer la possibilité d'explorer le cosmos. La naissance de cette culture spatiale était la conséquence naturelle de l'intérêt de la Russie pour l'exploration terrestre, puis aérienne, qui a précédé l'ère soviétique. Pour échapper aux conditions terrestres extrêmement difficiles en Russie, l’idée du salut dans l’espace est devenue rapidement très populaire. En quête d’une vie meilleure, les Russes se sont tournés vers les planètes lointaines qui semblaient très attirantes, et faisaient rêver. Cette idée a donné naissance à un nouveau courant de philosophie russe, le cosmisme.


Les années 1920 postrévolutionnaires ont été marquées par une prolifération de livres populaires, d'articles de journaux et de brochures sur les vols aériens et spatiaux. Dans les années 1930, l'État a commencé à parrainer des spectacles publics plus nationalistes mettant en avant les héros de l’aéronautique et les concepteurs de fusées. Une multitude d'ingénieurs, de techniciens et de scientifiques russes se sont intéressés à l'utilisation futuriste des fusées, et pas uniquement à des fins militaires. Alors que ces spécialistes commençaient à rêver de fusées se déplaçant dans les airs à des vitesses plus élevées, les visionnaires ont commencé à rêver à l’exploration du cosmos. C’est vraiment à cette époque que le public s’est intéressé à ce sujet et s’est mis à rêver. A cette période, il existait déjà une riche tradition de science-fiction utopique prérévolutionnaire en Russie. L'ingénieur Vladimir N. Chikolev[1] avait écrit des romans de science-fiction dans les années 1890, décrivant un monde et un cosmos transformés par la technologie et l'électricité.
Les éditeurs de revues, comme le magazine moscovite Vokrug sveta (Autour du monde), intéressaient leurs lecteurs avec des articles sur les fusées et le cosmos. Vokrug sveta était la revue la plus populaire de la fin de l'ère tsariste couvrant l'exploration mondiale. Tout naturellement, ses rédacteurs en chef se sont donc intéressés à des écrivains comme le jeune enseignant provincial, Konstantin Tsiolkovsky, dont la fiction visionnaire sur l'exploration de l'espace extra-atmosphérique est devenue extrêmement populaire auprès des lecteurs. Vokrug sveta a publié des articles sur des expéditions mondiales, des analyses géographiques et géologiques, des journaux anthropologiques, des voyages dans l'espace et même des récits de voyage de citoyens russes explorant des terres lointaines. Les images de voyages dans l'espace et les récits exploratoires sont devenus partie intégrante des lectures prérévolutionnaires russes.
Les sociétés d'astronomie amateur ont proliféré en Russie dans les décennies précédant les révolutions de 1917. La Société d'astronomie amateur, fondée à Saint-Pétersbourg, grâce à la revue « Mirovedenie » (Étude du monde naturel) diffusait des connaissances sur l'astronomie, les configurations stellaires, et des informations populaires sur différentes planètes de la galaxie.
La première guerre mondiale, deux révolutions sociales en 1917 et une guerre civile de 1918 à 1920 ont relayé au second plan l'intérêt populaire pour le cosmos. Après cette période troublée, l’intérêt pour les vols aériens et les fusées s’est de nouveau développé. La période de l’entre-deux guerres a été marquée, en Russie soviétique par un engouement culturel très fort sur ces sujets. Les sociétés scientifiques de Leningrad et de Moscou ont organisé de nombreux évènements et débats sur l’astronomie et les planètes. Des musées, comme le célèbre Musée polytechnique de Moscou, ont parrainé des conférences publiques données par des astronomes et des physiciens autour de sujets comme la vie sur Mars, les configurations stellaires, le vol de fusées dans l'espace interplanétaire, etc. Les Russes faisaient la queue devant l'École polytechnique de Moscou pour obtenir des billets pour ces débats, souvent illustrés de diapositives et de croquis.
Ces conférences remplissaient le grand auditorium de l'École polytechnique et les visiteurs étaient friands de découvrir des expositions photographiques impressionnantes sur le cosmos. Au cours des années 1920, de nombreux journalistes, comme Yakov Perelman, ont permis de vulgariser les vols spatiaux et les fusées. Il a publié de nombreux articles sur la science des fusées et les voyages spatiaux dans des revues populaires largement diffusées.